INTERPRÉTATIONS DE LA TENSION ENTRE PRINCIPES DE LUTTE ET PRATIQUE MILITANTE
CADRE MÉTHODOLOGIQUE:
Afin de répondre à ma question de recherche de façon cohérente et scientifique, j’ai entrepris une recherche qui repose sur l’étude de cas comme stratégie de recherche, dans une perspective féministe. Ainsi, j’ai étudié deux des trois collectifs locaux qui composent l’Union communiste libertaire (UCL). Les données ont été recueillies par des entrevues semi-dirigées auprès de six femmes et sept hommes, qui sont membres ou sympathisant-es. Le matériel produit par l’UCL (journal Cause Commune, site Internet) a complété la collecte de données, dans une perspective de triangulation.
Ce mémoire s’inscrit dans une approche féministe, c’est-à-dire qu’il adopte une perspective qui vise à rendre visibles les rapports de genre, qui sont généralement occultés dans la recherche traditionnelle (non féministe). Cela implique de mettre en lumière non seulement la sexuation du collectif étudié (Dunezat, 1997), mais aussi les processus qui insèrent les individus dans ces rôles différenciés, en partant des analyses des militant-e-s sur ce sujet Sur le plan méthodologique, le recours à une approche féministe n’impose pas de méthode de recherche spécifique. Elle implique plutôt un regard, une perspective particulière sur la méthode (Reinharz, 1992 : 241; Ollivier et Tremblay, 2000 :21) et une prise de conscience, toutes deux en lien avec la reconnaissance de la différence genrée et son impact sur le processus de recherche (Fontana et Frey, 2005 : 710-711). D’ailleurs, dans mes entrevues, le genre des interviewé-e-s a influencé non seulement l’analyse qu’ils et elles proposaient, mais également les circonstances d’entrevue (qualité de l’interaction, désirabilité sociale, solidarité/antagonisme, séduction, méfiance). Dans un premier temps sera présentée une mise en contexte de la « mouvance libertaire » ou encore « antiautoritaire » (Kruzynski et Delisle-L’Heureux, 2007). Il s’agira en même temps d’une mise en contexte historique et sociologique, qui me permettra par ailleurs d’insister sur la centralité de la lutte aux systèmes d’oppression, tant sur le plan macro que sur le plan du ici et maintenant. Ensuite, j’aborderai l’approche féministe de la recherche. À cet égard, la standpoint theory16 nous éclaire sur ce qu’elle implique en matière de rapport sujet-objet et en matière d’objectivité. Pour terminer, seront abordés les aspects proprement méthodologiques de la recherche : les techniques de collecte de données et le traitement et analyse de celles-ci.
APPROCHE FÉMINISTE, ÉPISTÉMOLOGIE, RAPPORT SUJET-OBJET ET STANDPOINT THEORY
Dans cette recherche, j’adopte une position épistémologique où je propose une analyse des données à travers le filtre de la théorie du «standpoint ». La standpoint theory propose une réflexion sur le lien entre sujet et objet de recherche. Plusieurs générations d’auteures s’y sont intéressées, des féministes marxistes jusqu’aux post-modernes. En ce qui concerne mon cadre d’analyse, il se situe plus près du« point de vue privilégié » (des groupes opprimés sur les mécanismes d’oppression) que de l’approche en termes de relativité des points de vue.
À cet égard, c’est surtout sur le plan épistémologique que la recherche féministe influence la méthodologie, en s’attachant notamment à considérer que les savoirs et les connaissances sont structurés par la position que l’individu occupe au sein des diverses hiérarchies sociales. L’asymétrie de vécu entre hommes et femmes au sein de ces rapports donne lieu à la même asymétrie dans l’analyse des rapports de genre (Harding, 2004, Thiers-Vidal, 2002). Il s’agit de prendre en considération la fonction idéologique de la science, qui demeure liée aux intérêts particuliers qui orientent le regard de la personne chercheuse (Delphy, 2001). Dans ma recherche, cette approche vaut autant pour les analyses produites par la chercheuse, que pour celles proposées par les militant-e-s lorsqu’appelé-e-s à se positionner sur les rapports de genre dans leur organisation.
LA GÉNÉRALISATION:
La généralisation se fait par rapport à des propositions théoriques, et non à des populations ou univers: le cas ne représente pas un échantillon à partir duquel on peut généraliser des théories ou des fréquences. L’univers de généralisation des propositions théoriques (Yin, 1994) de cette étude de cas est la mouvance libertaire. Le cas que j’ai retenu (FUCL) est représentatif sur le plan théorique (Roy, 2009 : 216), ce qui en ferait un « cas typique » (Yin, 1994). En effet, les principes de lutte de l’Union communiste libertaire rejoignent les idéaux anti-oppression et la « culture politique » du milieu libertaire (tel que définie plus tôt), surtout sur le plan des pratiques organisationnelles : horizontalité, rotation des tâches, démocratie directe, consensus. Je m’attends donc à ce que la littérature identifie en matière de rapports de pouvoir genres se retrouve aussi dans l’UCL.
