LES MODELES DE FORMATION DE LA SATISFACTION/INSATISFACTION
L’insatisfaction et la déception sont des notions qui relèvent de réalités variées et complexes. Il convient donc d’en appréhender le contenu, tout d’abord à travers le concept général de satisfaction. Nous nous référerons à la fois à la littérature économique qui a fait de la satisfaction un concept central et à la psychologie qui s’est davantage intéressée à l’insatisfaction et à la déception. Nous nous intéresserons ici à la satisfaction transactionnelle qui résulte d’une expérience pour un consommateur. Elle s’oppose aux autres types de satisfactions qui agrègent soit plusieurs expériences pour un consommateur (la satisfaction relationnelle que l’on retrouve dans la satisfaction acquise pour une marque), soit un même type d’expériences vécues par plusieurs consommateurs (satisfaction micro-économique ou macro-économique). C’est une distinction verticale de la satisfaction (Oliver, 1997). Nous resterons au niveau de l’individu concernant la perception et l’évaluation du résultat final d’une expérience spécifique. Cette approche de la satisfaction peut néanmoins être appréhendée horizontalement selon le niveau d’agrégation de l’expérience elle-même (Oliver, 1997 ; Vanhamme, 2002.1).Les modèles d’analyse du comportement de l’individu face à une expérience nouvelle, le plus souvent de consommation, ont fait l’objet de nombreuses études principalement influencées par la psychologie cognitive. L’individu est perçu alors comme agissant en réaction de façon analytique. Mais à partir des années 80, un nouveau courant intègre des états affectifs et en particulier les émotions (Holbrook & Hirschman, 1982 ; Filser, 1996). Les études se concentrent alors davantage sur les émotions précédant l’expérience, en particulier face à la publicité, et moins pendant l’expérience – de consommation – elle-même (par exemple : Westbrook, 1987 ; Oliver, 1997). Dans le domaine des biens culturels, un mouvement, la sociologie de la réception, s’est dès le milieu des années 70 intéressé à l’expérience elle-même et au vécu différencié de l’individu par rapport à sa personnalité et à ses traits sociologiques. Une avancée importante sera constituée par les travaux mettant en évidence l’horizon d’attente du lecteur en montrant qu’une œuvre est le résultat d’autres œuvres qui l’ont précédée tant dans l’espace de la production que dans celui de la réception (Jauss, 1978 ; Isner, 1976). Ainsi, lorsqu’une nouveauté est distribuée dans le public, le lecteur ou le spectateur ont en tête d’autres œuvres qui forment un ensemble de normes et de standards de sa réception. Il ressort des études menées deux approches qui à la fois s’opposent et se complètent. Le paradigme de la disconfirmation des attentes a dominé l’analyse de la formation des attentes depuis le début des années 70 (Anderson, 1973). Une vingtaine d’années plus tard, la théorie de la divergence par rapport au schéma (Stayman & Alden & Smith, 1992) apporte une vision bidimensionnelle de la satisfaction/insatisfaction, et permet de développer les bases à un nouveau concept, le ravissement (delight) issu de la surprise. Dans la théorie de la disconfirmation des attentes, il s’agit de comparer le jugement de l’expérience par rapport au niveau d’attente. Pour la théorie de la divergence par rapport au schéma, c’est le constat d’une différence avec ce qui était attendu qui crée une émotion positive ou négative. En bref, dans l’un, l’insatisfaction provient d’une expérience moins bien qu’attendue alors que dans l’autre, elle est générée par une difficulté à assimiler l’expérience au schéma anticipé. Ces deux approches guideront notre analyse de la satisfaction et des processus distincts de constitution de l’insatisfaction et de la déception. Dans un premier temps, nous allons porter un regard sur la satisfaction comme résultat d’un processus cognitif de comparaison basé sur les attentes préalables. Dans un deuxième temps nous approfondirons des analyses qui ne prennent plus les attentes en référence, pour retenir la notion de ravissement (delight). Nous montrerons comment en découlent deux notions distinctes du déplaisir.
APPÉTENCE À JUGER POSITIVEMENT LA SURPRISE
L’appétence à accepter d’être surpris n’est pas la même pour tous. Les jeunes enfants ont en général une appétence pour la surprise nettement plus forte que les adultes qui la redoutent. On peut relever deux types d’explication à cette différence :
– Par la délégation de confiance que l’enfant accorde à ses parents, il n’y a d’autre limite à la surprise que l’épuisement physique. L’adulte, lui sait que les mauvaises surprises peuvent être dommageables (Marcelli, 2000).
