Jeux sérieux : Yoko Tawada et la critique

Jeux sérieux : Yoko Tawada et la critique

« S’il y a véritablement dialogue, les deux parties sont tenues de s’exprimer, et au même niveau dans la mesure du possible. Autrement dit, celui qui tient la partie contrapuntique, s’efforce de donner à sa pensée un tour ouvert, qui renonce, s’il le faut, à la transparence requise dans le genre du commentaire. Mon discours doit quelque peu, quelque part, s’autoriser, et même se ménager ou s’aménager, les zones d’opacité grâce auxquelles il pourra résonner. Non pour lui même, encore une fois, mais pour entrer en résonance, grâce à des harmoniques invisibles, avec le texte qui devient son sol et son ciel. » Jean Bellemin-Noël.

Concrètement, nous envisagerons la relation de la critique littéraire avec Tawada sous deux angles complémentaires : dans un premier temps, la critique dans son œuvre, c’est-à-dire telle que la pratique l’auteure elle-même, avec ses différentes formes et usages ; dans un second temps, la critique avec son œuvre. Plus ambigu que le précédent, ce dernier aspect nécessite un éclaircissement : il ne s’agit pas d’une forme de lecture « pro-auctoriale », qui se limiterait donc à une redite des propos (auto-)critiques de l’auteure, mais de partir de son écriture pour renouveler notre approche critique, de proposer de lire à la manière de Tawada. Tout en reconnaissant l’intérêt d’analyses toujours plus nombreuses et approfondies, et nous réjouissant de la croissance des études tawadiennes, nous formulons simplement l’hypothèse que le dépassement du consensus critique sur l’œuvre de Tawada passe entre autres par un rapport différent à celle-ci. Force est de constater que, par-delà la  variété des lectures et l’appareil théorique sollicité, nous sommes tous plus ou moins d’accord sur ce que sont et disent les textes de Tawada, ce qui n’est pas sans lien avec, d’une part, l’espèce de transparence qui caractérise son écriture littéraire et, d’autre part, avec sa posture et son discours qui forment et déforment le regard critique. Bien. Maintenant, quel usage peut-on faire de son œuvre ?

La critique chez Tawada 

Écrivaine-critique ou critique-écrivaine ?

L’exercice critique prend différentes formes dans l’œuvre de Tawada. Notons que nous n’entendons pas ici critique au sens large qui inclurait, par exemple, sa critique dite « culturelle », mais au sens plus étroit de discours et d’écriture à propos d’autres œuvres, lesquelles peuvent être littéraires, mais aussi cinématographiques, musicales, picturales, etc. Nous nous concentrerons avant tout sur la dimension littéraire de son activité critique. À cet égard, il est possible de classer Tawada dans la catégorie des écrivains-critiques ou des critiques-écrivains, ce qui n’est pas la même chose. Nous ne sommes pas certain, en ce qui concerne Tawada en tout cas, de pouvoir suivre J.-Y. Masson dans le sens quantitatif qu’il donne à cette distinction: « l’ordre des deux termes pouvant indiquer quelle est la part qui, malgré tout, l’emporte, et laquelle est seulement le prolongement ou la conséquence de la première ». Le statut de Tawada, qui n’est pas écrivaine d’un côté, et critique ou universitaire de l’autre, ferait alors d’elle sans conteste une « écrivaine-critique » dont l’activité critique serait seconde. Quantitativement parlant, on trouve sans aucun doute un plus grand nombre de textes de l’auteure qui, d’un point de vue générique, ne ressortissent pas à la critique, mais le rôle crucial que jouent ses lectures, leur analyse et leur interprétation dans sa pratique « littéraire » rendent selon nous une telle séparation caduque. Plus encore, on pourrait donc argumenter que c’est l’activité critique (qui ne prend pas nécessairement la forme d’un texte indépendant) qui est première et l’écriture littéraire son prolongement. Nous rejoignons cependant J.-Y. Masson dans le reste de sa remarque, cette fois entièrement applicable à Tawada : c’est « la caractéristique même des critiques écrivains (…) que l’impossibilité où l’on est de séparer leur engagement personnel du discours qu’ils tiennent sur l’œuvre des autres . ».

Le sens que T. Todorov donne à la même distinction apporte une nuance différente : il privilégie l’appellation de « critiques-écrivains » car ce qui l’intéresse n’est pas la critique d’écrivains en tant qu’elle est pratiquée par des écrivains (Sartre et Blanchot le sont, là n’est pas la question) mais « celle qui devient elle-même une forme de littérature (…) ; ou en tous les cas où l’aspect littéraire acquiert une pertinence nouvelle . » En d’autres termes, il s’agit d’une approche qui fait singulièrement écho aux perspectives de la recherche contemporaine, selon laquelle la critique ferait l’écrivain et non l’inverse. De plus, le fait qu’il ne sépare pas critique et écriture en deux activités certes complémentaires mais néanmoins distinctes nous paraît rendre compte de manière plus adéquate des phénomènes d’hybridation qui ont lieu dans le travail de Tawada, et de la « pertinence » de l’aspect littéraire, qui prend tout son sens précisément parce que c’est d’abord une critique avant d’être le fait d’un écrivain.

