Interfaces mobiles
En proie à l’ennui d’un jour de pluie, nous regardons par la fenêtre. Détournons un instant notre regard des nuages lourds pour le tourner vers les gouttes qui tombent sur la vitre, devant nos yeux. Elles adoptent des formes de larme, arrondies, différentes de celles des flaques éparpillées çà et là, beaucoup plus plates. Outre cette différence de forme, leur dynamique est également spéciale : avant de rejoindre le ruissellement omniprésent qui s’écoule rapidement dans les rigoles et les caniveaux, ces gouttes sont lentes : elles peinent à dévaler la surface pourtant verticale de la vitre. Le ruissellement a lui aussi des caractéristiques étonnantes : il n’a lieu que si le solide sur lequel il s’écoule ne permet pas à l’eau de s’infiltrer. Si l’infiltration perturbe peu les sols, ces ruissellements en revanche creusent des rigoles, stigmates de l’érosion par l’eau.
Le comportement des liquides peut ainsi être contradictoire, suivant la quantité considérée. A grande échelle, l’eau s’étale, du fait de la gravité, et forme des étendues planes : flaques, lacs et océans. La situation est différente à plus petite échelle : une goutte d’eau posée sur un solide adopte une forme de calotte sphérique. De même, une petite goutte de pluie qui tombe est ronde. Cette différence de forme est due à une proportion plus grande, dans la goutte, d’interfaces liquide-air, coûteuses en énergie. A petite échelle, ce sont les interfaces qui sculptent la goutte et la poussent à adopter une forme sphérique.
Réduire la quantité de liquide conduit également à un effet accru du contact avec le solide. Si les rivières coulent à vitesse élevée malgré la très faible pente qui les entraîne, les gouttelettes peuvent rester piégées sur la surface verticale d’une vitre. Cette résistance au mouvement provient de l’accrochage dans la zone où liquide, solide et gaz coexistent, qui devient prépondérante pour de petits volumes. Un moyen de diminuer cette résistance est de réduire au maximum l’étalement de la goutte, qui devient alors non mouillante : si le contact avec le solide est très réduit, il est facile de mettre la goutte en mouvement, et les vitesses atteintes en inclinant légèrement son substrat sont très élevées. Enfin, dans le cas où le solide est fragmenté et forme des grains, l’écoulement sur un tas change du tout au tout selon que le liquide s’étale sur les grains ou refuse de pénétrer dans les interstices du milieu granulaire. Cette thèse s’intéresse à ces échelles où les interfaces dominent, et particulièrement à l’influence de celles-ci sur la dynamique des liquides dont elles sont la frontière.
Capillarité et mouillage
Tension de surface
Dans un liquide, les molécules interagissent entre elles de façon attractive : cette attraction mutuelle est d’ailleurs assez forte pour maintenir un état condensé (de densité proche de celle du solide), malgré le désordre présent du fait de l’agitation thermique. La capillarité est la science des interfaces liquides. Au voisinage de ces frontières, les molécules interagissent avec un nombre réduit de voisines, ce qui conduit à une augmentation de l’énergie totale du système.
S’il est fluide, le système évolue en minimisant son énergie, ce qui conduit à une minimisation de la surface lorsque les phénomènes de capillarité dominent. C’est la raison pour laquelle les gouttes libres en apesanteur adoptent une forme sphérique. Plus couramment, on observe que les petites gouttes ont des formes rondes, qu’elles proviennent de la rosée, soient en suspension dans un brouillard ou tout simplement posées sur une surface solide. Par ailleurs, cette tendance à minimiser la surface explique pourquoi un cylindre liquide est instable et se brise en gouttelettes, comme observé sur le filet d’un robinet ou lorsqu’on mouille uniformément un fil (voir figure 1(a)). La tension de surface traduit donc aussi le fait que la surface liquide ne veut pas se déformer. Ainsi, on peut faire flotter par capillarité de petits objets à la surface d’un bain (figure 1(b)), et la tension de surface est la force de rappel qui détermine la propagation des petites rides à la surface d’une mare (figure 1(c)).
L’unité de tension de surface est le J/m2 , ce qui correspond aussi à des N/m. Il s’agit véritablement d’une tension, puisque l’interface est « tendue » par cette force par unité de longueur de manière analogue à une membrane élastique, comme le montre l’expérience suivante : on forme un film de savon sur un cadre, au milieu duquel est posé une aiguille (voir figure 2(a)). Initialement, la tension du film tire sur les deux côtés de l’aiguille de manière équivalente. En revanche, si l’on crève l’un des côtés du film, l’équilibre est brisé et la partie intacte du film va tirer l’aiguille à elle, afin de diminuer sa surface en la déplaçant. Une façon similaire d’effectuer cette expérience est d’utiliser un fil, qui peut être mis en tension par la tension de surface du film de savon (figure 2(b)).
