Il arrive facilement que nous fassions des suppositions, observations, interprétations sur les caractères et comportements des personnes qui partagent notre environnement. Nous émettons des jugements sur ce qu’ils sont et sur la manière dont ils se comportent. Il s’avère aussi souvent que nous nous félicitions de lire l’esprit des autres, d’être en mesure de prévoir et d’anticiper leurs réactions puisque nous considérons très bien connaître ces personnes, ou avoir la capacité de leur attribuer correctement des états mentaux, ou de déceler les motifs et raisons qui les poussent à agir de telle ou telle manière. Or, il arrive souvent que nous nous trompions et que certains indices nous montrent que nous avons tort, ou que la personne dont nous interprétons les comportements ne soit pas d’accord avec nos jugements et interprétations à son sujet. Je peux être convaincue que mon colocataire est un amoureux des plantes puisqu’il en cultive plus d’une dizaine dans notre appartement et qu’il s’en occupe de manière très régulière et soigneusement ; et découvrir au cours de l’un de nos repas ensemble qu’en réalité il ne les cultive pas par plaisir ni parce qu’il aime les végétaux mais simplement parce que ses parents lui en offrent régulièrement et qu’il ne souhaite pas les donner de peur de les contrarier. Ce genre d’erreur peut survenir également lorsque nous tentons d’analyser le monde extérieur et ses phénomènes, mais aussi lorsque nous cherchons à nous connaître et à nous comprendre nous-mêmes. La connaissance du monde et d’autrui est importante mais elle l’est tout autant que la connaissance de soi.
Ce n’est pas que la connaissance de soi interpelle les gens comme étant trop ennuyeuse ou étrange or trop recherchée pour mériter une attention philosophique. Loin de là. La connaissance de soi est un sujet qui semble fascinant. En effet, c’est justement le genre de sujet auquel les philosophes sont supposés s’intéresser d’après les non-philosophes.
De la nature de la connaissance de soi
Nous avons vu que la connaissance de soi peut s’acquérir de différentes manières, soit par introspection, soit grâce aux autres et à ce qu’ils nous disent de notre personnalité ou de nos comportements, soit par inférence en étudiant et interprétant leurs propres comportements. Mais il faut également dire un mot concernant ce qu’on entend exactement par la notion de « connaissance de soi ». Dans ce chapitre, il s’agira de présenter ce à quoi les philosophes et les individus se réfèrent lorsqu’ils traitent et discutent de la connaissance de soi. Brie Gertler affirme qu’en philosophie la connaissance de soi désigne généralement la connaissance « de ses propres états mentaux – par exemple, la connaissance de ses expériences en cours, de ses pensées, ses croyances ou ses désirs » . Donc la connaissance de soi est généralement comprise en philosophie comme une connaissance qui porte sur les états mentaux conscients et inconscients qui influencent et constituent le soi , et qui a pour objectif de permettre aux individus de rapporter et de raconter ce qu’ils sont et pourquoi ils sont ainsi.
Au sein même de ce domaine de connaissance, il existe différentes formes de connaissance de soi, chacune de ses formes ne présentant pas le même intérêt pour les individus ou pour les philosophes. C’est une remarque faite par Quassim Cassam dans son ouvrage Self-Knowledge for Humans. Selon lui, les philosophes portent leur intérêt sur une forme de connaissance de soi qui se trouve parfois loin des préoccupations des êtres humains en général.
Seul un philosophe penserait à designer de connaissance de soi, la connaissance que je crois que je porte une paire de chaussettes ; c’est certainement très éloigné de ce que les anciens ou, en l’occurrence, de ce que les hommes ordinaires reconnaîtraient comme connaissance de soi.
Il dresse une distinction entre la connaissance substantielle et la connaissance triviale, en affirmant que la connaissance substantielle est une connaissance qui avive la curiosité et suscite l’intérêt des individus « ordinaires » et que ces derniers attendent d’ailleurs des philosophes qu’ils se concentrent spontanément sur cette forme de connaissance de soi. Or, Cassam affirme que ce n’est généralement pas le cas.
