Jeunesses et effet démographique : une réflexion sur les structures d’opportunités politiques

Jeunesses et effet démographique : une réflexion sur les structures d’opportunités politiques

Les jeunes sont la majorité démographique dans de nombreux pays en développement ou moins avancés économiquement comme le Mozambique. Dans ce pays, les personnes âgées de moins de 35 ans représentent plus de 60 % du total des 33 millions d’habitants (INE, 2017), et sur le continent africain cette estimation est encore plus importante. L’Agence française de développement (AFD, 2019) estime que selon les projections des Nations unies, le continent devrait doubler sa population en 2050, passant d’un milliard d’habitants en 2019 à près de 2,4 milliards, dont plus de la moitié sera âgée de moins de 35 ans.

Comme nous l’avons déjà constaté, s’intéresser aux jeunes dans cette thèse signifie aborder une population qui est quantitativement majoritaire au Mozambique, un objet qui peut être décisif pour l’analyse de la scène politique nationale et locale. Cette population n’est pas seulement une affaire numérique, mais aussi qualitative – une opportunité que se manifeste par une volonté de ces jeunes de pouvoir acquérir un diplôme plus élevé ou de pouvoir participer au développement du Mozambique en tant qu’acteurs dont la voix est entendue par les responsables politiques qui sont pour la plupart leur ainés. Il s’agit d’un contexte où la participation politique semble difficile, dominée par des structures traditionnelles des personnes plus âgées et politiques d’un parti-État Frelimo – nous faisons référence au fait que le parti qui dirige le Mozambique est souvent confondu avec l’État lui-même, où les questions privées prennent la place du public et où les ressources de l’État sont utilisées à des fins privées .

Nous arrivons là à notre énigme de départ pour comprendre comment les jeunes exercent leur participation politique, dans un contexte de méfiance de personnes plus âgées à l’égard de leur capacité d’action, dans un contexte de régime hybride (Linz, 2007 ; Levitsky, 2010 ; Gagné, 2015), dominé par les mêmes acteurs politiques qui utilisent l’État pour perpétuer leur pouvoir : le caractère fermé de l’exercice de l’autorité par le personnel politique dominant mozambicain n’admet guère la participation politique des jeunes. En d’autres termes, comment comprendre les dynamiques de participation politique des jeunes, dans un contexte qui, a priori, les prive de faire entendre leur voix ?

Le fait d’étudier les jeunes, devrait nous faire penser aux citoyens diplômés, et théoriquement à de « bons citoyens » . Cependant, la réalité semble montrer le contraire pour le cas du Mozambique, car à partir de nos données, nous concluons que nous sommes face à une population qui, bien qu’ayant un diplôme, vit toujours en l’absence d’une occupation professionnelle stable et par conséquent cherche avant tout sa subsistance, plutôt que l’exercice de sa citoyenneté. En d’autres termes, (1) comment être un « bon citoyen » si ceux qui dirigent le pays ne permettent pas de l’être pleinement ? (2) Dans quelle mesure l’enjeu des opportunités économiques peut impliquer cette même participation citoyenne ?

S’agissant d’une thèse en science politique, notre analyse aborde les espaces et les pratiques de la participation politico-juvénile au Mozambique. C’est dans ce contexte que nous avons pu constater que nous sommes face à un contexte qui ne peut être lu en dehors de ce que représente le régime politique national. En d’autres termes, la participation des jeunes est le résultat de pratiques locales qui dépendent souvent du type de pouvoir en place (municipalité) et plus globalement dans le pays (l’échelle nationale), parce que dans sa globalité, le Mozambique est marqué par un « empêchement de la participation politique », captée par les pratiques d’un régime hybride au pouvoir depuis 1975. Par ailleurs, si les répertoires d’action collective (Fillieule et al., 2020) au Mozambique semblent avoir diminué depuis 2015, ceux-ci n’ont fait que s’accroître lorsqu’il s’agit des sympathisants du parti Frelimo. En effet, plusieurs manifestations sont réprimées par la police, mais il y a une « carte blanche» lorsqu’il s’agit d’organisations affiliées au parti Frelimo, comme c’est le cas de l’organisation des femmes et de l’organisation des jeunes de ce parti.

