Investissements fonciers étrangers et restructurations agraires
Une vague annoncée d’investissements fonciers à grande échelle
La forte hausse des prix alimentaires, observée en 2007/2008, a coïncidée avec l’apparition dans les médias de nombreux projets d’acquisitions de terres à grande échelle par des investisseurs étrangers, qui ont été regroupés sous le terme de « ruée massive sur les terres ». Ce phénomène consiste en une vague d’intérêt dans l’acquisition de terres agricoles par différents types d’investisseurs, public ou privé, étrangers ou nationaux (Cotula et al. 2010). Malgré une très forte opacité autour des projets, les premières analyses présentaient ce phénomène comme étant capable d’impliquer des transformations agraires importantes dans de nombreux pays du Sud, et particulièrement sur le continent Africain (CAS 2010, Cotula et al. 2010, Deininger et Byerlee 2011). Une forte implication médiatique ainsi que des rapports d’ONG ont fait état d’acquisitions de terre par des investisseurs étrangers pour un total allant jusqu’à plusieurs dizaines (voir centaines) de million d’hectares dans le monde (OXFAM 2011).
L’ampleur annoncée du phénomène ainsi que l’implication des médias et de la société civile ont créé les conditions pour l’émergence d’une littérature abondante sur ce phénomène. Certains auteurs sont même allés jusqu’à parler d’une « ruée sur les publications » accompagnant la « ruée sur les terres » (Oya 2013). Malgré l’abondance de littérature, la plupart des analyses des acquisitions foncières à grande échelle présentent deux problèmes épistémologiques et méthodologiques importants. Tout d’abord la majeure partie de la littérature tend à être idéologiquement et politiquement ancrée, reflétant de forts courants opposés. D’un côté, les défenseurs de ces acquisitions considèrent que les pays en développement pourraient bénéficier de ces investissements directs étrangers dans le foncier, notamment via la création d’emplois en milieu rural, des transferts de technologies et le développement d’infrastructures (Deininger et Byerlee 2011). Ces auteurs et institutions soutiennent le développement de codes de conduite, directives et principes d’investissements responsables basés sur la responsabilité sociale des entreprises comme une stratégie permettant de réguler ces transactions foncières et d’empêcher des investissements non équitables, non transparents et non durables.
A l’inverse, les opposants argumentent que ces acquisitions foncières sont un marqueur de « néocolonialisme » qui met en danger les droits fonciers des petits agriculteurs locaux (Borras et Franco 2010). Ils mettent en cause les hypothèses sur lesquelles sont fondés les codes de conduites précédemment cités, notamment celles concernant la « disponibilité de terres libres de droits ». Enfin, ils critiquent également le manque d’intégration des solutions proposées (codes de conduites et directives volontaires) dans le cadre de la politique foncière des pays concernés par ces projets d’acquisitions (Zoomers 2010). Selon Carlos Oya (2013), l’une des explications du maintien de cette dichotomie réside dans le fait que ces analyses s’appuient sur des hypothèses et croyances concernant les implications, les « gagnants » et les « perdants » plutôt que sur des faits démontrés à partir d’analyses de terrain. En effet, le phénomène est souvent présenté de façon caricaturale comme une tentative de la part d’entreprises étrangères et de gouvernements de s’approprier des ressources naturelles dans des pays pauvres impuissant face à ces investisseurs. Le discours dominant au sein des ONG, du monde académique et des médias s’est ainsi construit autour des caractéristiques suivantes :
Des questionnements orientés vers la compréhension du phénomène et de ses implications
Les limites conceptuelles, épistémologiques et méthodologiques de la littérature actuelle ainsi que le manque de connaissances sur les nuances économiques et institutionnelles et les implications agraires du phénomène nous ont poussés à établir un questionnement et une démarche analytique permettant d’approfondir ces aspects et de sortir de la vision manichéenne trop souvent présente dans la littérature. Les différents constats réalisés soulèvent le besoin d’approfondir les questions du développement des mécanismes de contrôle du foncier, de la nature et des dynamiques du « capital agraire », de la transformation des relations entre agriculture familiale et agriculture capitaliste et de l’emploi en milieu rural. L’analyse combinée de trois objets : accès au foncier, modèle d’entreprise et restructurations agraires guide donc notre recherche et nous amène à établir la question principale de recherche suivante : les acquisitions foncières à grande échelle par des investisseurs étrangers engendrent-elles des restructurations agraires locales et nationales ?
