Introduction à la géographie du droit
Énoncé du problème
Lors d’un sommet à Vilnius en novembre 2013, le président ukrainien de l’époque, Viktor Ianoukovitch, a refusé de signer un partenariat (accord d’association ou AA) précédemment négocié avec l’Union européenne (UE). Ce partenariat aurait consisté à établir une zone de libre-échange, à accroître la coopération sectorielle ainsi que l’aide financière et à entreprendre un dialogue quant à la possibilité d’abolir le système de visas pour les Ukrainiens voyageant dans les pays membres de l’UE. Cet accord économique aurait également été accompagné de conditions politiques pour l’Ukraine : respect des principes démocratiques, de l’État de droit et des droits de l’homme. En octobre de la même année, soit environ un mois avant le sommet, Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, avait proposé d’accorder à l’Ukraine une réduction importante quant au prix de l’énergie et avait promis une aide financière de 15 milliards de dollars. Ces mesures auraient visé à ce qu’Ianoukovitch change d’idée quant à la signature de l’AA. L’Ukraine avait donc deux options : se rapprocher de l’UE et des pays occidentaux ou se rapprocher de la Fédération de Russie. La deuxième option a finalement été priorisée (Kuzio, 2015 : 161; Tsygankov, 2015 : 284; Kubicek, 2017 : 144).
Vers la fin de novembre 2013, des manifestations pro-européennes connues sous le nom d’Euromaïdan ont débuté sur la place Maïdan à Kiev. Les manifestants montraient leur mécontentement quant à la décision d’Ianoukovitch, président ukrainien de l’époque, de refuser la signature de l’AA. Ces soulèvements populaires ont mené au départ d’Ianoukovitch le 22 février 2014 et à la formation d’un nouveau gouvernement, action appuyée par les États-Unis et l’UE. Or, l’opinion des manifestants de l’Euromaïdan ne représentait pas l’opinion de l’ensemble de la population ukrainienne, d’où l’émergence de deux factions : les pro-occidentaux désirant se rapprocher de l’UE et de l’Ouest et les prorusses désirant se rapprocher de la Fédération de Russie. Des affrontements ont éventuellement eu lieu entre ces deux factions. Les événements du 26 février à Simferopol, en Crimée, ont souvent été qualifiés comme les affrontements les plus violents entre les pro-occidentaux et les prorusses. Le lendemain, soit le 27 février, des individus masqués ont pris d’assaut des bâtiments administratifs sur la péninsule incluant des locaux du Conseil suprême de la Crimée et Sergueï Aksionov, politicien prorusse, a été nommé en tant que nouveau premier ministre (Bebler, 2015 : 202- 204; Biersack et O’Lear, 2014 : 248). La Crimée est une péninsule d’une superficie approximative de 26 000 km2 qui est située géographiquement au sud de l’Ukraine et qui est entourée par la mer Noire et par la mer d’Azov (figure 1). Elle est peuplée d’environ deux millions d’habitants; 58,5 % se considérant Russes, 24,4 % se considérant Ukrainiens et 12,1 % se considérant Tatars. Dans ce contexte démographique et politique (majorité de la population qui se considère Russe et proclamation d’Aksionov comme nouveau premier ministre), le Conseil suprême de la Crimée a décidé de tenir un référendum d’autodétermination sur la péninsule (Bebler, 2015 : 202-204; Biersack et O’Lear, 2014 : 248). Le référendum du 16 mars 2014 a offert deux options aux citoyens : l’indépendance et l’incorporation subséquente à la Fédération de Russie ou l’accroissement de l’autonomie de la péninsule (il n’y avait pas d’option en faveur du statu quo avec l’Ukraine).