– La surprise nécessite un certain nombre d’attentes par rapport à la nouveauté. Les enfants, qui constitueraient des schémas avec des contraintes moins fortes, ressentiraient donc davantage de nouveauté que de surprise. Or, la surprise serait plus menaçante que la nouveauté, d’où la moindre aversion des enfants aux divergences avec le schéma (Charlesworth, 1969). Si en pratique, les enfants aiment à revoir ce qu’ils connaissent, c’est moins par inacceptation de la surprise que par peur de ce qui est inattendu : la surprise, une fois constatée, serait bien acceptée. Mais la surprise n’est pas naturelle, l’individu ayant tendance à d’abord chercher à appliquer des schémas connus « plutôt que d’accepter de faire l’expérience de l’incertitude et de l’ambiguïté, normalement accompagnées d’émotions négatives et déstabilisantes » (Cowen, 2002). Adulte, l’individu n’est pas constant devant la surprise. Plusieurs facteurs impactent sa capacité à juger positivement une situation surprenante :
. l’implication est un facteur modérateur de la satisfaction (Evrard, 1993 ; Oliver, 1997). Néanmoins, la surprise étant de nature à accroître l’implication, elle limiterait les conséquences d’une faible implication. Un effet surprenant (un twist par exemple) impacterait sans doute davantage la satisfaction du spectateur de cinéma qui s’identifie fortement au héros que celle du spectateur qui a du mal à rentrer dans le film.
. l’humeur a tendance à amplifier la satisfaction, et indirectement l’effet de la surprise sur la satisfaction ; l’effet de l’humeur serait plus fort en cas de faible implication (Oliver, 1997). C’est ce qu’on ressent spontanément en indiquant parfois qu’on n’est pas d’humeur à aller au cinéma.
. l’expertise est un facteur important ; l’expert est souvent moins appètent à se laisser aller émotionnellement. Vanhamme (2002.1) indique néanmoins que l’expert ayant un schéma plus rigide, ses surprises sont souvent plus rares, mais plus fortes. On imagine bien cette situation s’adapter aux cinéphiles. On constate d’ailleurs que les spectateurs assidus se disent en moyenne moins satisfaits que les spectateurs occasionnels (83,5% contre 87,4%) .Enfin, le niveau de surprise accepté dépend du contexte d’activation du spectateur. Chaque individu a un niveau optimal d’activation (Optimal Stimulation Level ou OSL) qui lui est propre et cherche à s’en rapprocher (Raju, 1980). Sous ce niveau, le spectateur accueillera la surprise favorablement. S’il est déjà fortement sollicité (activé) par la nouveauté ou la complexité, il pourra mal vivre un nouvel effet de surprise. Voici, par exemple, un spectateur que nous avons interrogé qui accepte facilement la surprise contrairement à d’autres qui veulent absolument savoir de quoi parle un film avant de le voir : « Dès que je sais quelque chose, ça m’énerve. Ca va me gâcher la surprise. La surprise, ça fait partie des émotions que je recherche. […] Je me sauve quand il y a une bande-annonce. Je les fuis » (cas n°7). La variable d’aversion à la surprise correspond au contraire à un niveau bas d’OSL qui génère donc fréquemment un dépassement de ce niveau optimal de stimulation. Au cinéma, même une fois le choix du film fait, certains spectateurs souhaitent justement voir les bandes-annonces ou connaître l’histoire afin de mieux contrôler et maitriser l’expérience cinématographique qu’ils vont vivre (cas n°21).
SPÉCIFICITÉS DU CINÉMA DANS LE PROCESSUS DE FORMATION DE LA SATISFACTION
La consommation cinématographique présente plusieurs caractéristiques de nature à influer sur le processus de constitution de la satisfaction, de l’insatisfaction et de la déception. La plupart sont propres aux biens culturels, mais avec des spécificités plus fortes encore pour le cinéma. Nous en retiendrons quatre :
– le film est une singularité : l’attente préalable ne peut se fonder sur un référentiel stable (Karpik, 2007) et l’expérience de consommation comprend un risque pour le spectateur (Evrard, 2002). Le caractère singulier peut être tout particulièrement important sur un film, le cinéma jouant sur les dimensions orales, musicales, visuelles ainsi que sur le cadre et le champ/hors champ (Odin, 1990) avec un dimensionnement des moyens de production peu courant dans le domaine de la création. En tant que singularité, le film est un support propice à apporter de la nouveauté, élément clé pour générer de la satisfaction expérientielle45.
