La pratique du football américain, des enfants faisant une partie d’auto-tamponneuses ou encore un prédateur à la poursuite de sa proie sont autant de situations différentes par leur nature (compétition, jeu, chasse), les acteurs mis en jeu (des experts, des enfants, des animaux) ou encore le monde auquel ils appartiennent (humain ou animal). Bien que différentes, ces situations impliquent cependant toutes des actions d’interception. En effet, tandis que le footballeur américain tentera d’intercepter une passe du quaterback, l’enfant tentera de rentrer en collision avec une autre voiture et l’animal tentera d’intercepter une proie.
Le football américain, dont le caractère spectaculaire des interceptions réalisées n’est plus à démontrer (Figure 1), est un sport collectif qui consiste à amener le ballon dans la zone d’en-but adverse et qui repose essentiellement sur un jeu de passes et de réceptions. Ainsi, après que le quaterback ait lancé le ballon, le réceptionneur devra se démarquer de la défense dans un premier temps par des changements de direction, pour ensuite se déplacer de manière à arriver au bon moment à la retombée du ballon, tout en évitant les tentatives de plaquages des derniers défenseurs.
Toutes ces contraintes de jeu amènent les joueurs à devoir réaliser des interceptions qui peuvent s’avérer dangereuses (Figure 1). On peut facilement comprendre pourquoi ce genre d’action a fait du football américain un sport spectaculaire. On peut également aisément imaginer la difficulté de la tâche et les contraintes à la fois spatiales et temporelles qui participent à sa réalisation. De la même manière que le footballeur américain, qu’il s’agisse d’un prédateur qui poursuit sa proie ou d’un enfant qui essaie d’entrer en collision avec une auto-tamponneuse, tous deux doivent constamment faire face à des contraintes environnementales (arbres, rochers, voitures) ainsi qu’à des changements de direction et/ou de vitesse du mobile (proie/voiture) pour réussir leur interception. Ces actions d’interception consistent donc toujours à réguler le comportement locomoteur, de manière à arriver au bon endroit au bon moment. Quelles sont les stratégies perceptivo-motrices qui permettent de faire face à ces contraintes spatio-temporelles afin de réussir l’interception ?
Dans l’approche écologique de la perception et de l’action dont Gibson est à l’origine (1950, 1979), les mécanismes perceptivo-moteurs sous-tendant ces actions d’interception de mobiles ont fait l’objet de nombreuses études. La logique de cette approche peut se décliner en trois étapes. Tout d’abord, elle consiste à identifier le support informationnel utile et pertinent au regard d’une action particulière. La deuxième étape a pour but de vérifier la sensibilité de l’agent (homme ou animal) à ce support informationnel, ainsi que sa capacité à l’utiliser à des fins de régulation. Enfin, la troisième étape de l’approche écologique vise à expliquer les comportements produits par des agents dans diverses actions finalisées, au travers de lois de contrôle (Warren, 1988). Ces lois de contrôle peuvent être définies comme la formalisation mathématique de la relation qui lie une information propre à une tâche à un paramètre du mouvement pertinent au regard de l’action. Depuis Chapman (1968), d’autres auteurs (Lenoir, Musch, Janssens, Thiery, & Uyttenhove, 1999a ; Lenoir, Savelsbergh, Musch, Thiery, Uyttenhove, & Janssens, 1999b ; Pollack, 1995) ont proposé un candidat informationnel sur la base duquel un agent (homme) peut réguler son action d’interception sur un plan horizontal: le taux de changement de l’angle de relèvement. Durant les dix années suivantes, grâce aux avancées technologiques (e.g., la réalité virtuelle), de nombreuses études ont pu apporter la preuve que des agents contrôlent leurs déplacements en prenant en compte le taux de changement de l’angle de relèvement. Plus particulièrement, par l’utilisation de protocoles expérimentaux reposant sur une restriction et/ou une dé corrélation du support informationnel, ces études ont montré que des agents modulent leur accélération sur la base du taux de changement de l’angle de relèvement .
Introduction à l’approche écologique de la perception et de l’action
L’approche écologique est issue des travaux de Gibson (1950, 1958/98, 1979) sur la perception et l’action. En proposant un nouveau cadre conceptuel qui rejette les postulats de base des approches cognitives, cette approche écologique se veut novatrice.