Angle de contact
Une goutte de liquide au contact d’une surface solide va, selon l’affinité entre solide et liquide va, soit s’étaler en une mince flaque (comme l’huile sur la plupart des surfaces), soit au contraire former une calotte sphérique (comme l’eau sur la surface d’une toile cirée par exemple). Cela dépend de la valeur de l’énergie de surface initiale solide-gaz γSG par rapport aux énergies correspondants aux deux nouvelles interfaces créées, liquide-gaz γ et liquidesolide γLS. Si γSG > γLS + γ, il est favorable pour le liquide de s’étaler, en intercalant le liquide entre le solide et le gaz. Le liquide s’étale spontanément et on alors parle de mouillage total. Au contraire, si γSG < γLS + γ, le liquide forme des gouttes, et on parlera de mouillage partiel. Dans la suite nous nous intéressons exclusivement à ce dernier cas. L’équilibre entre ces trois tensions interfaciales au voisinage de la ligne triple détermine l’angle de contact θ que forme la goutte avec son substrat. A l’équilibre, le travail δW (par unité de longueur transverse) nécessaire pour faire avancer la ligne de contact d’une longueur dl doit être nul.
Pourquoi s’intéresser aux gouttes en mouillage nul ?
L’hystérésis de mouillage peut gêner ou même empêcher le déplacement de gouttes. Or les gouttes non mouillantes sont généralement caractérisées par un très faible écart entre θa et θr, ce qui réduit d’autant la force d’hystérésis. Mais cet effet ne suffit pas à lui seul à expliquer leur très grande mobilité par rapport aux gouttes sur des surfaces courantes. Lorsqu’une goutte est en mouvement, il y a cisaillement de la goutte puisque le liquide doit être immobile au contact du substrat. Ce cisaillement conduit à de la dissipation par viscosité du liquide, ce qui ralentit la goutte : une goutte de sirop de canne coule plus lentement qu’une goutte d’eau, alors qu’elles ont des propriétés de mouillage similaires. Au voisinage de la ligne de contact, la goutte a une forme de coin et la distance entre la surface libre et le substrat décroît, ce qui provoque une divergence du cisaillement et donc de la dissipation (voir figure 6(a)). La plus grande part de la dissipation interne dans une goutte en mouvement a ainsi lieu le long de ses bords [HS71] et c’est généralement le facteur dominant qui détermine sa vitesse de dévalement [PFL01], ce qui explique que l’angle de contact soit un critère crucial dans la dynamique des gouttes. Dans le cas d’une goutte non mouillante, l’angle de contact est très grand, proche de 180◦ . Comme on s’éloigne d’une forme en coin, la divergence visqueuse disparait, et la dissipation est nettement réduite : les gouttes non mouillantes sont très mobiles, comme le montre l’exemple classique du mercure, anciennement désigné par le nom de vif-argent pour cette particularité. La friction qui s’exerce sur ces gouttes est très faible, et dans la première partie de ce manuscrit, on cherchera à en dégager les caractéristiques pour trois types de gouttes non mouillantes : la caléfaction, les surfaces superhydrophobes et les gouttes enrobées.
l’image d’une goutte posée, on peut mesurer la tension de surface du liquide [DGBWQ04]. Cependant, il est généralement préférable d’utiliser pour cela la méthode de la goutte pendante, qui repose sur le même équilibre entre tension de surface et gravité mais sans dépendre de l’angle de contact.
Dans le cas d’une goutte en mouillage nul, en utilisant θ = 180◦ , on obtient les formes décrites par la figure 7(a). Deux limites apparaissent, suivant la taille de la goutte. Pour une goutte petite devant la longueur capillaire, la goutte est quasi sphérique (figure 7(b)). En effet, cela correspond au cas κ0 ≫ z/a2 dans l’équation (7), c’est-à-dire à une courbure constante. Son volume Ω est bien décrit par la forme sphérique, à savoir Ω ∼ R3 et sa hauteur H est proportionnelle au rayon (figure 7(d)). Au contraire, pour une goutte de grande volume Ω devant a3 , c’est le terme z/a2 qui domine, et la courbure sur le dessus de la goutte est nulle. On obtient une « flaque » d’épaisseur constante égale à 2a, sauf sur les bords de la goutte, dont la taille vaut typiquement a (voir figure 7(c)). Comme constaté dans la figure 7(d), le volume est alors décrit au premier ordre par Ω ∼ aR2 . Pour l’étude de la friction de gouttes non mouillantes , on considérera de telles grosses gouttes.
