Vêtement : élément d’une culture
Au départ, la peau de bête portée par les premiers hommes n’avait pas pour fonction de le protéger contre le froid. Le chasseur portait la peau de la bête qu’il a tué afin de monter aux autres membres de sa communauté son courage et son sang-froid. La peau de bête en question remplissait donc la fonction de communication de valeurs. Mais en même temps aussi elle transmet des normes, c’est-à-dire des règles de conduites à suivre pour se conformer aux valeurs de la société. Pour atteindre l’idéal de courage valorisé par la communauté de chasseurs, la règle pour les hommes est de chasser. Le vêtement est également le signe du statut de celui qui le porte, c’est-à-dire la position occupée dans la structure sociale. Le col blanc est un cadre, le col bleu est un ouvrier. La fonction sociale du vêtement peut être appréhendée aussi par son rôle dans les rites de passage ou initiatique. Le rite de passage est une pratique codifiée obéissant parfois à des règles précises, et qui sert à marquer une étape dans la vie d’un individu. Ainsi le petit garçon qui vient de se faire circoncire marque son changement de statut par le port pour la première fois du malabary. Nos pères ont aussi connu jusque dans les années 60 le rite du passage de l’enfance vers l’âge adulte en abandonnant les pantalons courts pour en adopter des longs.
Vêtement : élément d’une sous-culture et d’une contre-culture
Le port d’un vêtement permet aussi de montrer son appartenance à un groupe restreint, un sous-groupe valorisant une sous-culture donnée. Ainsi, bien que fournissant des biens informatiques équivalents, IBM et Apple développent des cultures vestimentaires différentes : costumes foncés et cravates pour IBM, T-shirt et jeans pour Apple. Ces « uniformes » véhiculent des valeurs différentes : la rigueur scientifique pour IBM, le côté «cool » pour Apple. On parle ici d’une culture d’entreprise, et celui qui ne s’y conforme pas risque l’exclusion. Le cas des jeans va nous servir pour illustrer le fait que le vêtement peut aussi être un élément d’une contre-culture. Du temps des cow-boys, les jeans sont caractéristiques des métiers liés aux chevaux. Plus tard ils sont adoptés par les riches qui les portent les weekends, et deviennent ainsi un symbole de détente. Après la seconde guerre mondiale, les jeans deviennent un élément de la contre-culture américaine. Marlon Brando et James Dean, portant des jeans, figures typiques du mauvais garçon de l’époque, sont les portes fanions de modèles et de normes de comportement rebelle, se révoltant contre le monde conformiste et contraignant des adultes (travailler pour vivre, se marier, acheter des biens matériels). Ils valorisent plutôt la liberté et l’indépendance.
La sociologie et la mode
La mode vestimentaire dont il sera question tout au long de ce devoir n’intéressait pas encore les sociologues au moment de la constitution de la sociologie en discipline autonome à la fin du 19ème siècle. En 1890 Gabriel de Tarde, dans son ouvrage Les lois de l’imitation, traite de la sociologie de l’imitation-mode. Mais il s’agit d’une analyse de la mode en général et non de la mode vestimentaire. C’est en 1895 que Georg Simmel fait réellement entrer la mode vestimentaire dans les préoccupations de la sociologie. Simmel est surtout connu pour sa méthode de recherche qui tend à fonder les phénomènes sociaux sur l’individu et sa psychologie. Il a placé les relations réciproques entre les hommes au centre de ses analyses des phénomènes sociaux. Nous allons retrouver un raisonnement similaire dans ce mémoire puisque nous avons placé comme toile de fond de notre analyse les relations de compétition entre Andriana et Hova. Les rapports de force entre ces deux groupes vont aller en s’inversant tout au long du 19ème siècle. Les vêtements ont joué un rôle non négligeable, parfois stratégique, dans la course au prestige qu’ils se livraient.
a ) Les principaux courants de sociologie de la mode : Avec Simmel on peut retrouver Tarde et Veblen comme précurseurs de la sociologie de la mode. Tarde s’est préoccupé de la mode en général, tandis que Veblen a surtout abordé la mode sous son angle économique. Simmel quant à lui s’est investi dans la sociologie de la mode et il est connu pour ses concepts d’imitation et de distinction. Ces concepts se sont imposés jusqu’au milieu du 20ème siècle et ont été repris par Kroeber, Spencer et Tönnies. Trois courants majeurs sont apparus par la suite. Le premier s’inscrit dans la lignée de Simmel en mettant en place une vraie sociologie de la mode. On y retrouve les travaux de König et de Bell. Dans une perspective un peu plus psychosociale on peut citer les travaux de Descamp. Le second courant représenté entre autres par Bourdieu place la mode dans le cadre plus large d’une sociologie de la culture. Le dernier courant se place un peu en marge de la sociologie. On y retrouve Barthes et sa perspective sémiologique de la mode. Du point de vue de la nationalité des chercheurs, la sociologie de la mode préoccupe essentiellement les Français, les Britanniques, les Allemands et les Américains. Se sont surtout les Allemand qui s’y sont le plus investis avec Simmel et König.