Avec une participation électorale élevée (83,1 %), l’incorporation au territoire russe a été l’option priorisée (96,77 % en faveur). Le lendemain, soit le 17 mars, la Crimée a officiellement déclaré son indépendance et a demandé à Moscou de se faire intégrer au territoire russe. Le 18 mars, le président Poutine a prononcé son discours concernant l’incorporation de la péninsule à la Fédération de Russie. Ensuite, le 21 mars a été signée la loi concernant l’incorporation de la Crimée et de la ville de Sébastopol à la structure politique et administrative russe. En raison des faits précédemment mentionnés, la Crimée est devenue la 22e République dans la structure administrative russe tandis que Sébastopol, à l’instar de Moscou et de St-Pétersbourg, est devenue une ville d’importance fédérale au sein de la Fédération de Russie. Le 11 avril, la nouvelle constitution de la Crimée a été adoptée (Biersack et O’Lear, 2014 : 250-251; Koposov, 2014 : 112).
Revue de littérature
La littérature concernant l’incorporation de la Crimée à la Fédération de Russie a jusqu’à ce jour permis d’expliquer deux principaux points : a) l’importance géopolitique de la péninsule et b) les justifications quant à son incorporation. Le premier point a permis d’étudier le contexte géopolitique de l’incorporation de la Crimée. Dans cette optique, les auteurs ont analysé les tensions entre la Fédération de Russie et l’Occident en accordant une attention particulière aux préoccupations sécuritaires de Moscou, telles que l’élargissement de l’OTAN près des frontières russes et la crainte que l’Ukraine ne soit éventuellement admise à cette organisation. Plusieurs auteurs ont étudié ces tensions selon une perspective pro-occidentale. Leur manière d’aborder l’incorporation de la Crimée coïncide donc avec le discours promu par des acteurs tels que Washington et Bruxelles. Certaines thématiques deviennent ainsi récurrentes : le possible retour vers une guerre froide, l’expansionnisme russe, le désir de la Fédération de Russie de se repositionner en tant que grande puissance et la 11 crainte qu’elle ne devienne une menace à la sécurité européenne (Allison, 2014; Kramer, 2015, Ambrosio, 2016).
Le second point a permis d’étudier les justifications de l’incorporation de la Crimée. Ces justifications ont été caractérisées par deux types de rhétoriques : une rhétorique légale et une rhétorique identitaire. Concernant la rhétorique légale, elle a fait référence à l’usage des principes du droit international visant à légitimer l’incorporation de la péninsule. Les auteurs abordant cette rhétorique ont analysé l’argumentaire légal russe selon une perspective juridique afin de le valider ou de le discréditer. Ils ont donc proposé une analyse critique de cet argumentaire. Pour certains, la rhétorique légale promue par les dirigeants russes serait légitime (Moiseev, 2015) tandis que pour d’autres, elle serait illégitime (Allison, 2014; Sayapin, 2015). Concernant la rhétorique identitaire, elle a fait référence à l’usage des liens historiques et territoriaux pouvant unir la Fédération de Russie à l’Ukraine. Les auteurs abordant cette rhétorique ont examiné la fragilité de l’identité russe depuis l’implosion de l’Union soviétique et l’importance perçue de l’Ukraine dans la définition de cette nouvelle identité. Ainsi, la décision d’incorporer la Crimée proviendrait d’aspirations identitaires et du désir subséquent de maintenir l’Ukraine dans la sphère d’influence de la Fédération de Russie (Hopf, 2016; Goble, 2016; Roberts, 2017). L’importance géopolitique de la Crimée ainsi que les justifications de son incorporation seront détaillées dans les pages qui suivent. Or, la revue de littérature effectuée par la chercheuse ne lui permet pas d’affirmer que des auteurs aient produit une analyse critique des travaux de leurs collègues.
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Table des matières
Résumé
Abstract
Liste des figures
Liste des tableaux
Liste des abréviations
Remerciements
Introduction
Chapitre 1. Problématique, revue de littérature, cadre théorique, cadre conceptuel et méthodologie .