L’ÉTUDE DE CAS COMME STRATÉGIE DE RECHERCHE
Cette recherche étant exploratoire, il est pertinent de recourir à un design de recherche reposant sur l’étude de cas. Par ailleurs, le choix de cette stratégie de recherche apparaît justifié dans un cas comme le mien, où je souhaite aborder les conditions contextuelles qui influencent les phénomènes investigués (Yin, 1994). L’étude de cas permet d’étudier en profondeur un cas ou un nombre limité de cas, pour aborder des questions qui dépassent ce cas. En fait, le cas est considéré comme un soussystème qui permet de comprendre un système plus large, notamment le contexte sociopolitique et l’organisation et la société «vue comme un tout intact et intégré» (Gagnon, 2005 : 14). Une étude de cas qui repose sur un nombre réduit de sites autorise la prise en compte d’un grand nombre de facteurs de causalité, ouvrant la porte à une profondeur d’analyse supérieure (Roy, 2009).
Le design de l’étude de cas fait l’objet de critiques, notamment en ce qui a trait à la validité interne et la valeur de sa généralisation (Yin, 1994). Or, la recherche qualitative ne vise pas la généralisation statistique, mais plutôt la « généralisation analytique », soit l’extension des conclusions issues du cas à un ensemble de propositions théoriques (Miles et Huberman, 2003; Roy, 2009; Yin, 1994) et à un contexte délimité par la théorie. Dans ce cas, les conclusions de mon étude pourraient s’étendre à des collectifs comportant des caractéristiques similaires.
L’Union des Communistes libertaires (UCL) existe depuis 2008, en remplacement de la section régionale québécoise de la NEFAC (North Eastern Federation of Anarchist Communists). L’Union régionale du Québec formait une organisation dans l’organisation depuis plusieurs années déjà. D’une part, la question de la langue et les défis liées à la traduction représentaient une première barrière. Par ailleurs, la différence en matière de contexte socio-politique entre les États-Unis, l’Ontario et le Québec rendait difficile l’édification de campagnes communes. L’Union régionale du Québec a rompu avec la NEFAC, et en octobre 2008, l’UCL est née lors du camp de refondation. L’UCL est une fédération de militant-e-s, réuni-e-s au sein de collectifs locaux, qui s’identifient à la tradition communiste dans l’anarchisme, c’est-à-dire qu’elles et ils endossent les principes du communisme, mais refusent la phase transitoire par un État. Les voies d’action prônées sont l’implication des militant-e-s dans les mouvements sociaux, dans une perspective de radicalisation de ces derniers. Par ailleurs, l’UCL se consacre au développement théorique et à la diffusion des idées anarchistes par des actions collectives et voies de communication (blogues, émission de radio « Voix de faits », journal « Cause Commune », publications).
TECHNIQUE DE COLLECTE DE DONNÉES : ENTREVUES SEMI-DIRIGÉES
Afin de recueillir les données nécessaires à l’analyse, des entrevues individuelles semidirigées ont été menées. La thématique de la recherche et ses objectifs justifient le recours à ce type de méthode de collecte de données.
TRAITEMENT ET ANALYSE DES DONNEES
J’ai d’abord transcrit intégralement les entrevues. Par la suite, j’ai effectué un codage intuitif et inductif à l’aide du logiciel libre WeftQda. Les extraits ont été classés, sans catégorisation a priori. J’ai dû refaire le codage, parce que mon inexpérience s’est traduite par la création de codes trop détaillés et aléatoires. Le second codage a été réalisé à l’aide du logiciel Nvivo 2. Cette ancienne version du logiciel est beaucoup plus conviviale que WeftQda, tout en offrant des fonctionnalités suffisantes. Par ailleurs, ma première expérience de codage a fait en sorte que j’ai pu aborder la seconde de façon plus organisée et plus méthodique. Mon matériel m’était plus familier et j’avais eu le temps de réfléchir sur la forfrie que pourrait prendre mon analyse. Mon arborescence a été composée des grandes catégories suivantes :
• principes : anti-oppression, féministes, non hiérarchiques, anticapitalistes, etc;
• activités militantes : publications, actions publiques, développement théorique, division des tâches, leadership, prise de parole, processus, intégration des nouvelles personnes, etc.;
• processus transversaux : division sexuelle du travail, sous-représentation, rapports égalitaires, rapports de pouvoir, articulation des luttes, etc.;
• stratégies : disempowerment, féminisation, alternance homme-femme, clarification des malaises, etc.;
• analyses de l’articulation entre principes et pratiques (manque de solution, mieux qu’avant, mieux qu’ailleurs, travail à faire, etc.). Cette arborescence a servi de structure à la rédaction des chapitres d’analyse : un premier qui expose les contradictions entre les principes et les pratiques, un second qui met en lumière les interprétations empiriques de ces tensions et un dernier qui propose un retour théorique sur la possibilité de la cohérence féministe dans une organisation mixte.