Nous faisons l’hypothèse que le développement des investissements fonciers à grande échelle constitue une étape dans le développement des formes d’agriculture capitaliste en Afrique Sub- Saharienne. Ces restructurations interviennent au niveau local via l’utilisation de certains mécanismes de contrôle du foncier et l’organisation productive développée par les investisseurs mais également à des niveaux plus globaux avec la réorientation des politiques agricoles et foncières. La réponse à cette question centrale fait appel à plusieurs dimensions :
— Quelles sont les modalités d’accès au foncier utilisées par les investisseurs étrangers ? Comment les acquisitions foncières influencent et sont influencées par les individus et les institutions gouvernant l’accès au foncier ? Comment la compétition pour l’autorité entre les acteurs nationaux facilite ou entrave l’accès au foncier pour les investisseurs et la mise en place de la politique foncière ?
— Quelle sont les formes d’agricultures mises en place dans le cadre des acquisitions foncières à grande échelle ? Quels sont les facteurs permettant d’expliquer le choix pour un modèle d’entreprise agricole plutôt qu’un autre ? Le développement de ces projets se fait-il avec succès ? Quels sont les facteurs permettant d’expliquer ces situations d’échec ou de maintien des différentes formes d’agriculture? Ces projets signifient-ils plus d’opportunités d’emploi pour les plus pauvres ? — Ces acquisitions foncières entraînent-elles des restructurations agraires au niveau local et national ? Quels sont les liens entre les restructurations observées au niveau local et celles présentées dans les systèmes agroalimentaires nationaux ? Ce processus de transformation agraire constitue-il une rupture avec la situation précédente ou une évolution incrémentale ?
Contextualisation de l’objet de recherche et question principale de recherche
Les conflits autour de la terre ont été l’un des éléments caractéristiques des mouvements luttant contre la pauvreté, la faim, la discrimination et les répressions politiques au fil du XXème siècle. La première décennie du 21ème siècle suggère que la compétition pour la terre et les autres ressources naturelles semble continuer, et même s’intensifier. La demande croissante pour l’alimentation, l’énergie et les ressources naturelles, combinée à la limitation des ressources et à la libéralisation du commerce sont parmi les facteurs ayant entraîné une nouvelle « ruée sur les terres agricoles » (Deininger et Byerlee 2011, Anseeuw et al. 2012, p3). Les terres agricoles qui, il y a encore peu de temps, semblaient marginales dans l’économie mondiale sont dorénavant perçues par un nombre croissant d’investisseurs comme étant des sources potentielles d’investissement.
En effet, la forte hausse des prix alimentaires observée en 2007/2008 a coïncidé avec l’apparition dans les médias de nombreux projets d’acquisition de terres à grande échelle, qui ont été rapidement regroupés sous le terme de « ruée massive sur les terres ». Alors que certains ont exprimé des inquiétudes sur les implications potentielles de ces projets sur les droits et les moyens de subsistance des populations rurales des pays en développement, d’autres ont souligné le potentiel de ces opportunités dans la lutte pour la sécurité alimentaire et le développement rural que constituait ces annonces d’investissements dans un secteur longtemps négligé. L’ampleur réelle et la nature de ce phénomène sont difficiles à évaluer, notamment en raison de l’opacité des projets et de la difficulté d’obtention des informations. Bien qu’ayant fait l’objet de très nombreuses études de cas, les connaissances sur certains aspects importants tels que l’ampleur, la géographie, les caractéristiques et l’incidence des investissements fonciers font toujours débat (HLPE 2011).
L’objectif de ce premier chapitre est donc de situer l’état des lieux des connaissances existantes sur le phénomène dans son ensemble. Ces éléments vont constituer les fondements de notre problématique de recherche. Pour cela, une analyse (critique) des données existantes nous permettra d’éclairer les principales caractéristiques factuelles du phénomène. Cet état des lieux du phénomène sera suivi d’une revue de la littérature factuelle et empirique qui mettra en évidence les constats et questionnements existants autour de ces acquisitions de terre. L’ensemble de ces constats nous amènera également à souligner les insuffisances des connaissances quant aux mécanismes par lesquels ce phénomène engendre des restructurations agraires. Sur la base de cette revue de la littérature et des limites des analyses existantes nous poserons les questionnements soulevés par cette vague actuelle d’intérêt pour les terres agricoles par des investisseurs étrangers ainsi que nos hypothèses pour y répondre.
