Processus d’élaboration méthodologique pour la construction de multiples représentations systémiques de l’environnement
Multiples enjeux écologiques et sociaux de l’aménagement des bassins versants au Laos
Le Mékong est le plus long fleuve du sud-est asiatique. Il prend sa source sur le plateau tibétain, traverse les régions montagneuses du Myanmar et du nord du Laos, le plateau du nord-est thaïlandais et la plaine alluviale du Tonle Sap au Cambodge, avant de former un large delta au Vietnam. Il se jette dans la mer de Chine avec un débit annuel moyen de 15 000 m3/s, après avoir parcouru environ 4500 km, drainant un bassin de 795 000 km2. Marqué par un climat tropical de mousson, le Mékong enregistre des variations saisonnières de débit importantes ; jusqu’à 90% de son volume annuel s’écoule ainsi pendant la saison des pluies, de mai à octobre (MRC, 2010). Sur ces variations repose le fonctionnement d’un ensemble d’agroécosystèmes productifs, dont les plus connus sont le lac du Tonle Sap et le delta du Mékong. Or, sur les 60 millions d’habitants du bassin du bas Mékong, 75% dépendent du Mékong et de ses affluents pour l’agriculture et la pêche (Grumbine et al., 2012). Le fleuve relie des pays à l’histoire mouvementée, et connaissant encore aujourd’hui de fortes inégalités économiques (Tableau 1.1).On peut distinguer d’un côté des économies dites émergentes, classées parmi les « pays à revenus moyens hauts » par la Banque Mondiale : Chine, Thaïlande, Vietnam, et de l’autre des économies encore inscrites en 2015 parmi les « pays les moins avancés » des Nations-Unies, ou « pays à revenus moyens bas » de la Banque Mondiale, mais riches en ressources naturelles convoitées (forêts, potentiel hydroélectrique, ressources minières) : Myanmar, Laos, Cambodge. L’exploitation de ces ressources entraîne un grand nombre de changements dans les pays concernés.
Un commencement marqué par la guerre froide et ses conflits (1946-2000)
Le développement hydroélectrique du Mékong est depuis ses débuts marqué par le contexte géopolitique de la région5. La première étude technique sur l’aménagement du fleuve est publiée en 1952 par la Commission économique pour l’Asie et l’Extrême-Orient (Economic Commission for Asia and the Far East, ECAFE) des Nations-Unies, avant même la fin de l’occupation française de l’Indochine. Un schéma de développement suit en 1957, qui identifie sept barrages potentiels le long du Mékong, et un sur l’un de ses affluents, la Nam Theun (Molle et al., 2009). Est alors créé le Comité du Mékong (Mekong Committee), sous les auspices des Nations-Unies, qui a pour mission de promouvoir, coordonner et contrôler le développement des projets d’aménagement du bassin du Mékong (Molle et al., 2009), dans la partie qui longe les quatre pays membres – Thaïlande, Laos, Vietnam du Sud et Cambodge –, et qui exclue donc la partie amont du fleuve située en Chine.
Le premier plan de développement est publié par le Comité en 1970, et liste 180 projets potentiels à l’échelle du bassin (Molle et al., 2009). Les États-Unis s’impliquent particulièrement dans le financement du Comité et dans les études de faisabilité des barrages (Molle et al., 2009), en parallèle d’un engagement militaire et paramilitaire intense au Vietnam et au Laos. C’est ainsi grâce à leur soutien financier et technique que la Thaïlande, leur allié régional dans le contexte de la guerre froide, développe ses infrastructures de transport, de gestion de l’eau et d’électricité, notamment dans le nord-est du pays, et crée en 1968 l’entreprise d’État en charge de la production et de la distribution de l’électricité (Electricity Generating Authority of Thailand, EGAT) (Molle et al., 2009). À cette période est également construit le barrage de Nam Ngum au Laos, qui sera achevé en 1971 en pleine guerre civile, dans la zone contrôlée par la partie soutenue par les États-Unis. Les autres projets du Comité du Mékong ne se concrétisent pas, du fait de l’enlisement des conflits au Vietnam et au Laos, de l’arrêt des financements américains, puis du retrait du Cambodge du Comité en 1975. Le Comité se restreint alors à l’étude de barrages de taille moyenne sur les affluents du Mékong (Hirsch, 2010). Dans les années 1980, la Thaïlande cherche à raviver les projets de grands barrages afin de répondre à sa demande croissante en énergie. Mais elle est confrontée, au début des années 1990, à l’attention croissante portée à l’échelle internationale sur les conséquences négatives des grands barrages, ainsi qu’à une opposition écologiste locale (Hirsch, 2010).
