Istanbul dans la mondialisation
Cette étude ayant pour point de départ le marketing territorial, il est inévitable d’évoquer la mondialisation. En effet, par la multiplication des moyens de transports, l’amélioration de leurs performances et la découverte de nouvelles technologies, et donc une circulation a priori sans frein des hommes, marchandises et capitaux, les territoires sont reliés d’une manière inédite. D’une autre manière, on peut aussi dire que c’est l’ouverture des marchés, l’abolition des barrières protectionnistes mettant alors chaque région du monde, chaque pays, chaque ville, en concurrence avec les autres. Et, d’après Saskia Sassen , ce sont dans les villes que les répercussions de ce système sont les plus importantes. Les villes sont en effet des lieux de concentration des pouvoirs économique, politique et culturel, pouvoirs mobilisés par la dynamique de globalisation. Les villes sont donc affectées par la mondialisation, mais elles en sont avant tout les foyers. Saskia Sassen fonde sa théorie sur l’analyse de trois mégapoles : New York, Londres et Tokyo, villes globales par excellence. Evidemment, chaque ville ne joue pas le même rôle à l’international, ce sont des espaces stratégiques, d’un point de vue géographique et économique. Les villes les plus importantes mondialement contribuent à une nouvelle politique économique globale, à de nouveaux espaces de culture, de nouveaux types de politiques. Certaines sont très visibles, elles sont parcourues de flux importants de travailleurs, touristes, artistes, migrants, d’autres le sont moins, ces flux étant avant tout financiers, ou commerciaux.
En 2009, dans un numéro de Urban Age consacré à Istanbul, Saskia Sassen explique que c’est l’importance grandissante de l’Asie dans le monde économique et géopolitique qui donne une importance stratégique à certaines villes, parmi lesquelles, en premier lieu, Istanbul. En effet, elle prend appui sur une étude de Kearney de la même année, passant au crible soixante villes selon cinq critères (activité économique, capital humain, échange d’informations, culture, engagement politique) et place Istanbul dans le top 10 des villes influentes sur l’élaboration des politiques globales, avec notamment Washington, Pékin, Paris, Le Caire, Londres et Bruxelles. Istanbul se trouve également dans le top 15 selon le critère du capital humain, c’est-à-dire que la ville agit comme un aimant pour divers groupes de gens et de talents, avec Tokyo, New York, Chicago, Sydney, Londres. Il faut préciser que si le grand Istanbul compte officiellement à peine plus de 13,5 millions d’habitants en 2012, certains estiment que compte-tenu de l’importante proportion de constructions illégales et de clandestins, la population pourrait dépasser les 20 millions. La plupart des scientifiques s’accordent pour l’estimer autour de 16 millions. La croissance économique de la Turquie est également parmi les plus fortes, souvent comparée à la Chine ces dernières années, elle frôle les 10 %.
Mais finalement, peu importe la taille, peu importe les classements, ce qu’on observe, ce qu’on ressent à Istanbul, c’est bel et bien une présence internationale grandissante, et surtout une volonté politique elle aussi de plus en plus tournée vers l’extérieur (Pérouse, 2007). L’internationalisation du territoire est en effet fortement encouragée par les pouvoirs politiques actuellement en place, mais sa gestation remonte évidemment à plus loin. Nous savons que la ville est, depuis sa création, nourrie d’influences venant de tous horizons, plus précisément européennes, arabes et perses ; et inversement elle rayonne sur ces régions. Mais je m’attacherai simplement à parcourir le XXe siècle, siècle de l’accélération de l’Histoire, qui a vu Constantinople devenir Istanbul et s’étendre incommensurablement, comme nombre d’autres villes de par le monde.
Gestation de l’Istanbul contemporaine
A vrai dire, dès le XIXe siècle, l’Empire ottoman s’engage dans une voie de modernisation, toute indiquée par les pays occidentaux. A cette période, l’Europe grandit dans la révolution industrielle, tandis que l’Empire est déclinant, souvent considéré comme malade. Pendant près de 40 ans, donc, à partir de 1839, les réformes s’enchaînent, calquées sur le modèle européen, ce sont les Tanzimat (‘’réorganisation’’ en turc ottoman). Cependant, l’ouverture aux capitaux européens reste limitée, et tardive. L’enrichissement est réel, mais alors moindre que dans d’autres capitales, la ville conserve sa structure urbaine et sociale. A la fin de la Première guerre mondiale, l’Empire est démantelé. Ce qu’il en reste est divisé en ‘’zones d’influence’’ italiennes, françaises et anglaises. Suit alors la Guerre d’indépendance, notamment menée par Mustafa Kemal Atatürk, ensuite élu président de la toute nouvelle République turque, en 1923. La capitale est alors transférée à Ankara, et Constantinople devient Istanbul. Toutes les institutions étatiques, tous les hommes d’Etat sont alors déplacés vers Ankara. Istanbul perd beaucoup d’habitants, et ne retrouve le million que dans les années 50.