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Table des matières
Introduction générale
Une vague annoncée d’investissements fonciers à grande échelle
Des questionnements orientés vers la compréhension du phénomène et de ses implications
Un cadre théorique regroupant théorie de l’accès et théorie de la firme pour analyser
les investissements fonciers à grande échelle
Trois approches méthodologiques pour une analyse centrée sur les projets dans la partie centrale du Mozambique
Plan
Chapitre I. Contextualisation de l’objet de recherche et question principale de recherche
I – Etat des lieux général des acquisitions foncières à grande échelle : un rush sur les terres a priori sans précédent
A – Le phénomène des acquisitions foncières à grande échelle: une réalité
B – Des projets majoritairement situés en Afrique Sub-Saharienne, en Asie et dans les zones de décollectivisation
C – Une tendance marquée par des projets Sud-Sud
D – Des investisseurs de différente nature
E – Des acquisitions foncières pas uniquement pour des productions alimentaires
II – Acquisitions foncières et restructurations agraires : enjeux autour de la définition d’un phénomène
A – Une première phase de recherche destinée à définir le phénomène : « the making sense phase »
B – Une concentration du débat sur les processus de mise en place des projets et la gouvernance du phénomène
C – Acquisitions foncières et implications économiques
D – Les limites actuelles de la littérature
III – Une vision plus large des projets afin d’appréhender les restructurations agraires en cours
Chapitre II. Investissements fonciers étrangers et restructurations agraires: enjeux renouvelés pour la question du capital agraire Mathieu Boche –Thèse Université Paris Sud, UMR Art ’Dev – CIRAD – 2014 458
I – Les acquisitions foncières à grande échelle : enjeu d’accès aux ressources et pluralité des droits fonciers
A – L’analyse locale des modalités d’accès au foncier
B – Une autre approche des acquisitions foncières à grande échelle : l’instauration de structures de production
C – Vers de nouvelles formes d’agriculture
II – Sortir des paradigmes manichéens entourant les acquisitions foncières : élaboration d’un modèle conceptuel pour analyser les transformations agraires
A – Les acquisitions foncières au coeur des questionnements de l’économie politique agraire
B – La théorie de l’accès pour analyser le processus d’acquisition foncière
C – Les apports de la théorie de la firme : entre coûts de transaction et compétences
D – L’analyse complémentaire de différents objets de recherche afin d’appréhender les restructurations agraires
Conclusion : Cadre d’analyse adopté
Chapitre III. Trois dispositifs méthodologiques complémentaires pour une analyse des investissements fonciers à grande échelle contextualisée
I – Le Mozambique : un pays aux caractéristiques intéressantes pour tester nos hypothèses
A – Période coloniale : des concessions d’exploration à la colonisation de peuplement
B – Transformation de l’économie rurale de la région mais maintien de la structure agraire duale
C – L’économie de marché et le retour des investisseurs étrangers
D – La partie centrale du Mozambique : une zone au coeur de l’intérêt passé et actuel des investisseurs étrangers
II – Trois zones d’étude aux caractéristiques contrastées
III – Trois approches pour comprendre les liens entre acquisitions foncières à grande échelle et restructurations agraires
A – Acquisitions foncières et diversité du « capital agraire »: une typologie représentée par des modélisations de projet
B – La question de l’équité des formes d’organisation de la production : emploi, distribution de la valeur ajoutée et émergence de formes d’agricultures capitalistes
C – Acquisitions foncières à grande échelle et gouvernance foncière : accès, contrôle et maintien de l’autorité
Conclusion : originalités et limites du dispositif méthodologique
Mathieu Boche –Thèse Université Paris Sud, UMR Art ’Dev – CIRAD – 2014 459
Chapitre IV. Les investissements fonciers au coeur du développement de nouvelles formes d’agriculture à grande échelle
I – Vers de nouvelles formes d’agriculture à grande échelle
A – Pas un seul « land grab » mais plusieurs formes d’agriculture et de contrôle de la terre
B – Une typologie reflétant les nuances institutionnelles des projets
C – Facteurs déterminant le choix des investisseurs pour une forme d’agriculture
II – L’échec économique des projets dans un environnement risqué et incertain
A – Un taux d’échec important des projets de notre zone d’étude
B – Des résultats économiques et financiers potentiellement positifs, mais…
C – …un grand nombre d’échecs Nuances et diversité des projets et leur situation
Chapitre V. Investissements fonciers à grande échelle et populations locales: des projets équitables ?