C’est dans ce contexte que nous avons adopté, à partir de notre approche qualitative, l’analyse par des structures d’opportunités politiques , où, à partir de trois villes – Maputo, Beira et Nampula – nous abordons les pratiques participatives mobilisées à partir de ce qui se passe au niveau local, considérant la capitale Maputo comme proche du parti qui dirige le pays au niveau national, et les deux autres villes comme un champ de manœuvre des partis d’opposition. La trilogie « structure des opportunités politiques, jeunes et participation politique » suggère l’argument selon lequel les villes sont devenues un espace de participation politique. Les trois villes choisies dans cette thèse sont les centres urbains les plus importants du pays et représentent l’hétérogénéité des choix politiques entre les trois plus grands partis politiques du Mozambique . Malgré leur diversité et leurs caractéristiques particulières, nous pensons qu’il est important de considérer la participation politique depuis ces villes.

Dans cette perspective, la question est de savoir dans quelle mesure les formes de participation politique diffèrent selon le parti au pouvoir à l’échelle municipale et à l’échelle nationale ? Cette question vient dialoguer avec les études occidentales qui montrent que les ressorts/l’intensité de participation/la mobilisation diffèrent selon l’échelle dont il est question (Mauger, 2019 ; Vulbeau, 2014) – en adoptant la notion de structure des opportunités politiques (SOP). En anglais « political opportunity theory » ou « political opportunity structure », cette approche permet de mieux saisir les conditions d’émergence des pratiques participatives au Mozambique, parce qu’elle met en avant le contexte politique comme catalyseur ou répresseur de ces pratiques (Meyer et al., 2004 ; Mathieu, 2010 ; Fillieule, 2020).

D’autant plus, nous ne pouvons pas assumer l’idée selon laquelle les jeunes qui nous intéressent dans cette thèse sont désenchantés par la politique, bien au contraire. Nous trouvons un profil qui, malgré les adversités produites par le type de régime politique, adopte des formes de participation politique qui défient en quelque sorte l’autorité même, ce qui sera expliqué tout au long de la thèse. Enfin, une autre perspective de recherche s’ouvre avec l’approche quantitative, celui de comprendre les jeunesses par le prisme des inégalités de la participation politique, cherchant à associer des variables telles que l’urbain et le rural, le diplôme, le genre ou encore l’occupation professionnelle pour dégager les différents rapports à la politique, exercées par ces jeunes.

Les jeunes et le rapport à la politique au Mozambique

Les « jeunesses » sont une notion bien vaste, recoupant des réalités fort diverses qu’il n’est pas toujours aisé de réunir dans une même analyse. Ces « jeunesses » se caractérisent par une dimension biologique (l’âge), sociale, politique ou encore économique, raison pour laquelle elle ne peut être que plurielle. Autrement dit, les « jeunesses » sont une multiplicité d’individus, mais aussi leur relation sociale avec les ainés et les rôles qui ces jeunes jouent dans la scène politique . Pour cela, nous avons adopté deux approches.

D’abord, nous avons opté pour des catégories de jeunesse(s) qui ont émergé au cours de nos premières recherches de terrain comme étant les plus à même de nourrir conjointement notre réflexion. Nous les avons ainsi choisies pour leur diversité, mais également et surtout pour celle des modalités de leur inscription dans l’espace public et des formes de contestation portées par ces catégories qui sont exposées. Ensuite, cette thèse cherche à étudier les formes de participation politique des jeunes dans leur diversité en fonction du diplôme, du genre, de l’occupation professionnelle, ou encore dans la dimension urbaine et rurale. Ce choix s’explique par le fait que les jeunes ne peuvent pas être étudiés dans leur ensemble comme des acteurs partageant les mêmes inspirations, que ce soit en termes de genre, une réalité que seule la dimension quantitative peut illustrer sur le long terme.