– la fonctionnalité du film n’est pas tangible : la mesure de la performance est donc relative et subjective (Aurier & Evrard & N’Goala, 2000). Le plaisir esthétique est une caractéristique du domaine artistique et la valeur symbolique est particulièrement forte. Cette dimension peut être moins importante pour des films à vocation essentiellement de divertissement et où le caractère artistique n’est pas essentiel.
– la sortie au cinéma relève d’une expérience sociale : la sociabilité joue un rôle prépondérant lors des sorties culturelles, qu’on y aille seul dans un partage anonyme avec la foule ou évidemment en groupe en échangeant avec les accompagnants (Debenedetti, 2001). Dans le cas du cinéma, l’expérience sociale apparait particulièrement forte par la dimension populaire de ce loisir qui en fait un élément essentiel de la culture partagée (Donnat, 1998). De plus, son accessibilité tant culturelle que pratique et financière par rapport aux autres sorties culturelles en fait une opportunité spécifique de partage à plusieurs (Lang, 1991).
– Le facteur temps est une dimension particulière de l’acte de consommation culturelle. D’une part, la consommation cinématographique est une activité chronophage (Becker, 1965), d’autre part le rapport au bien culturel dans la durée est spécifique au regard de l’évolution des goûts, mais aussi au contraire de la capacité à résister au temps dans le cas d’une valeur patrimoniale ou culturelle (Evrard, 2002 ; Donnat, 1998). Un film vu, c’est autant l’émotion de l’expérience cinématographique vécue pendant le film que le souvenir de cette expérience conservé après la projection par le spectateur. Par ailleurs, le cinéma, comme la plupart des activités de loisir, est centré sur la recherche de plaisir en stimulant les émotions. Les émotions sont donc au centre de la satisfaction cinématographique. Elles peuvent provenir de la confirmation ou non confirmation des attentes (approche par la disconfirmation), mais bien sûr du spectacle lui-même (approche expérientielle). Les émotions sont donc à la fois le résultat direct du spectacle et indirect via la disconfirmation. Yves Evrard et Philippe Aurier (1995) montrent à partir de trois films très différents (Terminator 2, Mon père ce héros et Van Gogh) un lien fort et direct entre les états affectifs et la satisfaction. Sans remettre en cause ce résultat, il est à pondérer dans la vie réelle d’un spectateur des apports liés à l’expérience cinématographique dans son ensemble (rapport avec les accompagnants, expression de soi dans le choix du film …). Nous avons là quelques particularités du cinéma qui, d’après nous, amènent à appréhender la satisfaction et la déception du spectateur de façon spécifique par rapport aux approches théoriques classiques. Ainsi, les concepts de singularité, de sociabilité et d’intangibilité du film s’accordent-ils a priori difficilement avec l’opinion initiale et la comparaison des performances telle que la théorie de la disconfirmation des attentes les met en avant : difficile de comparer ce qui ne peut être clairement défini. De même, si la dimension temporelle de la satisfaction au cinéma, c’est-à-dire sa persistance et son évolution, ne coïncide pas totalement avec la théorie de divergence par rapport au schéma. Il s’agira ici dans un premier temps d’approfondir ces particularités de la satisfaction et de la déception au cinéma pour vérifier que les deux modèles théoriques peuvent s’appliquer. Cela nous permettra de définir les enjeux sur lesquels il nous faudra revenir dans la deuxième partie, par rapport à la notion de schéma mis en valeur par les deux modèles.