1.1. Problématique
1.1.1. Énoncé du problème
1.1.2. Hypothèses et objectifs de recherche
1.1.2.1. Hypothèses de recherche
1.1.2.2. Objectifs de recherche
1.2. Revue de littérature
1.2.1. Importance géopolitique de la Crimée pour Moscou
1.2.2. Justifications de l’incorporation de la Crimée : rhétorique légale et identitaire
1.2.2.1. Rhétorique légale
1.2.2.2. Rhétorique identitaire
1.3. Cadre théorique
1.3.1. Constructivisme social
1.3.2. Politique intérieure
1.3.4. Application des théories dans le mémoire
1.4. Cadre conceptuel
1.4.1. Identité nationale
1.4.2. Nationalisme et concept affilié
1.4.2.1. Nation
1.5. Méthodologie
1.5.1. Méthodes de traitement des données
1.5.2. Source et collecte de données
Chapitre 2. Rhétorique légale : usage du droit international dans le cas de l’incorporation de la Crimée
2.1. Cadre théorique : introduction à la géographie du droit
2.2. Survol du droit international et des documents des Nations Unies
2.3. Interprétation de deux principes : autodétermination des peuples et intégrité territoriale desÉtats
2.3.1. Ukraine : coup d’État anticonstitutionnel, forces extrémistes et échec des négociations 52
2.3.1.1. Interprétation du mémorandum de Budapest : violation du document par les forces extrémistes à Kiev
2.3.2. Crimée : référendum légitime et respect de la volonté des habitants
2.4. Doubles standards occidentaux appliqués au droit international
2.4.1. Précédents du Kosovo et de l’île Mayotte
2.5. Diplomatie internationale liée à l’incorporation de la Crimée
2.5.1. Introduction à la résolution de l’ONU A/RES/68/262
2.5.2. États ayant voté pour le projet de résolution A/68/L.39
2.5.2.1. Considérations diplomatiques, alliances occidentales et sanctions
2.5.3. États ayant voté contre le projet de résolution A/68/L.39 ou s’étant abstenus
2.5.3.1. Considérations diplomatiques et alliances avec Moscou
2.5.4. Survol d’un développement récent : résolution de l’ONU A/RES/71/205
2.6. Conclusion de la rhétorique légale des dirigeants russes
Chapitre 3. Rhétorique identitaire : appropriation historique et culturelle de la Crimée
3.1. Cadre théorique : patrimoine et patrimonialisation
3.2. Relations entre l’État et l’Église
3.2.1. Survol de l’Union soviétique
3.2.2. Changements sous l’administration Eltsine
3.2.3. De Poutine à aujourd’hui
3.3. Unité des peuples slaves : Russes, Ukrainiens et Biélorusses
3.3.1. Relations entre l’Église orthodoxe russe et les diverses Églises ukrainiennes
3.3.2. Relations entre l’Église orthodoxe russe et l’Église orthodoxe biélorusse
3.3.3. Unité spirituelle : rôle de l’Église orthodoxe russe
3.3.4. Unité des peuples et revendications géopolitiques
3.3.4.1. Appropriation par le pouvoir politique : gloire militaire russe
3.4. Monument de Vladimir à Moscou
3.4.1. Contexte entourant l’érection du monument
3.4.1.1. Chroniques de Nestor : Vladimir en tant que père de la nation russe
3.4.2. Significations et controverses
3.5. Conclusion de la rhétorique identitaire des dirigeants russes
Chapitre 4. Discussion
4.1. Interprétation des résultats
4.2. Limites de la recherche
4.3. Recommandations pour des recherches futures
Conclusion
Bibliographie
Annexes
Annexe 1. Définitions des codes (thèmes)
Annexe 2. Vote de l’Assemblée générale des Nations Unies concernant le projet de résolution A/68/L.39
Annexe 3. Vote de l’Assemblée générale des Nations Unies concernant le projet de résolution A/71/484/Add.3
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