Nous reviendrons sur ces catégories de jeunes au fil de l’analyse dans cette thèse, afin de rendre compte plus précisément de leur place et de leur image dans la société mozambicaine, leurs représentations, ainsi que de leur implication dans la vie politique du Mozambique. Il s’agit de comprendre comment les jeunes interagissent avec la politique et ce que la politique fait de ces mêmes jeunes. Nous parlons des jeunes qui habitent dans les villes, mais aussi dans le monde rural. Les premiers sont des jeunes avec un niveau d’éducation considérablement avancé, les deuxièmes sont des jeunes sans diplôme ou sans emploi, même si pendant le terrain nous avons été en contact avec des jeunes dont la plupart parlait au moins le Portugais  et avait déjà terminé l’enseignement secondaire.

En ce que concerne le Mozambique, nous constatons que la littérature sur l’engagement politique des jeunes est limitée. Ainsi, les données d’Afrobaromètre constituent la série d’enquêtes la plus complète et la plus comparative de 2002 à 2018 que nous pouvons utiliser pour évaluer les attitudes et les comportements politiques des jeunes et des adultes au Mozambique. Bien qu’il y ait eu des études de cas sur la participation politique des jeunes au Mozambique, force est de constater que nous disposons à l’heure actuelle de peu de données concernant la participation politique des jeunesses dans le pays : un article de Biza (2007), des mémoires de recherche de Macuácua (2012) et de Miranda (2015), et deux rapports de recherche institutionnelle, l’International Youth Foundation (2014) et le Parlamento Juvenil de Moçambique (2014), les deux constituent les premières études comparatives sur l’engagement politique des jeunes au Mozambique.

Cette thèse complète la théorie sur la participation politique des jeunes en général, en considérant le Mozambique comme un cas spécifique. Cela nous permet de confronter nos conclusions à des contextes qui partagent une trajectoire proche de celle du Mozambique en termes d’historicité et du régime politique. Autrement dit, une approche par la science politique en général, qui s’intéresse à la participation politique des jeunes et aux travaux plus spécifiques sur la participation des jeunes dans le cadre de régimes hybrides (Dabène, 2008 ; Gagné, 2015).

Notre argument est basé sur le fait que nous sommes face à des acteurs qui, bien qu’ils ne puissent pas être considérés comme homogènes, sont une partie essentielle de la politique, d’autant plus qu’ils constituent la majorité de la population. En effectuant cet exercice, nous refusons d’accepter l’argument selon lequel les jeunes sont des individus sans intérêt pour la politique. Nous soutenons en effet que ces mêmes jeunes peuvent le faire autrement que par les élections. Notre argument défend la participation politique des jeunes au-delà des élections, même si cela se fait dans un contexte d’inégalités comme le montre la prochaine sous-section.

Les inégalités de la participation politique des jeunes au Mozambique

Le cadre d‘analyse de cette thèse est très large, en ce qu‘il comprend plusieurs postulats. S’agissant d’une thèse en science politique, nous proposons l’étude du rapport des citoyens à la politique, en l’occurrence les jeunes. En d’autres termes, la participation politique est dans ce contexte comprise non pas comme seulement électorale, mais comme l’ensemble des pratiques qui visent à impliquer le citoyen dans une activité ou une action qui vise le pouvoir qui la dirige. Ces pratiques et espaces de participation ne sont souvent pas exempts d’inégalités comme le genre, le diplôme ou l’occupation professionnelle, qui déterminera souvent le rapport de ces jeunes à la politique en fonction de leur profil sociodémographique .

Outre cette perspective, nous considérons l’étude autour de la socialisation politique (Darmon, 2006 ; Dupont, 2014), où nous cherchons à comprendre ce qui motive une certaine frange sociale, dans ce cas les jeunes, à s’intéresser à la vie politique et quelle est l’influence exercée dans ce cas précis par leurs pairs (d’autres jeunes) et par leur famille – dans leur décision de participer ou non à la vie politique. Nous parlons dans ce cas de la socialisation pour comprendre quelles sont les trajectoires de la participation politique des jeunes Mozambicains au fils des ans. Ce débat semble crucial dans la mesure où la manière dont les jeunes entrent en politique détermine leur participation (Muxel, 2018), que ce soit par le biais de dispositifs formels (partis politiques, par exemple) ou moins institutionnels (par leurs pairs, par exemple).