DE L’IMPORTANCE DE L’ATTENTE POUR LE SPECTATEUR DE CINÉMA
Aller au cinéma, c’est délaisser le monde du réel pour une salle sombre ; sur l’écran où règne la fiction, tout est faux, factice. C’est passer du libre-arbitre à l’abandon de soi. Dans la salle, le statut de spectateur implique de ne plus bouger, de ne plus parler. Au contraire, on s’abandonne au point de vue d’un autre, le réalisateur, qui détermine les moments de vie à regarder (scènes), les objets à observer (gros plans) et les éléments non visualisés (ellipses). Plus d’interventionnisme au royaume du film, mais l’obligation de suivre le fatalisme du scénario. Aller au cinéma ; c’est enfin cesser d’être soi pour participer à une double identification (Morin, 1955 ; Baudry, 1978). Dans une société où l’affirmation de l’individu est devenue une valeur fondamentale, cet abandon peut paraître suspect. Il n’en est rien car l’épreuve de la séance de cinéma reste un plaisir totalement volontaire. Force est de constater qu’en effet, c’est le spectateur qui décide d’aller au cinéma, ce qui traduit une préférence, du moins temporaire, pour la salle obscure. D’après la psychanalyse freudienne et lacanienne, le désir d’identification trouve son origine dans un état de manque, une sorte de frustration. Les hommes de marketing évoquent la satisfaction d’un besoin. Le spectateur irait donc en salle chercher à combler des attentes. La forme extériorisée verbale la plus naturelle pour un spectateur pour exprimer son insatisfaction reste d’affirmer simplement : « je m’attendais à mieux ! ». Cette simple phrase traduit l’importance de la notion d’attente au cinéma pour qualifier le déplaisir et, par antithèse, le plaisir au cinéma. (Pino, 2008). Si les modèles théoriques sur la satisfaction ont mis en avant l’importance de l’attente comme nous l’avons vu précédemment, les analyses sur la réception des films sont étrangement beaucoup orientées sur les apports et bénéfices du film. Pourtant les entretiens que nous avons menés mettent en avant l’importance de l’attente. Nous avons à chaque interviewé posé la question « Quel film n’avez-vous pas aimé dernièrement au cinéma ? » (et non « quel film vous a déçu ?»). Alors qu’aucune référence au concept d’attente n’était faite, les spectateurs justifiaient le plus souvent leur choix en se référant à un écart avec leur opinion initiale : « Ah oui, Les Avengers. J’ai pas trop aimé, mais pas détesté non plus. Je m’attendais à plus d’humour, plus de rebondissements. Parce que justement j’avais lu beaucoup de bonnes critiques. Je m’étais fait une opinion positive. Avant encore j’ai vu en streaming, j’ai vu le muet … The Artist. J’ai été aussi un peu déçu parce qu’avec toutes les récompenses que le film a reçues … J’aurai peut-être plus aimé au cinéma [avant qu’il ne soit récompensé] » (cas n°15) « C’est très personnel : Prométhéus, j’ai pas aimé. je m’attendais à un truc genre Alien. J’aurai trouvé ça un très bon film si ça n’avait pas un rapport avec Alien et sans les monstres.C’est vraiment un a priori de départ. » (cas n°22) L’attente déçue est la porte de la déception. Elle concerne évidemment le film qui suscite l’envie puisque le cinéma est une industrie d’offre ; faute de films dit « porteurs », la fréquentation en salle chute ou bat des records d’une semaine sur l’autre.
UNE ATTENTE EVALUEE PAR RAPPORT À UNE VALEUR D’APPORT
L’attente cinématographique renvoie directement à la valeur que le spectateur attribue à l’expérience en salle. Le marketing distingue couramment la valeur d’échange de la valeur d’usage. La première concerne la valeur désirée avant l’achat et est basée sur les dimensions utilitaires de l’objet dans une approche transactionnelle. La seconde correspond à la valeur perçue dans une approche plus holistique qui dépend de l’objet et de l’individu dans une approche relationnelle. Pour les activités culturelles et biens d’expérience, la valeur d’échange ainsi définie est peu applicable. La valeur d’usage qui s’applique habituellement à la valeur perçue pendant l’expérience de consommation s’avère plus pertinente pour appréhender l’attente au cinéma (Aurier & Evrard & N’Goala, 2000 ; Marteaux, 2007). L’attente renvoie donc à une anticipation de la valeur d’usage, basé sur une évaluation holistique et globale des apports.