I – Création d’emplois et partage de la valeur ajoutée : une efficacité financière des projets basée sur la captation des ressources
A – Des systèmes de production mécanisés et intégrant peu de main d’oeuvre
B – L’emploi : une question également qualitative et évolutive
C – Une forte efficacité financière en raison d’un faible niveau d’emploi et d’un cout du foncier très faible
II – Contrats de production et différenciation des catégories d’agriculteurs locaux
A – Développement de la filière soja : l’apport de services par les investisseurs à des agriculteurs locaux producteurs de soja
B – Equité des arrangements contractuels : des contrats favorisant le développement des formes d’agriculture entrepreneuriales locales
C – L’implication des bailleurs internationaux : facteur expliquant l’Inclusion des différentes catégories d’agriculteurs locaux
III – Restructuration des projets : l’intégration verticale ou la transformation en « courtier en développement »
A – L’intégration verticale : une nécessité pour la réussite ?
B – Coordination horizontale, adaptabilité et organisation hybride
C – Face à l’échec des projets, la recherche du soutien des bailleurs
Une inclusion des agriculteurs favorisant l’émergence de formes d’agricultures capitalistes locales Mathieu Boche –Thèse Université Paris Sud, UMR Art ’Dev – CIRAD – 2014 460
Chapitre VI. Accès au foncier, compétition pour l’autorité et équité
I – Une situation de pluralisme légal et institutionnel
A – Objectifs de la politique nationale foncière
B – Le concept de « communauté locale »
C – La formalisation des droits d’usage des « communautés locales »
D – Occupation du territoire, incertitudes et zonage agroécologique
E – Différentes situations foncières existantes
II – « Gagner l’accès » : trois modalités effectives pour l’accès à la terre
A – La reprise de grandes exploitations et le développement d’un marché d’achat de parts d’entreprises : le premier choix des investisseurs
B – L’accès au foncier via les « consultations locales » et le modèle « Open Border »
C – Différentes formes de contrats agraires en configuration de « tenure inversée »
III – Accès au foncier et restructurations agraires
A – Une consolidation de la structure agraire duale Mozambicaine
B – Question de l’équité dans les modalités d’accès au foncier : enclosure
C – Compétition pour l’autorité : une utilisation de l’arrivée des investisseurs par l’Etat pour renforcer son autorité au détriment de la sécurité foncière des agriculteurs locaux Des interactions entre investissements fonciers et gouvernance foncière peu inclusives pour les communautés et agriculteurs locaux
Chapitre VII. Vers une restructuration des économies rurales au Mozambique et en Afrique Sub-Saharienne ?
I – Accès et contrôle du foncier : changement et innovations institutionnelles dans des situations de pluralisme juridique et institutionnel
A – Entre continuité et contraste : reprise des structures de production et développement de contrats agraires
B – Un renforcement de la concentration foncière malgré le taux d’échec des projets .
C – Une réorientation de la politique foncière afin de faciliter l’arrivée des investisseurs
II – Une diversité de formes d’organisation des projets avec des finalités différentes et pas uniquement de « grandes exploitations »
A – Des tentatives d’établissement de nouvelles formes d’agriculture…
B – … mais un constat d’échec des projets qui entrave les restructurations agraires au niveau local
III – Des modèles d’entreprises avec un rôle accru des managers entrainant des restructurations des chaînes de valeur
Mathieu Boche –Thèse Université Paris Sud, UMR Art ’Dev – CIRAD – 2014 461
A – Une faible quantité d’emplois non qualifiés et souvent saisonniers pour les populations locales
B – Changements organisationnels et gouvernance des filières : maitrise de la connaissance et contrôle du capital comme facteurs de restructurations
IV – Distribution de richesse : efficience financière, développement local et développement des formes d’agriculture capitalistes locales
A – Distribution de la valeur ajoutée : efficacité financière contre efficacité économique
B – Une inclusion partielle favorisant l’émergence de quelques agriculteurs capitalistes locaux
V – Des transformations rurales aux recommandations politiques
Conclusion générale
Liste des tables et illustrations
Liste des figures
Liste des tableaux
Liste des encadrés
Annexes
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