Un développement sous l’égide des institutions financières internationales
À la fin de la guerre froide, et suite à l’ouverture des pays communistes à l’économie de marché6, la Banque Mondiale, la Banque de développement asiatique (Asian Development Bank, ADB) et les agences d’aide bilatérales occidentales proposent à nouveau des aides et des opportunités d’investissement. Une nouvelle étude est publiée en 1991 par la Banque Mondiale, proposant vingt-trois projets de barrages d’ici à 2010, dont Nam Theun 2 et Theun Hinboun, tandis que le deuxième plus grand barrage au Laos, le Xeset 1 (45 MW) est construit dans le sud du pays (Molle et al., 2009) ; en 1992, le programme Greater Mekong Sub-Region (GMS) est lancé par l’ADB afin de promouvoir la construction d’infrastructures de transport et d’électricité. À la suite de la conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement de juin 1992, dit sommet de Rio, le Comité du Mékong devient la Commission du Mékong (Mekong River Commission, MRC).
Signé en 1995, l’accord de création de la MRC donne une grande importance au développement durable et à la gestion intégrée du bassin versant, mais le développement hydroélectrique y reste un sujet central (Hirsch, 2010). En parallèle, plusieurs barrages financés par l’ADB et la Banque Mondiale soulèvent des controverses en Thaïlande (Pak Mun en 1994), au Vietnam (Yali Falls en 1996) et au Laos (Theun Hinboun en 1998) (Hirsch, 2010). Ces controverses, ainsi que la crise économique asiatique qui ralentit la croissance des besoins en énergie thaïlandais, freinent l’engouement de la MRC pour les barrages sur le cours du Mékong. En réponse à l’opposition grandissante aux grands barrages, la Banque Mondiale et l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) organisent la Commission Mondiale sur les Barrages (World Commission on Dams, WCD), de 1998 à 2000, qui débouche sur la publication d’un guide pour le développement hydroélectrique (World Commission on Dams, 2000). Le barrage Nam Theun 2, approuvé en 2004 et mis en service en 2010, est alors présenté par la Banque Mondiale comme une vitrine de ses politiques de sauvegarde sociales et environnementales ; néanmoins la longueur du processus de concertation impliquant la société civile, retardera la mise en place du barrage et poussera le gouvernement laotien à déconsidérer ce genre de procédure à l’avenir (Hirsch, 2010).
La multiplication du nombre de projets de barrages
Ces controverses n’ont pas empêché l’explosion du nombre de projets de barrages sur les affluents du Mékong à partir des années 2000 et jusqu’à aujourd’hui (Hirsch, 2010). Le pays abriterait en juillet 2016 vingt-cinq barrages construits, dix-huit en cours de construction et trente-neuf en projet (Ministry of Energy and Mines, 2015)(Figure 1.1). Les barrages sur le cours même du Mékong sont également revenus sur le devant de la scène, dans les zones où les deux rives du fleuve appartiennent au même pays : la Chine, le Laos, le Cambodge et le Vietnam : douze projets de barrages hydro-électriques le long du bas Mékong ont ainsi vu le jour (Grumbine et al., 2012). Deux barrages sont aujourd’hui en construction au Laos : le barrage de Xayaburi (1200 MW) au nord, et le barrage de Don Sahong (260 MW) au sud.
Les barrages sont ainsi de plus en plus nombreux, mais aussi plus grands. Le barrage de Xayabouri sera ainsi trois fois plus grand que Nam Theun 2, le plus grand barrage actuel au Laos (Merme et al., 2014). Ce développement peut s’expliquer par une série de facteurs extérieurs (Hirsch, 2010) : l’augmentation du prix du pétrole, la promotion des énergies non carbonées dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, mais aussi la hausse du potentiel de production hydroélectrique du fleuve du fait de l’augmentation du débit de saison sèche, liée à la mise en service des barrages chinois en amont. En effet, la Chine a déjà construit plusieurs barrages sur la partie amont du fleuve, nommée Lancang. Parmi les vingt-et-un sites potentiels identifiés dès les années 1950, une série de huit barrages est planifiée, dont le premier est mis en service en 1995 (Manwan, 1550 MW). À partir de 2001, le développement de la Lancang s’accélère avec la création de l’entreprise d’État Yunnan Lancang Hydropower Development Corporation (YLHDC)7. Le second barrage de la cascade est achevé en 2003 (Dachaoshan, 1350 MW). Le sixième, Gongguoqiao, est aujourd’hui en construction (Hirsch, 2010; Matthews et Motta, 2013). Or sur les 475 km3 d’eau déversés annuellement par le Mékong dans la mer de Chine, 16% proviennent en moyenne des pays amont (Chine, Myanmar) (MRC, 2010), part qui monte à près de 30% en saison sèche (Campbell, 2007). Cette explosion du nombre de projets hydroélectriques dans le bassin du Mékong répond à une demande en énergie croissante de la part du Laos et de ses voisins.