Une évaluation de la valeur d’un film sociologiquement déterminée
La conception marxiste de la réception culturelle (Kracauer, Adorno) rapproche non seulement toute création artistique, mais également sa perception, de la société qui l’a créée. En ce sens, le spectateur voit le film selon son expérience sociale. La réception artistique est d’abord la traduction de rapports sociétaux plus larges. Elle peut être rapprochée des analyses sociologiques comme les gender studies qui constatent que la réception est aussi affaire de genre : femme et homme ne vivent pas le film de la même façon car ils ne vivent pas les mêmes événements de manière comparable. Ils n’ont pas la même histoire sociale. Le critère d’appartenance social joue donc à plusieurs niveaux. D’une part, la place de l‘individu guide ce qu’il doit aimer : le processus de réception est guidé par les directives de lecture que le spectateur est apte à engager. Si la perception d’un film reste une perception individuelle, elle est influencée par les modèles et directives d’interprétation ayant cours auprès des différents groupes sociaux auxquels il appartient. L’expérience du spectateur lui apprend à être convaincu que ses goûts sont personnels au cinéma comme ailleurs. Certes, il dispose d’éléments, d’informations qu’il juge plus ou moins fiables pour se faire son idée, mais ça reste son idée qu’il se fait du film. Wolfgang Iser (1985), à propos de la lecture, avait fait ce constat d’une œuvre potentielle à matérialiser par le lecteur. Celui-ci se sert des normes sociales et culturelles qu’il emprunte à son environnement pour donner du sens à sa lecture. Il en est de même pour le film, et plus encore pour les bouts d’information que le futur spectateur glane avant la projection. Ce ne sont que des symboles à interpréter. Il y a bien peu d’affect dans ces informations qu’il repère avant de voir le film. Elles proviennent essentiellement d’un marketing qui cherche à gommer toute donnée qui brouillerait un message clair à interpréter. Appartenant aux classes populaires, le spectateur a tendance à privilégier une directive de lecture propre au divertissement, éloignée des références culturelles dominantes. Comme déjà mentionné, un film américain pourra pâtir d’avoir reçu une récompense à Cannes. Membre de la classe dominante, il se doit de protéger son statut par des goûts qui lui permettent d’y prétendre et de justifier le capital culturel qui s’y rapporte. Un film d’auteur roumain ou thaïlandais comme 4 mois, 3 semaines, 2 jours (Cristian Mungiu, 2007) ou Oncle Boonmen (Apichatpong Weerasethakul, 2010) sera vu respectivement par 300.000 et 130.000 spectateurs français s’il reçoit une Palme d’or alors que ces cinémas sont habituellement négligés par le public, y compris cultivé. Et si on n’a pas aimé un film, on pourra toujours indiquer qu’on ne l’a pas compris, plutôt qu’on ne l’a pas aimé, comme de nombreux spectateurs à la sortie de Mulholland drive (2001, David Lynch) : Badbuk (homme – 24 ans) a écrit le 24 juin 2011 : « Je n’ai pas une culture cinéma très étoffé mais j’aime quand même les films où il faut réfléchir un minimum, mais ce film-là me dépasse complètement. C’est vraiment assez balèze de le comprendre au premier visionnage et c’est un problème parce que je ne compte pas m’y remettre une nouvelle fois. Un coup de chapeau à David Lynch pour le scénario bien tortueux, et la mise en scène aussi ». D’autre part, la lecture personnelle qu’on fait de ces messages avec son propre bagage culturel est renforcée par l’environnement social au moment où on les reçoit. Face à la bande-annonce d’une production américaine à gros budget, le public populaire aura tendance à voir un film à grand spectacle pour une sortie potentiellement divertissante quand un public plus élitiste y verra une « grosse machine sans âme ». Chacun a pu faire l’expérience en tant que spectateur accompagnant qu’on a tendance à acquiescer à celui qui lui dira « ça a l’air pas mal ! » comme à celui qui annoncera « voilà un film que je n’irai pas voir ». Le plaisir de plaire est souvent plus fort que celui de se complaire dans son plaisir. Si, comme on l’a vu, la motivation sociale est forte, elle implique que le film ne soit pas objet