Notre cadre de réflexion s’appuie également sur l’importance accordée à deux réalités géographiques, l’urbanité et la ruralité, dans la construction des répertoires d’action politique des jeunes (Offerlé, 2008 ; Bonnecase, 2013). Cette considération est liée à la littérature qui vise à montrer que chaque espace peut déterminer la manière dont les jeunes s’impliquent dans la vie politique, surtout pour comprendre l’effet des inégalités de participation qui se jouent vis-à-vis des variables sociodémographiques comme le genre, le diplôme, l’occupation professionnelle ou encore l’âge. Il s’agit d’un postulat très analysé dans la vaste littérature sur les répertoires d’action collective (Tilly, 1985 ; Péchu, 2009 ; Fillieule, 2010). Cependant, nous n’avons pas systématiquement traité la dichotomie entre l’urbanité et la ruralité que dans l’analyse quantitative et dans la dimension qualitative. Nous nous sommes intéressés aux jeunes qui vivent dans trois villes. C’est la raison pour laquelle nous pensons que cette dimension mérite d’être approfondie dans les recherches futures, car il s’agit d’une variable importante.

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Table des matières

Introduction générale
1.1. Jeunesses et effet démographique : une réflexion sur les structures d’opportunités politiques
1.1. Les jeunes et le rapport à la politique au Mozambique
1.2. Les inégalités de la participation politique des jeunes au Mozambique
1.3. Pourquoi le Mozambique : participation politique dans un régime hybride
1.4. Axes et hypothèses de recherche
2. Thèse : entre les élections et la recherche d’autres formes de participation politique
3. Annonce du plan
Chapitre 1 : Historicité d’un pays sur la côte de l’océan Indien
1. Un long itinéraire de conflit : « ni guerre, ni paix »
1.2. Le régime politique et l’« État-parti » au Mozambique
1.3. Les trois villes et les répertoires d’action collective
2. Méthodologie : un terrain, deux méthodes
2.1. La préparation, le départ et la réalisation du terrain
2.2. L’approche qualitative
2.3. Les questions abordées
2.4. Un terrain marqué par deux scrutins et un conflit politico-militaire
2.4.1. Maputo
2.4.2. Beira
2.4.3. Nampula
2.5. L’approche quantitative
3. Réflexivité et positionnement méthodologique : temps, durée, assignation dans la relation d’enquête
Chapitre 2 : Le rapport à la politique : définir, comprendre et adapter les grands concepts
1. Participation politique : trajectoire et historicité du concept
1.1. Les critiques et les « nouveaux usages » de la participation politique
1.2. Adapter la notion de participation politique en Afrique
1.3. Comprendre la participation politique en Afrique
1.4. La participation politique à l’aune d’un « régime post-conflit »
2. La politisation des jeunesses : s’intéresser à la politique
2.1. Politisation, vecteur des inégalités entre les individus
2.2. Appréhender la politisation hors l’Occident
3. La place de la citoyenneté dans le rapport politique des jeunesses
3.1. Une approche de citoyenneté appliquée aux Afriques
3.2. Tracer la citoyenneté au cours du temps en Afrique
3.3. La citoyenneté dans la longue durée au Mozambique
Conclusion
Chapitre 3 : Jeunesse(s) : à la recherche d’une ou de plusieurs définitions
1. Controverses théoriques d’une définition polysémique
1.1. Quels critères, pour quelles jeunesses en Afrique ?
1.2. Jeunes, trajectoires et parcours politiques en Afrique
1.3. Jeunes, acteurs et sujetsde la politique en Afrique
2. Socialisation des jeunesses
2.1. Comprendre les grandes notions : génération, classe d’âge et cadets sociaux
2.2. Traduire et appliquer la notion de génération en Afrique
2.3. Dynamiques générationnelles en Afrique
2.4. Une explication autour de la classe d’âge
2.5. Cadets sociaux : entre la négociation et la confrontation
3. Comprendre les jeunesses du Mozambique
3.1. Les métamorphoses et les portraits politico-juvéniles au Mozambique
3.2. Geração da viragem : trajectoire et configurations historiques
3.3. Entre la cooptation historique et la nécessité de se libérer
Conclusion générale

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