b ) Ce qui intéresse le sociologue dans la mode : La mode a été depuis longtemps réputée frivole et accessoire. Elle a ainsi buté sur les réserves des sociologues guidés par une tradition de pensée qui veut toujours chercher l’essence cachée sous le paraître. De là vient sans doute le dicton « l’habit ne fait pas le moine » qui refuse que l’apparence puisse être profonde. Les travaux des chercheurs cités plus haut tendent à « renverser la vapeur » en développant une sociologie qui ne considère plus le vêtement comme élément accessoire, mais comme un élément principal et fondateur pouvant déterminer aussi bien les comportements individuels que les structures sociales. Le sociologue de la mode va alors s’intéresser à la mode en tant que telle mais aussi aux mécanismes sociaux (distinction, représentation, imitation) qui y sont rattachés.
Les étoffes disponibles sur le marché
On peut trouver sur le marché trois catégories d’étoffes :
– les tissus de basse qualité, rugueux et peu confortables, fabriqués à partir de fibres végétales
– les tissus confectionnés avec des fibres végétales plus fins et de meilleure qualité
– les tissus importés
La production locale de basse qualité Ces tissus très bon marché accessibles à tous sont fabriqués en raphia, fibre de bananier ou de chanvre. Les raphia avec les feuilles desquels on obtient le jiafotsy ou rabane sont cultivés dans la région d’Andriba. Les vêtements confectionnés avec les feuilles de raphia sont légers et résistants mais ne protège guère des intempéries. Ils servent de tenue de voyage pour les porteurs malgré le manque de confort qu’ils offrent comme le reflète le proverbe « Toy ny jiafotsy ka vao tsy ialan-kasokasoka, tonta tsy ialan-dromoromo » ou « Telle la rabane, neuve elle gratte la peau, usée elle s’effiloche d’elle-même » (Illustration 5). Plus confortable que le raphia le jabo est confectionné en mélangeant le raphia en fil de chaîne avec du coton en trame. Le jabo sert d’uniforme aux soldats. Il est mentionné également dans un dicton : « Ny an-tsatro-mena no mitarika ny tafika fa ny an-jabo no fototry ny ady » ou « Ce sont ceux qui sont coiffés de rouge qui conduisent l’armée, mais ce sont ceux qui s’habillent de rabane qui commandent l’issu du combat » (Illustration 6). Le sarika, tissé avec des fibres de bananier extraites dans les régions de Vonizongo et d’Imamo, est apprécié pour sa capacité à rehausser la beauté de celle qui la porte comme le dit le dicton : « zazavavy tsy endrehin-damba sariaka, tsy adidiko, tsy adidin-drainy » ou « quand une jeune fille n’est pas plus belle drapée d’un sarika ce n’est point ma faute ni celle de son père ». Le rongony est obtenu par le travail du chanvre. D’aspect grossier, il est apprécié des plus démunis car bon marché et devient plus résistant à chaque lavage. Le chanvre se cultive dans les régions de l’Ankaratra et du Vakinisisaony.
La production locale de qualité supérieure Parce qu’ils sont chers les tissus en coton sont réservés aux nantis et se portent essentiellement lors d’énènements particuliers sous forme de lamba Le totorano se compose uniquement de fil de coton. Il s’achète à prix fort du fait de la rareté du coton qui exige un climat sec et beaucoup d’eau. Les Andrianteloray ont fait de la production de coton leur spécialité. Le kilosy ou akotso mélange le coton avec de la bourre de soie qui sert de bordure au tissu. Le fil de soie sert à confectionner le valoharaka, une étoffe fine et brillante à motifs floraux. Une variante du tissu en soie porte le nom de akotifahana quand elle présente des rayures ou des motifs géométriques et confectionnée avec de la soie. Le lambamena et le lamba-piraka figurent également comme variantes des tissus en soie.
Production étrangère importée Les premiers tissus importés disponibles à Antananarivo proviennent des Indes. La ville de Majunga accueille les commerçants indiens qui se chargent de distribuer les tissus à travers toute l’île. Notons aussi l’existence des Antalaotra du nord-ouest qui troquent des produits et esclaves de Madagascar contre des marchandises de l’Afrique de l’est et des Comores. La haute société comme le milieu populaire profitent des cotonnades arabes telles que les hariry, le dara (proche du calicot), l’akoty (toile croisée et serrée). Pour les deuils il y le lambarano du Bengale à la couleur bleu sombre. Les soies rouges arabes sont réservées aux clients privilégiés des commerçants de Majunga.
Lutte d’influence
La lutte d’influence entre les groupes d’Andriana et de Hova constitue l’une des principales caractéristiques historiques du 19ème siècle malgache. Ces conflits ont contribué à faire changer la société d’antan. Chaque groupe lutte pour maximiser ses avantages faisant évoluer notamment l’économie et la politique jusqu’à l’avènement de Rainilaiarivony au poste de Premier Ministre. Marx a insisté sur le rôle des conflits comme moteur du changement social. La place de plus en plus prépondérante des Hova dans l’économie et l’armée leur a fait prendre conscience du rôle de leader qu’ils pourraient jouer et ne plus se contenter de leur statut traditionnel inférieur aux Andriana. Un conflit social dont les enjeux sont à la fois politiques, économiques et sociaux se met en place. La structure de production au 19ème siècle n’est pas loin de ce que Marx décrit pour un système capitaliste. Dans les explications qu’il apporte concernant les luttes de classe, il met en opposition deux groupes : le premier est détenteur des moyens de production (la bourgeoisie), le second détenteur de sa seule force de travail (le prolétariat). Le prolétariat est obligé de vendre sa force de travail contre un salaire aussi minimum que possible afin de permettre à la bourgeoisie de réaliser un plus-value. Andriana et Hova se trouvent à peu près dans la même configuration de rapport de production. Les Hova, en plus de subvenir à leur besoin sont obligés de livrer gratuitement une partie de ce qu’ils produisent aux Andriana. On est donc en présence de deux groupes antagonistes dont l’un cherche à se dégager de l’emprise traditionnelle de l’autre dans un contexte qui leur est favorable : montée de l’individualisation et naissance d’une société de consommation.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I LA SOCIOLOGIE DE LA MODE
Chapitre 1 La culture et les vêtements
1 – 1 La fonction organique du vêtement
1 – 2 La fonction sociale du vêtement
Chapitre 2 Les recherches effectuées sur la sociologie de la mode
2 – 1 A propos du mot « mode »
2 – 2 La sociologie et la mode
a ) Les principaux courants de sociologie de la mode
b ) Ce qui intéresse le sociologue dans la mode
PARTIE II FORMES DU POUVOIR, GROUPES HIERARCHISES ET REAPPORT AUX VETEMENTS
Chapitre 3 Antananarivo au 19ème siècle : côté structure sociale
3 – 1 Du pouvoir de l’aîné au pouvoir sacralisé
a ) Le pouvoir de l’aîné
b ) Le règne des devins
c ) Sacralisation du pouvoir
3 – 2 Stratification sociale
a ) Les Andriana
b ) Les Hova
c ) Les Mainty
d ) Les Andevo
Chapitre 4 Antananarivo au 19ème siècle : côté vêtements
4 – 1 Le rapport du malgache avec le vêtement
4 – 2 La mode traditionnelle
a ) Le costume populaire
b ) Les étoffes disponibles sur le marché
4 – 3 Mécanisme de l’européanisation de la mode
a ) Les émissaires étrangers
b ) Les commerçants
c ) Les missionnaires
PARTIE III DECONSTRUCTION ET RECONSTRUCTION IDENTITAIRE
Chapitre 5 Changement social
5 – 1 Lutte d’influence
5 – 2 La montée de l’individualisation
5 – 3 Vers une société de consommation
Chapitre 6 Bouleversement des identités
6 – 1 Identités
a ) L’identité
b ) … dans un contexte de compétition sociale
c ) … pour la maîtrise des capitaux économique et symbolique
6 – 2 Le bouleversement des croyances par le christianisme
6 – 3 La montée en puissance des Hova
Chapitre 7 Réflexe de défense des Andriana et prise de conscience de l’importance de la présentation de soi dans une société en mutation
7 – 1 Discrimination sociale par l’apparence extérieure
7 – 2 La stigmatisation des « mal habillés »
7 – 3 La « présentation de soi » pour la sauvegarde de la légitimité du pouvoir
a ) Le comportement stratégique pour échapper aux pouvoirs des autres
b ) La présentation de soi et le mécanisme de différentiation
c ) Tentative de maintien de l’opposition sacré/profane à travers les interdictions
d ) Modification des rites et des symboles
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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