de discorde au sein du groupe, mais au contraire qu’il rapproche ses membres. Le souvenir d’un film, c’est parfois autant le film lui-même que ce qu’on a partagé avec les autres pendant la sortie au cinéma. L’homogénéisation des goûts provient donc à la fois d’une communauté qui partage inconsciemment des représentations et références similaires, mais aussi d’une volonté consciente de se rapprocher de l’autre pour créer du lien social. Mais, à l’image de ce que montrent les gender studies, les goûts ne sont pas déterminés uniquement par des logiques de classe sociale128. Chacun appartient à des groupes sociaux multiples basés sur des critères de genre donc, mais aussi d’âge ou encore ethniques (Hall, 2007). On pourrait rajouter les types d’agglomération tant dans un monde mondialisé, la notion du local reste encore dominante. Les travaux de Morley à propos de la télévision (1980 et surtout 1986) indiquent que l’univers domestique de la famille joue un rôle déterminant car c’est le lieu privilégié de l’articulation des différents niveaux de détermination du sens : classe social, genre, influence familiale …. A partir d’une étude sur les goûts musicaux, Bryson (1997) indique que l’impact des segmentations secondaires en termes de genre ou d’âge est plus important dans les classes populaires et chez les moins diplômés. La diversification des pratiques, et par extension on peut penser, des goûts serait plus forte avec un capital culturel plus élevé. Mais ceci ne remet pas forcément en cause le modèle de distinction, mais peut indiquer que l’éclectisme est devenu une valeur positive valorisée par la classe dominante. Les études menées tant par les sociologues que par le Centre National de la Cinématographie ont l’habitude de prendre comme critères le sexe, mais aussi l’âge, la fréquentation cinématographique, le niveau d’étude ou la taille de l’agglomération. Mais il faut rester conscient que cette approche par groupe, si elle a du sens pour appréhender les tendances concernant les préférences et comprendre les logiques sociales, reste une appréciation simplificatrice de la réalité. Au sein de chaque groupe social, il y a des disparités naturelles au regard du contexte personnel dans lequel on reçoit le message et évidemment des goûts de chacun. Bernard Lahire (2004) a montré dans La culture de l’individu ces dissonances à l’intérieur d’un groupe social et surtout intra-individuelles. Les idéal-types utilisés pour tirer des conclusions sur des moyennes sont des images simplificatrices de la diversité des pratiques au sein de chaque groupe129 : un individu a des pratiques souvent hétérogènes en fonction du contexte de consommation. De plus, l’attachement à un type de film se mesure non seulement positivement ou négativement, mais également par un niveau d’engagement. Même au sein d’un groupe homogène aux goûts a priori comparables, on constatera des appréciations plus ou moins marquées d’un individu pour ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Il ne s’agit donc pas de dire que les CSP+ apprécient les films d’auteur, mais de reconnaître que cet avis ne revêt pas le même engagement entre les individus de ce groupe social, même si les tendances globales restent marquées. Finalement la diversité des pratiques pour un même individu ne remet pas en cause la hiérarchie en termes de légitimité culturelle de certaines pratiques ou genres au cinéma. L’individu peut goûter aux films populaires, mais il sait ce que cela implique en termes de distinction. Il en joue selon les interactions et engagements qu’il met en jeu avec le groupe social dans lequel il évolue. Tous ces éléments nous amènent à souligner à quel point le processus d’évaluation et de pré-jugement du film peut être guidé par la sociologie du spectateur et en particulier de la communauté à laquelle le spectateur prétend appartenir. Mais après avoir envisagé sans succès que l’évaluation était guidée par la valeur « immanente » du film (le message), puis de façon plus pertinente que cette évaluation était liée à l’environnement sociologique du spectateur (l’émetteur), il parait logique d’envisager le troisième pôle de notre triptyque Emetteur/Message/Récepteur : le spectateur lui-même (le récepteur).