L’ARTICULATION DES PRINCIPES ET DES PRATIQUES EN MATIÈRE DE RAPPORTS DE GENRE : « L’AMBIVALENCE NORMATIVE » :
Comme je l’ai souligné au chapitre précédent, les libertaires « contemporain-e-s » (postSeattle) sont organisés autour de principes égalitaires et antisexistes, refusant toute forme de hiérarchie et d’oppression. Or, plusieurs auteur-e-s soulignent l’inégalité des statuts entre hommes et femmes, l’invisibilisation du travail des femmes, leur sous représentation ainsi qu’une division sexuelle du travail militant dans les mouvements sociaux, dont la mouvance libertaire20 . Cet écart entre les principes et les pratiques militantes dans les organisations libertaires devait être investigué davantage. Malgré ces présomptions issues de la littérature, il me paraissait scientifiquement impossible de prendre pour acquis que ces dynamiques allaient nécessairement se retrouver à njCL. Il était tout aussi impossible d’en présumer l’arrangement particulier, chaque organisation étant structurée selon un régime de genre21 particulier. Je devais donc confirmer à la fois l’importance que revêtent ces principes égalitaires et antisexistes pour les personnes militantes rencontrées et les mettre en rapport avec les pratiques (les mécanismes, les processus d’assignation).
LES PRINCIPES CENTRAUX SONT D’ABORD ANTICAPITALISTES:
Dans l’approche du MS S, il est pertinent de s’interroger sur les motivations individuelles à l’engagement. Cela fournit des indices sur les divisons sociales reconnues et considérées prioritaires. Par conséquent, les militant-e-s ont été questionnés sur les principes qui, selon eux et elles, caractérisaient leur organisation et la mouvance libertaire. Par la suite, je les ai invité-e-s à s’exprimer sur le cheminement et les raisons qui les ont amenés à s’impliquer à l’UCL en particulier. Tant les principes nommés que les motivations individuelles à l’engagement permettent de conclure à la centralité des principes anti oppression et anticapitaliste, alors que la question des rapports de genre semble pour sa part moins déterminante, sauf pour les femmes militantes.
PRINCIPES ASSOCIES A LA MOUVANCE LIBERTAIRE ET A L’UCL
Que signifie le fait d’être libertaire pour les personnes interrogées? Elles insistent toutes sur l’importance des principes d’autonomie, d’opposition aux hiérarchies et oppressions, en plus de souligner la nécessité d’entretenir des rapports égalitaires les un-e-s avec les autres. La question des relations de genre n’est abordée que par deux hommes, alors que plusieurs militants ne spécifient pas l’égalité des hommes et des femmes. Les femmes militantes insistent davantage sur la question du féminisme, et en font une condition de l’anarchisme.
LES MOTIVATIONS INDIVIDUELLES A LADHESION A L’UCL
Dans la perspective du mouvement social sexué, la motivation individuelle à participer à une organisation représente un indicateur du rapport social constitutif de celle-ci (Dunezat, 1999). J’ai donc demandé aux répondant-e-s de s’exprimer sur les raisons qui motivent leur adhésion à l’UCL afin d’identifier le rapport social prédominant.
LES MILITANT-E-S PRÉSENTENT DIVERS DEGRÉS DE FÉMINISME
Au niveau individuel, toutes les personnes interrogées s’identifient comme féministes, se situant dans une approche matérialiste et/ou radicale. Certaines reconnaissent s’inspirer des réflexions queer, bien qu’il ne s’agisse pas de l’élément central de leur approche.