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Table des matières
LISTE DES FIGURES
LISTE DES TABLEAUX
LISTE DES ABRÉVIATIONS
INTRODUCTION
Partie 1 : Intérêt de l’étude de multiples finalités de l’environnement dans un bassin versant au Laos
1 MULTIPLES ENJEUX ÉCOLOGIQUES ET SOCIAUX DE L’AMÉNAGEMENT DES BASSINS VERSANTS AU LAOS
1.1 L’aménagement des bassins versants au Laos : histoire et facteurs d’évolution
1.1.1 Un commencement marqué par la guerre froide et ses conflits (1946-2000)
1.1.2 Un développement sous l’égide des institutions financières internationales
1.1.3 Explosion du secteur hydroélectrique régional
1.2 Des conséquences croisées sur les populations et les écosystèmes
1.2.1 Les conséquences sociales et écologiques des barrages
1.2.2 Les autres facteurs des changements social et écologique
1.2.3 La transition agraire au Laos
1.3 Notre cas d’étude : le bassin de la Nam Lik
1.3.1 Une histoire de migrations
1.3.2 La situation socioéconomique du bassin à la fin des années 2000
1.3.3 Développement hydroélectrique sur la Nam Lik
Conclusion du chapitre
2 CADRES THÉORIQUES MOBILISANT LES CONCEPTS DE RÉSILIENCE ET DE VULNÉRABILITÉ
2.1 Les cadres théoriques mobilisant le concept de résilience
2.1.1 La résilience pour caractériser les dynamiques des écosystèmes
2.1.2 La résilience étendue aux systèmes socioécologiques
2.1.3 Focus sur les institutions et les processus de gestion adaptés à la complexité des dynamiques socioécologiques
2.1.4 La résilience des systèmes sociaux : focus sur les processus de réorganisation après une perturbation
2.1.5 Synthèse des apports de la résilience
2.2Les cadres théoriques mobilisant le concept de vulnérabilité
2.2.1 La vulnérabilité selon les écoles de pensée du développement et de l’économie politique
2.2.2 La vulnérabilité selon les écoles de pensées des risques naturels
2.2.3 Synthèse des apports de la vulnérabilité
2.3 Divergences et complémentarités entre les différents cadres d’analyse
2.3.1 De multiples manières de lier entre eux les deux concepts
2.3.2 Prendre en compte les dimensions sociales et écologiques des changements
2.3.3 Suivre les trajectoires ou identifier des causes
2.3.4 Utiliser une démarche systémique ou centrée sur les acteurs
2.3.5 Deux concepts au caractère normatif
Conclusion du chapitre 2
3 VERS UN CADRE CONCEPTUEL POUR LA PRISE EN COMPTE DE MULTIPLES ENJEUX DE VULNÉRABILITÉ ET DE RÉSILIENCE
3.1 Intégrer de multiples points de vue dans le cadrage des enjeux
3.1.1 La conception d’un système partagé
3.1.2 L’identification de multiples représentations systémiques
3.2 Une structuration systémique des dynamiques socioécologiques
3.2.1 Origines et diversité de la pensée systémique
3.2.2 Application aux systèmes socioécologiques : un système structuré en de multiples finalités emboîtées
3.2.3 D’un outil de gouvernement descendant à un outil de politique
3.3 Proposition d’un cadre conceptuel pour l’analyse de multiples représentations d’un système socioécologique
3.3.1 Des représentations systémiques structurées selon plusieurs finalités emboîtées
3.3.2 Un cadre d’analyse de multiples représentations systémiques
3.3.3 Un cadre alliant vulnérabilité et résilience
Conclusion du chapitre 3
SYNTHÈSE DE LA PARTIE 1
Partie 2 : Processus d’élaboration méthodologique pour la construction de multiples représentations systémiques de l’environnement