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
NOTE METHODOLOGIQUE
PARTIE 1 – FOCUS SUR LES NOTIONS DE SATISFACTION, INSATISFACTION ET DECEPTION
1.1 – CONTEXTE ET ENJEUX DE LA DECEPTION POUR L’INDIVIDU
1.1.1 – Une déception devenue courante dans la société de consommation
1.1.2 – Une non-consommation qui ne protège pas de la déception
1.1.3 – Un niveau de la satisfaction influencé par le consommateur
1.2 – LES MODELES DE FORMATION DE LA SATISFACTION/INSATISFACTION
1.2.1 – La Déception et le modèle de la disconfirmation des attentes
1.2.1.1 – La satisfaction, résultat d’un processus comparatif cognitif
1.2.1.2 – Un processus de comparaison d’une attente et d’une performance
1.2.1.3 – Deux évaluations négatives du processus : déception et regret
1.2.2 – L’insatisfaction et le modèle de divergence par rapport au schéma
1.2.2.1 – La satisfaction, résultat d’un processus asymétrique émotionnel
1.2.2.2 – L’effet de surprise ou la divergence par rapport au schéma théorique
1.2.3 – La satisfaction, produit d’un double processus cognitif et émotionnel
1.3 –APPLICATION DES MODELES AU CINEMA : INSATISFACTION ET DECEPTION DU SPECTATEUR
1.3.1 – Spécificités du cinéma dans le processus de formation de la satisfaction
1.3.2 –Le paradoxe du film, à la fois singularité et produit de schémas récurrents
1.3.3 –La phase préalable de la formation de la satisfaction au cinéma
1.3.3.1 – Insatisfaction et déception au cinéma : contenu attendu du film contre qualité anticipée du film
1.3.3.2 – Déception et regret au cinéma : qualité anticipée du film contre qualité exigée du cinéma
1.3.4 –La phase de comparaison des schémas au cinéma
CONCLUSION A LA PARTIE 1
PARTIE 2 – ÉVOLUTION DE LA REPRESENTATION DU FILM : DE L’OPINION INITIALE A L’APPRECIATION POSTPROJECTION
CHAPITRE 1 – L’OPINION DU SPECTATEUR AVANT LA PROJECTION: LA FABRICATION DES ATTENTES
2.1 – UNE ATTENTE DOUBLE AU CINEMA
2.1.1 – De l’importance de l’attente pour le spectateur de cinéma
2.1.2 – Distinction des deux notions d’attentes
2.2 – L’ATTENTE CINEMATOGRAPHIQUE : L’ESPERANCE DE SATISFAIRE SES DESIRS
2.2.1 – Une attente évaluée par rapport à une valeur d’apport
2.2.1.1 – Les différents apports du film au cinéma
2.2.1.2 – Les apports du cinéma face à la banalisation du film
2.2.1.3 – Le lien entre typologie d’apport et typologie de public
2.2.2 – Une attente impactée par les investissements consentis
2.2.2.1 – L’investissement économique
2.2.2.2 – L’investissement dans le coût des commodités
2.2.2.3 – L’investissement dans la valeur temps
2.2.3 – La disponibilité, médiateur de l’attente cinématographique vers l’envie de cinéma
2.3 – L’ATTENTE FILMIQUE : L’ANTICIPATION DE SCHEMAS
2.3.1 – Le lien entre la force de l’attente et le niveau de satisfaction
2.3.1.1 – De l’attitude à l’intention de voir un film : la phase d’activation
2.3.1.2 – De l’intention à l’engagement à aller voir un film : la phase de motivation
2.3.1.3 – Impact de l’engagement sur la satisfaction
2.3.2 – Les deux composantes de l’attente filmique
2.3.2.1- Attribution d’une valeur moyenne de la qualité : le pré-jugement évaluatif des bénéfices attendus
2.3.2.2 – Appréhension de la volatilité du pré-jugement : le risque attaché aux méta-critères d’expérience
CONCLUSION DU CHAPITRE 1
APPROCHE PRATIQUE N°1 : IMPACT DU PROFIL DE RISQUE ET DE LA LEGITIMITE CULTURELLE DANS L’APPREHENSION DE LA SATISFACTION CINEMATOGRAPHIQUE
A1 – Analyse qualitative : existence de profils de risque
A2 – Analyse quantitative : mise en évidence empirique des profils de risque
CHAPITRE 2 – L’EXPERIENCE CINEMATOGRAPHIQUE PENDANT LA PROJECTION : LA CONFRONTATION DES SCHEMAS
3.1 – LES VARIABLES MAJEURES AFFECTANT LA RECEPTIVITE DU FILM PAR LE SPECTATEUR
3.1.1 – Le message : l’énigme du critère de jugement d’un bon film