Les postulats fondateurs
La Perception directe
Dans l’approche cognitive, pour agir ou percevoir, il est nécessaire de recourir à des représentations mentales perceptives ou motrices stockées en mémoire. L’approche écologique rejette cette nécessité de faire appel à des processus cognitifs intermédiaires pour reconstruire ce que l’on perçoit. Pour Gibson, un agent doit pouvoir percevoir ou agir sur la base de variables perceptives sans que cela nécessite d’inférences. Runeson (1977) a choisi la métaphore du planimètre pour mettre en évidence le fait qu’un agent peut accéder directement à une propriété complexe de l’environnement. Le planimètre polaire est un instrument mécanique très simple, composé d’un bras polaire, d’un bras extérieur et d’une petite roue (Figure 2), permettant de mesurer mécaniquement et directement l’aire d’une surface.
De la même manière que cet instrument permet d’accéder directement et simplement à des propriétés complexes (e.g., la surface) sans avoir eu connaissance au préalable de toutes les variables permettant son calcul (e.g., des angles ou des distances), un agent doit aussi pouvoir accéder directement à des variables perceptives présentes dans l’environnement en utilisant des mécanismes perceptifs simples. Si l’on considère donc le planimètre comme étant un mécanisme perceptif, un agent l’ayant en sa possession pourra percevoir directement des aires de surfaces sans avoir recours à l’utilisation de mécanismes cognitifs complexes pour construire et calculer ces aires. Cette notion de perception simple et directe de variables perceptives contenues dans l’environnement est le point de départ de l’approche écologique de la perception et de l’action et suppose une relation étroite entre l’agent et l’environnement.
Le Système Agent-Environnement
L’approche écologique réfute le dualisme Agent-Environnement et postule que l’agent ne peut être appréhendé en dehors de l’environnement dans lequel il vit. Elle envisage l’interaction d’un agent avec son environnement mais également avec les autres agents qui y vivent, ce que l’on peut résumer par le concept de « niche écologique ». Cette niche écologique peut ensuite évoluer de manière active (e.g., mouvements géologiques, alternance de périodes climatiques) et/ou être le fait des agents qui la peuplent (e.g., construction de barrages par les castors jusqu’à l’urbanisation humaine). Cette perpétuelle modification de l’environnement nécessite une évolution des agents qui doivent s’adapter à ces changements. Ainsi, les capacités de chaque espèce d’agents, de l’insecte à l’humain, doivent être vues comme le reflet d’une exigence de l’environnement. On peut donc facilement imaginer que l’environnement a guidé, façonné les systèmes perceptifs des agents qui y vivent. L’environnement est donc le monde perceptible qui nous entoure maiségalement celui sur lequel on peut agir. En effet, si l’environnement et l’agent sont liés par les systèmes perceptifs propres à l’agent, ils le sont également par leurs possibilités d’action puisqu’un agent aura un système neuro-musculo-squelettique propre, qui lui permettra d’agir spécifiquement sur son environnement. On parlera dès lors de système Agent-Environnement (SAE). Gibson (1959, 1979) a décrit une notion qui permet d’expliquer et de mieux comprendre ce lien indissociable entre agent et environnement : l’affordance. En accord avec la conceptualisation initiale de Gibson, Warren (1988) explique le choix d’un mode d’action par la perception d’une affordance . Sur la base d’une affordance, une fois le mode d’action choisi, l’agent devra alors contrôler son action. Ce travail de thèse porte précisément sur les mécanismes perceptivomoteurs qui sous-tendent le contrôle de l’action.
Le Cycle Perception-Action
L’approche écologique de la perception et de l’action postule que l’agent va pouvoir percevoir directement l’information et procéder au contrôle de l’action grâce à la mise en œuvre de mécanismes de contrôle simples et économiques. Cette interdépendance entre Perception et Action, représentée par une relation de causalité circulaire, place donc la Perception et l’Action au même niveau .