Yoko Tawada par Yoko Tawada 

Revenant à notre auteure, on distinguera dans son œuvre deux grands types d’exercices critiques en fonction de leur objet : la critique d’autres créateurs et la critique de ses propres textes. Si elle pratique fréquemment la critique littéraire, elle tourne aussi souvent son regard sur sa propre écriture. Autrement dit, elle produit un métadiscours à côté mais aussi à l’intérieur de son œuvre au sujet de celle-ci. On trouve cette autocritique, qui prend par moments des formes inséparables du reste de son écriture, à différents endroits, entre texte et hors-texte, variable selon le genre de l’œuvre et sa langue d’écriture. On remarque notamment une présence très forte de Tawada en tant qu’auteure dans ses publications japonaises, qui s’accompagnent généralement d’un péritexte, selon la terminologie genetienne, beaucoup plus fourni que ses ouvrages en allemand notablement dépourvus de préfaces ou de postfaces auctoriales. À l’inverse, la plupart de ses livres parus au Japon disposent d’un avant propos, d’une préface ou bien d’une postface, voire plusieurs pour les nouvelles éditions (l’édition 2007 de Katakoto no uwagoto en est un exemple), ou une combinaison de plusieurs de ces formes de paratexte. Cela est notamment dû aux spécificités des pratiques éditoriales japonaises, qu’on observe également dans la présence fréquente de bandeaux (obi 帯) entourant la couverture sinon très sobre du livre, où peuvent figurer le commentaire d’un critique littéraire mais aussi – c’est souvent le cas pour Tawada – d’un extrait de la préface ou postface qui vient donc redoubler le péritexte auctorial. Or, ce ne sont en rien « des éléments parasitaires ou secondaires par rapport au texte principal » à partir du moment où ils agissent sur la lecture du texte et orientent l’interprétation qui en sera faite.

Outre le péritexte, on évoquera également l’épitexte sous la forme d’interviews et d’entretiens dans des journaux, des magazines littéraires ou des revues  spécialisées, où Tawada tient un discours explicite sur son travail littéraire. À ces entretiens parus sous forme écrite s’ajoutent les prises de parole publique de Tawada, particulièrement nombreuses étant donné la fréquence de ses apparitions et sa participation active aux événements qui lui sont consacrés, et dont on peut supposer l’effet sur ses auditeurs qui sont aussi ses lecteurs voire ses commentateurs. On peut également considérer Kotoba to aruku nikki 『言葉と歩  記』, journal qui suit son activité et sa création sur une période de quatre mois, comme une sorte d’épitexte et de réflexion critique dans la mesure où il couvre en partie la période d’écriture de Etüden im Schnee, que Tawada considère comme sa première véritable autotraduction du japonais vers l’allemand, et où sa publication est justement née des interrogations suscitées par cette démarche .

Lecture et écriture critiques

Yoko Tawada se situe manifestement du côté d’une conception projective de l’interprétation qui envisage la lecture comme réappropriation et réinvention. De manière cohérente, ce qu’elle intime à son lecteur de faire, elle le pratique également dans ses lectures d’autres écrivains. Et de même que ses textes « autocritiques », ceux qu’elle consacre à d’autres auteurs prennent des formes variées : comptes rendus en japonais (shohyō 書評) dans des revues littéraires ou dans les colonnes littéraires de magazines (Bungei 『文藝』, Shinchō 『新 潮』), écrits académiques, essais, traduction ou réécriture ; formes parmi lesquelles on remarque une évolution, allant de textes au départ (assez) clairement identifiables comme critique littéraire de type scientifique ou journalistique, vers des formes hybrides mêlant analyse poétique, interprétation et écriture essayistique, voire narrative. Une autre caractéristique de la critique tawadienne est le fait qu’elle se concentre sur des œuvres et des écrivains (mais aussi des penseurs) qu’elle apprécie, voire admire : Goethe, Kleist, Kafka, Benjamin, Sigrid Weigel, Celan, Heiner Müller, Jandl, Tchékhov, Gogol, Jumpa Lahiri, Hideo Levy, Higuchi Ichiyō, Tomioka Taeko 富岡多 子, Shōno Noriko, etc. En effet, l’impératif de faire sien le texte, principe directeur de la lecture selon Tawada, suppose une affinité avec celui-ci ; dans l’exercice critique, cela se traduit naturellement par un intérêt qu’il ne serait pas exagéré de qualifier d’exclusif pour des pensées et des œuvres aimées. Si elle exprime parfois son désaccord, souvent à l’égard de choix de traductions ou de modes de lecture , ce n’est que pour mieux servir l’œuvre abordée.