LES DIVERSES DÉFINITIONS DES RAPPORTS DE POUVOIR ET LEURS IMPACTS SUR L’ÉVALUATION DU RAPPORT ENTRE PRINCIPES ET PRATIQUES
D’une part, la tension entre les principes égalitaires/antisexistes de l’UCL et la pratique militante est alimentée par le fait que les militant-e-s proposent une variété de définitions de ce que représente, pour eux et elles, un rapport de pouvoir. Par conséquent, plusieurs rapports de pouvoir (tels que je les ai définis dans le cadre théorique) sont invisibilisés. Plusieurs des contradictions nommées au chapitre 3 ne sont pas interprétées comme relevant de rapports de pouvoir. Ceci pourrait expliquer que de nombreuses personnes militantes rencontrées décrivent l’UCL comme une organisation égalitaire. D’autre part, dû au caractère assez imprécis et parfois subtil des rapports de pouvoir (dû à leur caractère systémique et systématique), les militant-e-s avouent qu’il leur est difficile de les repérer. À cet effet, plusieurs soulignent la contribution des caucus non mixtes dans l’identification des rapports de pouvoir et la constitution d’un rapport de force. En dernier lieu, je mettrai en relief l’idée répandue chez les militant-e-s que l’UCL est une organisation égalitaire, ce qui n’est pas sans lien avec le fait que beaucoup considèrent les rapports de pouvoir comme des actes d’agressivité ou d’autorité coercitive.
CONCLUSION:
Cette recherche visait à identifier les différentes analyses des militant-e-s de l’UCL en ce qui concerne l’écart entre les principes féministes de l’organisation (discours d’égalité) et les pratiques militantes. Ultimement, je souhaitais identifier les vecteurs les plus coriaces de la reproduction des rapports de pouvoir genres, c’est-à-dire les modalités de la reproduction dans un contexte où l’idéologie dominante en la matière, c’est-à-dire l’essentialisme, le naturalisme et l’approche « culturelle » ne peuvent être invoqués pour justifier la différence. Les libertaires post-Seattle ont également évacué l’idée du « grand soir » et s’organisent afin que les fins et les moyens de l’action correspondent. Quelles analyses invoquées par les ucélien-ne-s nous informent sur les vecteurs de reproduction des rapports de pouvoir et le maintien de l’écart entre principes et pratiques?
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Table des matières
INTRODUCTION ET MISE EN CONTEXTE
Mise en contexte : la mouvance libertaire contemporaine
CHAPITRE 1 PROBLÉMATIQUE ET ÉLÉMENTS THÉORIQUES
1.1 Éléments de problématique
1.2 Pertinence de la recherche
1.3 Éléments théoriques
1.3.1 Rapports de genre et rapports de domination
1.3.2 Positions sociales et positionnantes
1.3.3 Des rapports de pouvoir genres?
1.3.4 La centralité de la division sexuelle du travail
1.3.5 Les mouvements sociaux sexués
CHAPITRE 2 CADRE MÉTHODOLOGIQUE
2.1 Approche féministe, épistémologie, rapport sujet-objet et standpoint theory
2.2 La généralisation
2.3 Lf étude de cas comme stratégie de recherche
2.4 Le cas à l’étude : l’union communiste libertaire (UCL)
2.5 Technique de collecte de données : entrevues semi-dirigées
2.6 Traitement et analyse des données
CHAPITRE 3 L’ARTICULATION DES PRINCIPES ET DES PRATIQUES EN
MATIÈRE DE RAPPORTS DE GENRE : « L’AMBIVALENCE NORMATIVE »
3.1 Les principes centraux sont d’abord anticapitalistes
3.1.1 Principes associés à la mouvance libertaire et à l’UCL
3.1.2 Les motivations individuelles à l’adhésion à l’UCL
3.1.3 Les militant-e-s présentent divers degrés de féminisme
3.2 L’ambivalence normative : l’écart entre les principes et les pratiques :
3.2.1 Organisation pro-féministe et sous-représentation des femmes
3.2.2 Le principe de rotation des tâches et la division sexuelle du travail
militant
3.2.3 Principes d’équité dans la prise de parole et pratiques discursives oppressives
3.2.4 Triple oppression, anarcha-féminisme et hiérarchisation des luttes
3.2.5 Le principe du « privé est politique » et les rappports de pouvoir dans les
espaces informels
CHAPITRE 4 LES RESSOURCES EXPLICATIVES, OU LES EXPLICATIONS DE LA
TENSION ENTRE PRINCIPES ET PRATIQUES
4.1 Le rapport entre principes et pratiques s’exprime surtout en termes de « tension » qu’en termes de contradiction
4.2 Les diverses définitions des rapports de pouvoir et leurs impacts sur revaluation du
rapport entre principes et pratiques
4.3 Des défis liés à l’identification des rapports de pouvoir dans la pratique
4.4 Par conséquent, l’UCL est définie comme espace égalitaire
4.5 Les défis liés à l’intervention sur les rapports de pouvoir
4.5.1 L’intervention pour annihiler les rapports de pouvoir genres: une force de travail
qui s’incarne dans des stratégies
4.5.2 Aborder les rapports de pouvoir genres
4.6 Réduire la tension entre principes et pratiques?
4.6.1 Des explications relativistes
4.6.2 des améliorations à approfondir
CHAPITRE 5 SYNTHÈSE ET DISCUSSION
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