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Table des matières
Introduction
1 Interfaces mobiles
2 Capillarité et mouillage
3 Anatomie d’une goutte non mouillante
I Friction de gouttes en mouillage nul
1 Caléfriction
1.1 Le phénomène de caléfaction
1.1.1 Définition
1.1.2 Histoire et contexte scientifique
1.1.3 Quand une goutte fait son film
1.2 Friction d’un solide en caléfaction
1.2.1 Dispositif expérimental
1.2.2 Résultats
1.2.3 Discussion
1.3 Gouttes en caléfaction
1.3.1 Mesure des forces
1.3.2 Deux régimes différents
1.3.3 Quelques remarques
1.3.4 Caléfaction double
1.4 Bilan sur la friction en caléfaction
2 Friction sur un substrat superhydrophobe
2.1 L’effet lotus
2.1.1 De l’hydrophobie à la superhydrophobie
2.1.2 Surfaces naturelles et artificielles
2.1.3 Dynamique sur des surfaces superhydrophobes
2.2 Dévalement d’une goutte
2.2.1 Une expérience galiléenne
2.2.2 Préparation et caractéristiques des substrats
2.2.3 Résultats expérimentaux
2.3 Modèles de friction
2.3.1 Ordres de grandeur
2.3.2 Dissipation visqueuse sur le sommet des textures
2.3.3 Goutte qui roule
2.3.4 Dissipation dans l’air sous-jacent
2.3.5 Couche limite visqueuse
2.4 Bilan
2.4.1 Modèle à deux couches
2.4.2 Diagramme de phase
2.4.3 Comparaisons
2.4.4 Limites du modèle
2.5 Conclusion
3 Friction de gouttes enrobées
3.1 Gouttes et grains hydrophobes
3.1.1 La nature aussi joue aux billes
3.1.2 Naissance et stabilité d’une interface composite
3.1.3 Billes liquides
3.2 Formation de gouttes enrobées
3.2.1 Ingrédients
3.2.2 Préparation de la goutte
3.2.3 Formes statiques, répartition des grains
3.3 Dynamique
3.3.1 Préliminaires : dévalement d’une goutte visqueuse
3.3.2 Gouttes peu visqueuses
3.3.3 Modèle de couche limite
3.3.4 Influence des grains
3.4 Friction de gouttes non mouillantes : bilan
3.4.1 Gouttes enrobées
3.4.2 Superhydrophobie et gouttes enrobées
3.4.3 Dissipation à des interfaces variées
II Dynamiques de fronts
4 Conditions d’imprégnation d’une poudre
4.1 Prologue
4.1.1 Imprégnation de milieux poreux
4.1.2 La montée capillaire
4.1.3 Des liquides et des grains
4.2 Imprégnation de grains : cas monodisperse
4.2.1 Méthodes expérimentales
4.2.2 Angle critique d’imprégnation
4.2.3 Description théorique
4.3 Polydispersité
4.3.1 Exemple élémentaire de polydispersité
4.3.2 Dispositif expérimental
4.3.3 Modélisation
4.4 Forçage hydrostatique
4.4.1 Observations expérimentales
4.4.2 Un peu de théorie
4.4.3 Comparaison avec l’expérience
4.5 Défauts dans l’empilement
4.5.1 Mesures de compacité
4.5.2 Interprétation
4.6 Conclusion
5 Erosion de sols hydrophobes
5.1 Différents mécanismes d’érosion
5.1.1 Transport éolien et sédimentaire
5.1.2 Du tas au château de sable
5.1.3 Egrainer par des grains
5.1.4 Sols hydrophobes et gouttes enrobées
5.2 Erosion d’une goutte
5.2.1 Lit incliné
5.2.2 Fraction de surface
5.2.3 Distance d’enrobage
5.2.4 Arrêt et fragmentation
5.3 Gouttes successives
5.3.1 Pesée de grains
5.3.2 Influence du mouillage
5.3.3 Préliminaires à la rivière
5.3.4 La goutte creuse aussi son lit
5.4 Perspectives
Conclusion
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