Les philosophes qui traitent de la connaissance de soi se concentrent généralement sur cette forme apparemment triviale ou facile de connaissance de soi. Bien entendu, ils n’affirment pas que c’est la seule forme de connaissance de soi. Il y a également la connaissance de vos plus profonds désirs, espoirs, et peurs, la connaissance de votre caractère, de vos émotions, de vos capacités, et de vos valeurs, et la connaissance de ce qui vous rend heureux. Ce sont des exemples que vous pourriez appeler des exemples de connaissance de soi substantielle, mais il vous faut admettre que la connaissance de soi substantielle, malgré l’intérêt qu’elle représente pour les humains, n’est pas la dimension dans laquelle se situe l’action philosophique. Ce que les philosophes trouvent intéressant ce n’est pas de savoir comment vous connaissez votre caractère propre ou vos capacités, ils exploitent des exemples beaucoup plus banaux de connaissance de soi, comme la connaissance que vous croyez que vous portez des chaussettes ou que vous voulez de la crème glacée en guise de pudding .
Cassam présente différentes caractéristiques permettant de considérer une connaissance de soi comme substantielle. Pour qu’une connaissance soit substantielle elle doit être faillible (i), c’est-à-dire qu’il y a toujours une possibilité d’erreur au cours de son acquisition. Elle doit être difficile à obtenir, l’individu doit avoir à surmonter des obstacles pour l’acquérir (ii). Elle peut aussi ne pas être en concordance avec la conception que l’on a de soi-même (iii). Une connaissance de soi substantielle peut être contestable (iv), elle est sujette aux critiques et aux corrections. Elle peut également faire l’objet d’une révision, elle est corrigible (v). Il arrive que les autres soient mieux placés que nous pour décider de la vérité ou de l’exactitude d’une connaissance que nous avons sur nous-mêmes, ce qui peut amener à modifier cette connaissance. Une autre condition est celle de la non transparence (vi). Une connaissance substantielle n’est pas une connaissance que l’on acquière par obligation, c’est-à-dire en pensant que l’on doit l’avoir. Un individu n’est pas triste parce qu’il croit devoir être triste, ou alors il n’est pas réellement triste. Une connaissance substantielle est fondée sur des preuves (vii). Si je suis triste il y a des comportements qui prouvent que je le suis, je pleure, je crie, j’ai l’impression que ma poitrine se serre, etc. L’acquisition d’une connaissance substantielle requiert toujours un effort cognitif (viii), même si le degré d’effort à déployer est plus ou moins important selon les cas. Elle demande un effort réflexif à partir de ce que j’observesur moimême et de ce que les autres me disent sur moi-même. Une connaissance subjective n’est pas une connaissance délivrée immédiatement, puisqu’elle nécessite un effort de la part de l’individu qui cherche à l’obtenir. Elle nécessite une réflexion et s’obtient par inférence. C’est une connaissance qui s’obtient donc indirectement (ix). La dernière condition pour déterminer si une connaissance est substantielle ou non est celle de sa valeur (x). Une connaissance substantielle a une importance morale et pratique dans la vie des individus. Pour qu’une connaissance soit désignée comme substantielle, il n’est pas nécessaire qu’elle remplisse toutes les conditions énumérées ci-dessus, mais il faut néanmoins qu’elle réunisse plusieurs des caractéristiques évoquées.