4 ÉTAT DE L’ART : LES REPRÉSENTATIONS ET LEUR RECUEIL
4.1 Origines et intérêt du concept de représentation
4.2 Comment se forment les représentations ?
4.2.1 De l’objet réel aux représentations : genèse des représentations mentales
4.2.2 Influence du social
4.2.3 La représentation mentale et sa restitution : recueil ou construction des représentations ?
4.3 Les méthodes et outils pour le recueil ou la construction de représentations
4.3.1 Objectifs des enquêtes sur les représentations
4.3.2 Processus de construction des représentations
4.3.3 Nature du contenu des représentations restituées
4.3.4 Structure des représentations
Conclusion du chapitre 4
5 CHOIX MÉTHODOLOGIQUES POUR LA CONSTRUCTION DES REPRÉSENTATIONS SYSTÉMIQUES
5.1 Objectifs de la construction de multiples représentations systémiques de l’environnement
5.2 Principes de construction de multiples représentations systémiques de l’environnement
5.2.1 Représentations de qui ? Sélection des personnes à enquêter
5.2.2 Représentations de quoi ? Définition de l’objet à représenter
5.2.3 Le contenu et la structure des représentations
5.3 Résultats attendus et méthode d’analyse
5.3.1 Recueil et organisation des résultats bruts
5.3.2 Axes d’analyse des résultats
5.3.3 Les outils d’analyse des résultats
Conclusion du chapitre 5
6 TESTS ET ÉVOLUTION DE NOTRE PROTOCOLE DE CONSTRUCTION DES REPRÉSENTATIONS
6.1 Premier test de la méthode à l’université nationale du Laos
6.1.1 Protocole : construire des diagrammes selon six questions 59
6.1.2 Mise en oeuvre du premier test
6.2 Deuxième test dans le village de Khoneluang
6.1.3 Résultats et enseignements
6.1.4 Choix effectués en conclusion du premier test
6.2.1 Nouveau protocole : les changements locaux et les éléments importants
6.2.2 Mise en oeuvre du deuxième test
6.2.3 Résultats et enseignements
6.2.4 Choix effectués en conclusion du deuxième test
6.3 Expérimentation finale à Muang Fuang
6.3.1 Protocole final
6.3.2 Mise en oeuvre de la méthode
6.3.3 Réponses des groupes durant les ateliers
Conclusion du chapitre 6
SYNTHÈSE DE LA PARTIE 2
Partie 3 : Réflexions sur les multiples finalités attribuées à l’environnement et leurs applications potentielles
7 RETOUR RÉFLEXIF SUR NOTRE PROCESSUS D’ÉLABORATION MÉTHODOLOGIQUE
7.1 La construction des représentations systémiques dans la zone d’étude
7.1.1 Les enjeux soulevés par les participants
7.1.2 La construction des liens de finalité
7.2 Comparaison des représentations obtenues
7.2.1 De multiples ensembles de finalités
7.2.2 La nature des finalités soulevées
7.2.3 Influence du contexte sur les résultats
7.3 Enseignements sur les outils méthodologiques mobilisés
7.3.1 Des outils pour favoriser la discussion
7.3.2 Des outils pour construire des représentations systémiques
7.3.3 Pistes d’amélioration du protocole
Conclusion du chapitre 7
8 RETOUR SUR NOTRE CADRE D’ANALYSE
8.1 Qu’est-ce qu’une finalité dans notre cadre ?
8.1.1 Les différents emplois du concept de finalité dans la littérature
8.1.2 Vers une définition plus précise du concept dans notre cadre
8.2 Qu’est-ce qu’un système socioécologique dans notre cadre ?
8.2.1 La représentation par un acteur d’un ensemble finalisé d’éléments de son environnement
8.2.2 L’assemblage des représentations systémiques qu’ont différents acteurs de leur environnement
8.3 Discussion : systèmes, acteurs et niveaux
8.3.1 Un cadre multiniveau ou multipoint de vue ?
8.3.2 Le système des acteurs ou les acteurs du système ?
Conclusion du chapitre 8
9 RÉFLEXIONS SUR LES APPLICATIONS POSSIBLES DE NOTRE DÉMARCHE
9.1 Vers un diagnostic de vulnérabilité et de résilience
9.1.1 Définitions de la vulnérabilité et de la résilience
9.1.2 Posture pour un diagnostic de vulnérabilité et de résilience 266
9.1.3 Méthodes et outils
9.2 Application à un bassin versant du Laos
9.2.1 S’appuyer sur les institutions locales
9.2.2 Étude des mécanismes
9.2.3 Modélisation et test de stratégies
9.3 Autres utilisations potentielles
9.3.1 La filière eau-énergie-alimentation
9.3.2 La multifonctionnalité des espaces et de l’agriculture
9.3.3 Les services écosystémiques
9.3.4 L’identification des aspirations, des besoins et la conception d’indicateurs de bien-être
9.3.5 Les finalités pour structurer une organisation : l’holacratie
Conclusion du chapitre 9
SYNTHÈSE DE LA PARTIE 3
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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