Cela pourrait paraître contradictoire d’apparenter l’écriture critique de Tawada à la «critique de circonstance », étant donné notre insistance sur l’importance de la critique dans son œuvre personnelle. Elle n’est chez Tawada ni occasionnelle, ni secondaire ni subsidiaire, et le dialogue poétique qu’elle engage avec les œuvres dépasse de loin ce stade. Néanmoins, elle partage plusieurs fonctions avec la critique de circonstance au sens où l’entend F. Thumerel :

Sans forcément rechercher de bénéfices symboliques, nombreux sont les écrivains qui s’adonnent à la critique de circonstance : occasionnellement, ils signalent une œuvre méconnue, redécouvrent un talent demeuré inconnu ou font découvrir un auteur étranger,  payent leur dette envers un illustre prédécesseur qui les a profondément influencés ou proposent une lecture personnelle d’une œuvre proche de la leur.

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Table des matières

INTRODUCTION
Notes de présentation
EN GUISE D’INTRODUCTION : YOKO TAWADA ET LA LITTÉRATURE COMPARÉE
0.1 DEFINITION ET PRESENTATION DU SUJET
0.1.1 Présentation bio-bibliographique de Yoko Tawada
0.1.2 Un objet de choix pour la littérature comparée
0.1.2.1 Transmissions et réceptions
0.1.2.2 Littérature et arts
0.1.2.3 Littérature et idées
0.1.2.4 Théories littéraires et comparatisme
0.1.2.5 Aires culturelles/linguistiques et globalisation
0.1.3 Un sujet et une démarche en phase
0.1.3.1 Positionner Yoko Tawada : l’aporie de la littérature nationale ?
0.1.3.2 D’un usage très concret du comparatisme
0.1.3.3 Une question de conscience critique
0.2 ÉTAT DE LA RECHERCHE
0.2.1 Une recherche active mais déséquilibrée
0.2.2 Thèses et mémoires
0.2.2.1 Études japonaises
0.2.2.2 Études germaniques
0.2.2.3 Littérature comparée
0.2.3 Ouvrages scientifiques consacrés à Tawada
0.2.4 Entre consensus et renouveau
0.3 PRESENTATION DU CORPUS
0.3.1 Une œuvre tentaculaire
0.3.2 La question du genre
0.3.3 Corpus retenu
0.4 DEVELOPPEMENT DE LA THESE
1 CRITIQUE DE LA CRITIQUE
1.1 SUR LE STYLE TAWADIEN
1.2 LA CRITIQUE A L’EPREUVE DE LA LITTERATURE
1.3 JEUX SERIEUX : YOKO TAWADA ET LA CRITIQUE
1.3.1 La critique chez Tawada
1.3.1.1 Écrivaine-critique ou critique-écrivaine ?
1.3.1.2 Yoko Tawada par Yoko Tawada
1.3.1.3 Lecture et écriture critiques
1.3.2 La critique avec Tawada
1.3.2.1 Répéter Tawada
1.3.2.2 Lire Tawada
1.3.2.3 Utiliser Tawada
1.3.2.4 Imiter Tawada
1.4 SUR LA NATURE ESSAYISTIQUE DU COMPARATISME
2 L’ESPACE
2.1 L’ESPACE DANS LES ETUDES LITTERAIRES
2.1.1 L’espace littéraire
2.1.2 Le « tournant spatial »
2.1.3 Approches géocentrées
2.1.3.1 La géopoétique
2.1.3.2 La géocritique
2.2 LE PAYSAGE DE TAWADA
2.2.1 Lire l’espace, écrire l’espace
2.2.2 Espaces propres, lieux communs
2.2.2.1 Une pensée localisée
2.2.2.2 Petite typologie spatiale
2.2.2.3 Des espaces autres
2.3 ATTENTION : UN TRAIN PEUT EN CACHER UN AUTRE
2.3.1 Ceci n’est pas un récit de voyage
2.3.2 旅の時間  Wo Europa anfängt
2.3.3 Im Bauch des Gotthards  ゴットハルト鉄道
3 À LA RECHERCHE DE L’EUROPE
3.1 L’EUROPE, UN ESPACE CULTUREL PROBLEMATIQUE
3.2 « L’EUROPE N’EXISTE PAS » : GENESE DE LA PENSEE EUROPEENNE DE TAWADA
3.3 « L’EUROPE EST UN JEU D(E L)’ESPRIT » : VARIATIONS SUR UN THEME LITTERAIRE
3.4 LITTERATURE EUROPEENNE ET LITTERATURE COMPAREE
4 PENSER LA TRADUCTION AVEC YOKO TAWADA
4.1 ENTRE FETICHISME ET SCEPTICISME LINGUISTIQUE
4.2 L’ORIGINAL N’EXISTE PAS
4.3 TRADUIRE LA LUNE, OU L’ELOGE DU CONTRESENS
4.4 POUR UNE ECONOMIE POSITIVE DE LA TRADUCTION
CONCLUSION

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