Lorsque le cycle Perception-Action est initié par la production d’un mouvement de l’agent (ou par la détection d’une information), cela entraîne une modification du flux optique qui contient les informations. A partir de la perception de ces informations, l’agent peut alors modifier son action (i.e., les forces produites) en conséquence et ainsi de suite. Davis et Ayers (1972) ont montré de manière élégante l’existence de cette relation circulaire entre la perception et l’action chez plusieurs espèces d’invertébrés marins. Ils ont soumis ces invertébrés à un flux optique dirigé vers l’arrière (i.e., correspondant à un mouvement vers l’avant) et ont enregistré la locomotion produite. Ils ont montré que le flux optique déclenche non seulement la locomotion, mais également que la vitesse de celui-ci module la vitesse de locomotion produite par ces invertébrés. Pailhous, Ferrandez, Fluckiger et Baumberger (1990) se sont également intéressés à l’influence du flux optique sur la locomotion, mais cette fois-ci chez des humains. Dans cette expérience, les auteurs demandaient aux participants de maintenir une vitesse de marche constante, tandis qu’ils manipulaient la vitesse du flux optique en appliquant un mouvement à la texture du sol. Dans une condition, la texture du sol bougeait dans la même direction que celle du déplacement des participants, ce qui avait pour conséquence une vitesse optique résultante inférieure à la vitesse de déplacement physique des participants. Dans la condition inverse, la texture du sol bougeait dans la direction opposée à la direction de déplacement des participants, ce qui donnait lieu à une vitesse optique résultante supérieure à la vitesse de déplacement physique des participants. Les résultats montrent que dans la condition proposant une vitesse optique résultante inférieure à la vitesse physique produite, les participants augmentent leur vitesse de marche. Dans la condition inverse, les participants réduisent leur vitesse de marche. Ces études permettent de mettre en évidence aussi bien chez l’homme que chez l’animal, cette influence mutuelle et indissociable entre information et mouvement.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : Cadre théorique
1. Introduction à l’approche écologique de la perception et de l’action
1.1. Les postulats fondateurs
1.1.1. La Perception directe
1.1.2. Le Système Agent-Environnement
1.1.3. Le Cycle Perception-Action
1.2. Présentation des concepts clés
1.2.1. La Configuration optique
1.2.2. Le Flux optique
1.2.3. Les Invariants
1.2.4. Les Informations
2. Présentation d’invariants utiles au contrôle des déplacements
2.1. Percevoir son déplacement
2.1.1. La direction de déplacement
2.1.2. La vitesse de déplacement
3. Le couplage Perception-Action
3.1. Les différents niveaux d’analyse
3.1.1. Couplage Information-Mouvement
3.1.2. Couplage Perception-Actuation
3.2. Expressions comportementales du couplage Information-Mouvement
3.3. Les Lois de contrôle
3.3.1. Définition, fonctionnement et caractéristiques des lois de contrôle
3.3.2. Les tâches d’interception
3.3.2.1. La loi de contrôle Vitesse Requise
3.3.2.2. La loi de contrôle ‘maintien de l’angle de relèvement constant’ (CBA)
3.3.3.2.1. Dispositif expérimental utilisé pour tester la loi de contrôle CBA
3.3.3.2.2. Présentation de l’information prise en compte et de la variable d’offset
3.3.3.2.3. Manipuler l’information en modifiant le déplacement du mobile
3.3.3.2.4. Cas particulier des trajectoires courbées
3.3.3.2.5. Différentes possibilités d’accéder à l’information
4. Problématique de la thèse
CHAPITRE 2 : L’interception et ses différentes lois de contrôle
1. Interception d’un mobile dans un environnement riche
2. Quelles informations pour réguler les déplacements ?
2.1. Le contrôle visuel de la locomotion
2.2. Complémentarité des lois de contrôle
CHAPITRE 3: Un principe de contrôle et différents agents
1. Effet de l’âge sur un principe de contrôle
2. Influence du mode d’accès proprioceptif sur un principe de contrôle
DISCUSSION GENERALE
1. Flexibilité des mécanismes perceptivo-moteurs
1.1. Complémentarité des différents modes d’accès à l’information
1.2. La complémentarité des informations
1.3. Flexibilité et lois de contrôle
2. Quelle place pour notre modèle “CBA-borné“ ?
2.1. Les limites du CBA
2.2. Le modèle « CBA-borné »
2.3. Le niveau d’analyse
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE