« Illich n’a pas écrit sur la ville »
« Illich n’a pas consacré de texte directement à la ville, comme François Partant (1926- 1987) ou André Gorz (1923-2007) ne l’ont pas fait non plus ». Voici le défi pédagogique que m’a lancé mon directeur de thèse Thierry Paquot (né en 1952) pour m’acheminer dans ce travail, sur lequel j’ai construit mon intervention au colloque Illich 2010 à l’IUP et qui donna lieu à un texte, Promenades et questions d’une urbaniste , dans lequel j’exposais les premières questions que je me suis posées au tout début de ma recherche.
Ivan Illich (Vienne, 1926-Brême, 2002) a écrit largement, depuis les années 1960, sur les effets sociaux de la technique et du dépassement de certains seuils ; plus tard, en historien, il s’est appliqué à mettre en évidence l’étrangeté de notre époque, surtout à partir de la fracture historique qu’il a repérée dans les années 1980 : la « fin de l’instrumentalité » et le passage à « l’ère des systèmes » qui intègrent l’usager dans les processus [CM : 119-120] . Il a fait la critique radicale du paradigme de la croissance, la rareté et l’accumulation, avec notamment l’élaboration d’« une théorie critique des “valeurs vernaculaires” » [Paquot, OC1 : 15], mais il n’a pas écrit d’essai spécifique sur la ville.
Et pourtant je me promène dans Paris, je me « transporte » pour rentrer chez moi, j’arpente les rues de ma ville, je me propose de sortir me détendre à la campagne et je rencontre Ivan Illich partout. Et je lis et relis Illich et je retrouve des références, des enseignements, des appels, des voies de recherche et des réflexions qui concernent la ville et le territoire… partout !
Illich n’aurait pas parlé de la ville… Ou bien si ? Dans l’ensemble de son œuvre, lucide, poétique et d’une étonnante actualité, un grand nombre de concepts peuvent être mis en relation avec l’espace habité, nous permettant de mettre en évidence les effets de l’industrialisme et la croissance sur la ville et le territoire, de repérer des manières de les penser autrement à l’« ère des systèmes ». Pour reprendre l’injonction d’Illich dans H2O, les eaux de l’oubli : Inexorablement le développement transforme les cabanes en taudis. […] Reconnaître qu’il y a désormais un fossé entre « vivre » et « habiter », […] cela peut conduire[…] à agir. […] Certains conçoivent la nostalgie romantique d’une plénitude perdue […] pour ma part, je veux en faire le point de départ d’une étude des conditions qui pourraient permettre une reconstitution partielle du milieu habité urbain [OC2 : 470-H2O, 1985].
Je me propose donc d’observer la pensée d’Ivan Illich du point de vue de l’espace habité afin de mieux comprendre les dynamiques de la ville et le territoire à l’« ère des systèmes » et, ensuite, d’imaginer avec Illich les conditions d’un espace habité vivant, la ville conviviale, qui vienne nourrir un nouveau paradigme dans le contexte de l’après-développement nécessaire : le paradigme de la convivialité illichienne. Car…
[l]’imagination n’est pas la faculté de se former des images de la réalité, mais plutôt de se former des images de l’invisible. C’est la faculté qui « chante » la réalité [OC2 : 471-H2O, 1985].
Si, toujours selon Illich, « il nous faudrait nous orienter vers un avenir que j’appellerais volontiers “convivial”, dans lequel l’intensité de l’action l’emporterait sur la production » [OC1 : 287-SE, 1971], quelles seraient les conditions d’un « espace habité vivant » où règne la convivialité illichienne ?
Mon approche de l’œuvre d’Illich est celle d’une femme architecte et urbaniste née en 1957 dans une grande métropole de l’Amérique latine, qui exerce la profession depuis trente ans déjà à Madrid et à Barcelone et qui enseigne à des jeunes étudiants à l’université. Consciente des limites de la croissance et le développement, je suis engagée dans le mouvement après-développementiste, notamment comme membre de l’association La ligne d’horizon-Les amis de François Partant, et c’est de ce point de vue que j’explore la ville et le territoire.
En contraste avec mon directeur de thèse Thierry Paquot, avec les amis d’Illich qui m’ont accompagnée dans ce parcours –personnellement ou à travers leurs œuvres– et avec Ivan Illich lui même, je ne suis ni érudite ni philosophe. Je proviens de ce monde situé entre la technique et l’art qu’est l’architecture, tout en gardant une vision critique de ce qui relève de l’« Absurdistan » [PS : 7] dans notre environnement contemporain ; une vision sur laquelle se fonde un engagement militant, consciente– avec Chombart de Lauwe (1913-1998)–, que « [t]oute création d’espace est un acte politique ».
Ainsi, je veux m’adresser non seulement à des architectes, des urbanistes, des décideurs, des chercheurs sur la ville et le territoire, mais aussi à des militants, des étudiants, des habitants. Je prétends faciliter la confrontation des idées et la poursuite de la recherche dans le domaine académique certainement, mais aussi l’usage et le débat par les gens. Je prétends en somme faire une recherche humble bien que rigoureuse et systématique, et l’exprimer dans un langage direct. Cela correspond à ma formation et manière d’être, mais je ne crois pas que cette approche, pourvu qu’elle garde la rigueur académique requise, entre en contradiction avec les principes de Maître Ivan.
La discipline appelée Urbanisme est apparue au milieu du XIXè siècle. C’est Ildefons Cerdà i Sunyer (1815-1876), le concepteur de l’Eixample de Barcelone, qui a parlé pour la première fois d’« urbanisation » dans sa Teoría de la Construcción de Ciudades (Théorie de la construction des villes) pour indiquer « non seulement tout acte tendant à regrouper le bâti et à régulariser son fonctionnement, mais aussi l’ensemble de principes, doctrines et règles qui doivent être appliquées pour que le bâti et son regroupement, loin de comprimer, dénaturer et corrompre les facultés physiques, morales et intellectuelles de l’homme social, servent à favoriser son développement et sa vigueur et à augmenter le bien-être individuel, dont la somme constitue le bonheur public » [Cerdà, 1859]. Cerdà essayait d’appliquer « une méthode analytique et inductive sur l’ “énormité” complexe e inextricable de l’étude de la ville comme une entité abstraite » [García-Bellido, 2000].
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – MON PROJET DE RECHERCHE
1.1 Présentation
1.1.1. « Illich n’a pas écrit sur la ville »
1.1.2. Mon approche
1.2 Contexte et cadre théorique
1.2.1. Urbanisme. Du Mouvement Moderne à la Société Globale de Marché
1.2.2. Les inégalités se répandent, la planète s’épuise
1.2.3. Le mythe du développement
1.2.4. Sortir de l’industrialisme, reconstruire le territoire
1.3. Ma thèse
1.3.1. De quelles villes parlons nous ?
1.3.2. La ville conviviale
1.4 Méthodologie de ma recherche – Plan
1.4.1. Partie I – De quelles villes parlons-nous ?
IVAN ILLICH (1926-2002) : LA VILLE CONVIVIALE
Silvia Grünig Iribarren
Sous la direction de M.Thierry Paquot
10 Pages liminaires
1.4.2. Partie II – La ville conviviale
1.4.3. Conclusion, Annexes
1.5. État de la recherche. En quoi mon travail apporte-t-il quelque chose de
nouveau ?
1.6. Pour conclure
1.7. Brève réflexion finale
CHAPITRE 2 – IVAN ILLICH (VIENNE 1926-BRÊME 2002)
2.1. Aperçu biographique
2.1.1. Ses origines
2.1.2. Son premier exil à Vienne entre 1932 et 1942
2.1.3. La conscience de l’ignominie
2.1.4. Son deuxième exil à Florence en 1942
2.1.5. Ses études d’histoire, de philosophie et de théologie qui aboutissent à sa
consécration comme prêtre chrétien et à une destinée comme prince de l’Église
2.1.6. Son refus de cette destinée. L’abandon de la carrière institutionnelle déjà
tracée et le choix des plus démunis
2.1.7. Sa croisade contre le développement
2.1.8. Le conflit avec le Vatican, « un stupide intermède romain » [E : 142]
2.1.9. Son éblouissant parcours intellectuel
2.1.10. Ascèse et amitié
2.1.11. La cohérence de la fin
2.1.12. Son moteur et sa flèche
2.1.13. Sa méthodologie
2.1.14. L’unité de sa pensée
2.2. Illich et la ville
CONCLUSION
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