Qu’il s’agisse d’une connaissance triviale ou d’une connaissance substantielle, la connaissance de soi semble, du point du vue philosophique, toujours se rapporter à la connaissance de nos états mentaux, mais les exemples choisis par les philosophes pour traiter de la connaissance de soi sont des exemples qui, de prime abord, ne suscitent pas fortement l’intérêt des individus ordinaires. Dans cette recherche mon intention est de porter l’attention du lecteur sur la connaissance de soi substantielle, puisque comme je l’ai écrit précédemment, ce travail traite de l’importance que l’individu accorde à la connaissance qu’il a de lui-même, à ce qu’il considère comme étant une connaissance digne d’intérêt et des efforts faits pour l’obtenir. Je m’intéresserai à la connaissance de soi substantielle qu’un individu acquiert par lui-même. C’est pourquoi j’ai choisi de réduire ma recherche à celle de la connaissance des émotions, qu’il est possible de classer sous la catégorie de connaissance de soi substantielle, selon la classification de Cassam. Cette recherche va permettre de démontrer que la connaissance des émotions réunit quelques-unes, si ce n’est un grand nombre des caractéristiques que Cassam attribue à la connaissance substantielle. Il ne semble pas tout à fait juste de présenter la décision de se limiter à l’étude de la connaissance des émotions comme une réduction puisque les émotions, comme nous le verrons dans ce chapitre, mais davantage encore dans le chapitre 2, sont en lien étroit avec tout ce qui constitue la connaissance de soi substantielle. Il s’agira d’affirmer que la connaissance des émotions est incontournable dans la constitution de la connaissance de soi pour les individus et qu’elle sera le point d’accès choisi dans cette recherche autour de l’acquisition de la connaissance de soi.
Avant de m’appliquer à démontrer précisément en quoi la connaissance des émotions est une connaissance substantielle, ce que nous verrons au chapitre 2, il me faut présenter un second argument qui se trouvera au cœur du développement de cette recherche. Cet argument consistera à affirmer que la connaissance des émotions trouve sa source première dans la conscience des émotions, ce qui rejoint parallèlement l’idée que la connaissance de soi trouve sa source première dans la conscience de soi. Ou autrement dit, que la conscience de soi et de ses propres états est une condition nécessaire à la connaissance de soi. Cela m’amènera, dans un premier temps, à présenter succinctement ce qui est entendu dans la littérature philosophique actuelle par « conscience de soi » dans l’objectif de pouvoir identifier plus précisément ce que j’entends par « conscience des émotions ». Néanmoins, cette première partie permettra d’indiquer le sens que l’on donne au terme de « conscience d’un état », comme étant mien, mais elle ne dira rien de l’état en lui même, c’est-à-dire l’émotion. C’est pourquoi, dans un deuxième temps, il sera question de la nature des émotions, non pas pour en proposer ou en défendre une définition, mais pour présenter rapidement les différentes théories qui s’en sont chargées, et pour en dégager les éléments qui concentreront plus spécifiquement les enjeux et l’intérêt de cette recherche.
Conscience et connaissance des émotions
Dans cette section, je vais poser les fondements d’un argument que je vais développer tout au long de ma recherche. Cet argument stipule que la conscience des émotions, qui est une forme de conscience de soi, sert de fondement, ou est en tout cas une condition nécessaire à la connaissance des émotions, qui est elle même une forme de connaissance de soi substantielle. Il s’agira de mettre en avant le lien de dépendance qui existe entre la connaissance de soi et la conscience de soi, et de s’arrêter plus particulièrement sur la conscience des émotions et le fondement qu’elle représente pour la constitution de leur connaissance. La conscience de soi sera donc considérée ici comme étant l’un des fondements essentiels de la connaissance de soi. C’est parce que j’ai conscience d’une chose que je peux ensuite dire que je la connais. Je m’aperçois que je suis nerveuse, en apercevant ma nervosité, je reconnais sa présence mais je reconnais également que je suis nerveuse. Je me retrouve ainsi consciente que j’ai la croyance que je suis nerveuse, ce qui me permettra de dire que je sais que je suis nerveuse. En prenant conscience que je suis nerveuse, je forme le jugement que je suis nerveuse et j’obtiens la connaissance que je suis dans cet état en particulier. Morin et Everett défendent un point de vue similaire en affirmant qu’il existe bien un lien profond entre la conscience de soi et la connaissance de soi :
Il est certainement raisonnable de supposer qu’un lien peut être établi entre la conscience de soi et la connaissance de soi: une personne détenant une conscience de soi élevée se trouvera mieux à même de traduire et d’organiser une grande quantité d’informations personnelles et perceptuelles qui sont à la disposition de son attention ; et de les transposer en informations conceptuelles sur elle-même. C’est-à dire que ce type de personne associera toute information perceptuelle sur elle-même et nouvellement acquise, à d’autres données du même type (acquises par observation de soi répétée), et catégorisera ces données en schémas sur elle même– qui constituent pour l’individu une représentation synthétique et pratique de ce qu’il est – ce qui facilitera (et même déterminera) l’identification, l’interprétation et l’intégration ultérieures d’une nouvelle information perceptuelle sur lui-même. Dans ce processus, des liens seront également établis entre divers schémas sur soimême, le tout conduisant à l’acquisition d’une image plus globale de ce que cet individu est, c’est-à-dire à la formation d’un concept de soi. Ce concept que l’on se forme soi même, lorsqu’il n’est pas trop déformé ou biaisé, peut être assimilé à la connaissance de soi.