Dans cet entre-deux, la ville tente de se restructurer et adopte notamment en 1937 le plan d’aménagement proposé par l’urbaniste français Henri Prost, qui restera en vigueur jusqu’en 1951. Il dessine simplement un axe d’urbanisation à partir de Taksim vers le Nord, et redescendant vers le Bosphore, concernant les quartiers de Nişantaşı, Maçka et Beşiktaş. Cela ne sera d’aucune aide pour gérer l’exode rural massif d’après guerre, mais guidera néanmoins le déplacement des populations bourgeoises, suite à la paupérisation des anciens quartiers de Galata et Péra. En effet, les locations le long du Bosphore ont toujours été l’apanage des classes les plus élevées, les riches familles ottomanes du XIXe siècle y possédant généralement un yalı , bénéficiant du plus bel environnement de la région.
Après la Deuxième guerre mondiale, donc, la Turquie fait partie des pays profitant du plan Marshall et on assiste alors à une large mécanisation de l’agriculture. Le surplus de main d’œuvre paysanne émigre ensuite vers Istanbul ou d’autres grandes métropoles européennes. Le caractère soudain de ces arrivées ne permet pas aux autorités de répondre aux demandes des nouveaux arrivants, la ville n’est pas en moyen de financer les énormes travaux nécessaires à son explosion démographique. Les réseaux de voiries, transports, services et équipements publics sont insuffisants, donnant lieu à une croissance urbaine protéiforme. On observe à partir de cette période la naissance et la généralisation de logements auto-construits et illégaux : les gecekondu . Suivant des formes de solidarité communes aux populations étrangères, les gecekondu se construisent en quartiers entiers, aux marges de la ville conventionnelle, ou dans ses interstices. Finalement, bien qu’illégaux, de nombreuses amnisties pré-électorales encouragent leur intégration dans le tissu urbain. Ceux-ci se densifient et s’urbanisent, mais restent généralement mal équipés et desservis. Pour pallier à la carence en offre de logements, les pouvoirs publics tentent tout de même une vaste opération de construction de logements. Dès 1950, quatre cents villas sont livrées. Construites à Levent, dans le prolongement Nord de l’aire urbanisée – c’est à-dire suivant le parcours des anciennes populations bourgeoises des vieux quartiers – et sans aide d’accession à la propriété suffisante, elles ne peuvent répondre aux besoins des nouveaux arrivés. De la même façon, en 1958, le quartier plannifié d’Ataköy, dans la périphérie ouest de la ville, conçu selon des normes occidentales avec des équipements de standing, ne s’adresse pas aux populations paysannes.
On observe donc une double dynamique d’urbanisation périphérique avec les constructions spontanées de quartiers populaires aux marges de l’aire urbanisée, ainsi que le déplacement des populations aisées du centre-ville vers des quartiers plus modernes, notamment au Nord (Etiler, Ulus, Levent), les rives du Bosphore devenant de plus en plus inaccessibles, mais aussi vers des banlieues résidentielles comme Ataköy ou Yeşilköy. Avec le développement des activités tertiaires et la construction de nouvelles infrastructures de transport, notamment le premier pont sur le Bosphore en 1973, les limites de l’agglomération sont repoussées plus loin encore, vers le Nord et de plus en plus, sur la côte asiatique, dont le développement s’accélère encore après la construction du deuxième pont, vingt ans plus tard.
Les années 80 sont ensuite un tournant décisif dans la construction de la ville. Le gouvernement autoritaire faisant suite au coup d’Etat militaire de Turgut Özal donne lieu à une politique de libéralisation économique, régime néolibéral soutenu par la Banque mondiale et le FMI. L’Etat est libéré de ses responsabilités sociales et industrielles et tente de se décentraliser. La Turquie s’intègre alors aux flux économiques mondiaux et son économie auparavant industrielle se transforme pour passer à des activités à plus forte valeur ajoutée (services financiers, publicité, industries civiles et technologiques). L’axe étirant la ville vers le Nord, l’avenue de Büyükdere, accueille les premiers gratte-ciels du centre d’affaire de Levent, et les centres commerciaux se multiplient, reproduisant le même modèle américain, alors que le centre-ville continue de se paupériser. Les processus à l’oeuvre sont les mêmes que dans toutes les grandes agglomérations mondiales : la hiérarchie urbaine est de plus en plus discontinue, se fragmente, et la société se contraste, tend à se dualiser (Sassen, 1991). Cette dynamique à la fois urbaine et sociale est visible dans certains projets d’infrastructures, comme le boulevard de Tarlabaşı, ouvert en 1988. Dans l’arrondissement de Beyoğlu, à quelques centaines de mètres des vieux quartiers bourgeois de Péra et Galata, c’est aujourd’hui une frontière très nette, écartant toute une population pauvre, immigrée, du centre touristique moderne. On investit en effet massivement dans les infrastructures pendant cette période, afin de mieux répondre aux nouvelles exigences d’efficacité. C’est notamment la construction du deuxième pont sur le Bosphore et l’ouverture du TEM (Transeuropean Express Motorway : autoroute transcontinentale, notamment utilisée comme second périphérique), en 1989. Les transports en commun n’étant pas développés, l’utilisation de la voiture se généralise et rend les locations ultra-périphériques chose courante, notamment dans des cités de standing : c’est l’apparition des gated communities ; mais c’est aussi l’apparition du logement collectif de masse de type ‘‘social’’ (guillemets rendus nécessaires par leur prix trop élevé pour les populations dans le besoin), subventionné par l’Etat : les KİPTAŞ et autres TOKİ qui quadrillent à présent le territoire, leurs tours tristement identiques et sans qualités plantées par bouquets.
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