3.1.1.1 – « Qu’est-ce qu’un bon film ? »
3.1.1.2 – Les outils pour mesurer la satisfaction réelle d’un spectateur
3.1.2 – La source : l’influence de la directive suggérée
3.1.2.1 – Le film, support à des directives de lecture multiples
3.1.2.2 – L’orientation vers une directive spécifique
3.1.2.3 – Influence immédiate et différée de la directive sur la lecture du film
3.1.3 – Le récepteur : le travail d’interprétation personnelle
3.1.3.1 – Le film à l’épreuve de l’humeur du spectateur
3.1.3.2 – Le film à l’épreuve de l’attention visio-auditive du spectateur
3.1.3.3 – Le film à l’épreuve du socle culturel du spectateur
3.1.3.4 – Le film à l’épreuve de l’expérience sociale du spectateur
3.1.4 – Le canal : l’impact du contexte de la salle de cinéma
3.1.4.1 – La théâtralisation de l’expérience cinématographique
3.2.4.2 – Le partage de la salle avec les autres spectateurs
3.2 – ATTENTION, COMPREHENSION ET ACCEPTATION DES SCHEMAS : 3 ETAPES DE LA RECEPTION FAVORABLE ET CONTRARIEE DU FILM
3.2.1 – La phase de l’attention (phase 1)
3.2.1.1 – De l’identification à la projection-participation
3.2.1.2 – Pathétique formel et esthétique : la projection (affective)
3.2.1.3 – Pathétique de fond et narratif : la participation
3.2.2 – Les phases de la compréhension/reconnaissance et de l’acceptation (phases 2 et 3)
3.2.2.2 – Distinction des dimensions de fond et de forme
3.2.2.2 – Reconnaissance et acceptation de la forme : la mise en scène
3.2.2.3 – Compréhension et acceptation du fonds : la diégèse
CONCLUSION DU CHAPITRE 2 DE LA PARTIE 2
APPROCHE PRATIQUE N°2 : IMPACT DU POINT DE VUE NARRATIF DANS LA SATISFACTION CINEMATOGRAPHIQUE
B.1 – Analyse du critère du sexe du spectateur
B.2 – Analyse du critère d’âge
B.3 – Sympathie ou empathie ?
CHAPITRE 3 – LE JUGEMENT EVALUATIF APRES LA PROJECTION : LE CHANGEMENT D’OPINION
4.1 – LA PHASE D’EVALUATION : QUALIFICATION SOUS INFLUENCE DU FILM (PHASE 4)
4.1.1 – La phase d’évaluation : une évaluation en deux étapes
4.1.1.1 – L’évaluation émotionnelle : la qualification spontanée des émotions
4.1.1.2 – L’évaluation cognitive : la reconstruction d’une qualification analytique
4.1.2 – Impact des influences externes sur la phase d’évaluation
4.1.2.1 – L’impact de l’opinion initiale : l’enjeu du changement d’opinion
4.1.2.2 – L’impact de l’opinion des autres : l’enjeu de l’empathie
4.1.2.3 – L’impact de l’opinion légitime : l’enjeu de la reconnaissance
4.2 – LA PHASE DE RETENTION : MISE EN MEMOIRE ET IMPACT DU TEMPS (PHASE 5)
4.2.1 – Evolution des souvenirs du film et de son évaluation
4.2.1.1 – La trace des éléments audio-visuels : ce qu’il reste des images du film
4.2.1.2 – La mémorisation des construits du film : ce que le film devient en mémoire
4.2.1.3 – L’empreinte de la qualification analytique : le film remplacé par son appréciation
4.2.2 – Remémorisation du film et de son évaluation
4.2.2.1 – Certains souvenirs plus facilement mobilisables par la mémoire
4.2.2.2 – L’usage d’inférences pour une remémorisation efficace
4.3 –LA PHASE D’ACTION : PROCESSUS DE CHANGEMENT D’ATTITUDE (PHASE 6)
4.3.1 – Existence de plusieurs échelles de préférences
4.3.2 – Gestion de la dissonnance en matière d’attitude face aux critères d’expérience
4.3.2.1 – Evolution des préférences de premier niveau
4.3.2.2 – Evolution des préférences de second niveau
CONCLUSION DU CHAPITRE 3 DE LA PARTIE 2
APPROCHE PRATIQUE N°3 : IMPACT DES POINT D’ANCRAGE SUR L’EVOLUTION DE LA SATISFACTION
C.1 – Approche methodologique
C.2- Quelques situations spectatorielles
C.3 – Identification de tendances générales
CONCLUSION GENERALE
Résumé : objectifs, démarche et principaux résultats
Contributions et implications de la thèse
Limites et voies de recherche
BIBLIOGRAPHI
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