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Table des matières
Introduction
I Nature et valeur de la connaissance de soi
Chapitre 1. De la nature de la connaissance de soi
1. Conscience et connaissance des émotions
2. La nature de l’émotion
2.1. Approche cognitive versus approche physiologique
2.2. L’intentionnalité des émotions
2.3. La phénoménologie des émotions
2.4. La rationalité des émotions
Chapitre 2. Les valeurs de la connaissance des émotions, ou pourquoi la connaissance des émotions importe-t-elle ?
1. Valeur intrinsèque versus valeur instrumentale
1.1.Valeur intrinsèque
1.2. Distinctions et oppositions avec la valeur instrumentale
2. De la nature instrumentale d’une conscience et d’une connaissance des émotions
2.1.De la nature instrumentale de la conscience des émotions
2.2. De la nature instrumentale de la connaissance des émotions
2.2.1. L’injonction à la connaissance et au contrôle de soi
2.2.2. Ambiguïté de l’émotion, travail émotionnel et marginalisation
2.3. Les émotions comme révélatrices de la personnalité
3. De la valeur prudentielle de la connaissance de soi et des émotions
3.1.Une idée du bonheur
3.2. De la centralité des émotions
3.3.Un souci de fidélité
4. La valeur intrinsèque de la connaissance de soi
II Le processus introspectif
Chapitre 3. La notion d’introspection du stoïcisme à la philosophie contemporaine
1. Exercices spirituels et examen de conscience du stoïcisme
2. Descartes et la perfection épistémique
3. La psychologie introspectionniste
4. L’émergence du béhaviorisme et les théories contemporaines
4.1. Le béhaviorisme
4.2. Les théories contemporaines
Chapitre 4. Pour une défense de l’introspection
1. Champ d’expertise de l’introspection : les cibles introspectives
1.1. Une cible consciente
1.2. Le problème de l’inattention
1.3. Expérience subjective et accès introspectif
1.4. Les résultats introspectifs
2. Le processus introspectif : une histoire de degrés
2.1. Des degrés introspectifs qui créent l’unité du processus
2.2. Pourquoi parler de processus ?
2.3. Le premier degré introspectif
2.3.1. L’attention introspective : une inversion de l’attention
2.3.2. Appréhension phénoménologique non-classificatoire
2.4. Le deuxième degré introspectif : Identification conceptuelle de l’expérience
2.4.1. Les concepts phénoménologiques
2.5. Le troisième degré introspectif : le problème de la description
2.5.1. Correspondance entre répertoire conceptuel et répertoire lexical
2.5.2. Illusions et duperies de soi positives
2.6. Exemple : Annie l’introspectrice
3. Valeur épistémique du premier degré et fiabilité minimale de l’introspection
Conclusion
Bibliographie
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