De nos jours, une grande partie des technologies que nous utilisons régulièrement sont au moins partiellement basées sur l’utilisation de dispositifs électroniques. La démocratisation récente de l’informatique et de la téléphonie mobile, ainsi que de l’automatisation de tâches, aussi bien industrielles que quotidiennes, a encore plus accentué cette tendance à la généralisation de l’électronique dans la vie de tous les jours. Le développement actuel de l’internet des objets [Waldrop 2016] est un parfait exemple de cette tendance, qui se traduit par une augmentation des besoins en termes de capteurs, de transmission, de traitement et de stockage de l’information, soit par une augmentation des besoins énergétiques. Du fait des contraintes environnementales, mais aussi dans un but de réduction des coûts, il apparaît donc clair que le développement de telles applications doit s’accompagner d’une amélioration des technologies relatives à la fois à la production et au stockage d’énergie, en parallèle de la recherche de dispositifs moins consommateurs et plus performants.
L’électronique classique repose sur l’utilisation de dispositifs qui permettent de véhiculer, traiter et stocker l’information. L’amélioration de ces composants passe généralement par une amélioration en amont des techniques scientifiques et industrielles de fabrication et de caractérisation, mais aussi par les avancées dans la connaissance fondamentale des propriétés des matériaux qui les constituent. Parmi les faits marquants et récents de ce domaine de recherche et d’applications, nous pouvons citer d’une part la fin annoncée de la loi de Moore et l’incapacité à réduire indéfiniment la taille des transistors, briques de base de bon nombre d’applications électroniques, et d’autre part, le développement depuis une trentaine d’années d’applications basées sur l’électronique de spin, ou spintronique, qui a permis à la fois l’apparition des disques durs et, plus récemment, de mémoires vives magnétiques (MRAM pour magnetic random access memory).
Depuis une dizaine d’années, la « spinorbitronique », une nouvelle forme d’électronique axée sur l’utilisation de phénomènes physiques liés à l’interaction spin-orbite, a commencé à voir le jour et a connu une expansion rapide. Du fait de sa faible contribution à l’énergie interne d’un matériau, l’interaction spin-orbite était jusqu’alors assez peu considérée dans des systèmes magnétiques, si ce n’est pour sa participation à l’anisotropie magnétique qui définit l’orientation de l’aimantation dans un cristal. Dans les matériaux semiconducteurs non-magnétiques, cette interaction est au contraire étudiée depuis les années 50, comme en témoignent les différents articles majeurs parus sur les effets spin-orbite de type Rashba ([Rashba 1959, Bychkov 1984]), Dresselhaus ([Dresselhaus 1955]), mais aussi sur les effets de relaxation de spin ([Elliott 1954, Dyakonov 1972]) ou sur l’effet Hall de spin ([Hirsch 1999]). Dans la mesure où ils pourraient être contrôlés efficacement, l’interaction spin-orbite et les effets qui en découlent, pourraient apparaitre comme un pont entre l’électronique classique et la spintronique et permettre de développer des dispositifs logiques ou de stockages de l’information à faible consommation énergétique.
Interaction spin-orbite dans les oxydes et spinorbitronique
Durant cette thèse, nous avons étudié les couplages spin-orbite dans divers matériaux non-magnétiques ne présentant pas la symétrie d’inversion spatiale. L’ensemble des applications utilisant les couplages spin-orbite définit le domaine de la « spinorbitronique » et pourrait permettre de répondre à plusieurs enjeux sociétaux relatifs à l’amélioration des dispositifs électroniques (performance, consomation énergétique). Nous décrirons plus en détail dans la section 1.1 quelques-uns des dispositifs les plus connus de la « spinorbitronique » : la mémoire SOT-MRAM (Spin Orbit Torque Magnetoresistive Random Access Memory), le transistor de Datta-Das spin-FET (spin Field Effect Transistor), ou encore le dispositif logique basé sur les effets magnétoélectriques et spin-orbite MESO (MagnetoElectric Spin-Orbit) conceptualisé par la société Intel et l’université de Berkeley.
Enjeux sociétaux relatifs à l’amélioration des dispositifs électroniques
Limitations de la technologie CMOS
La technologie CMOS (Complementary Metal Oxide Semiconductor) est la plus répandue pour réaliser des circuits logiques NAND et NOR utilisés pour les opérations de calculs dans les processeurs. Les efforts communs dans la recherche et dans l’industrie pour l’amélioration des procédés de fabrication des transistors CMOS ont permis d’augmenter par deux la puissance des processeurs tous les deux ans et ainsi de respecter la loi « prophétique » de Moore [Moore 2006]. Pour cela, ces industries ont fait le choix de diminuer la taille des transistors afin d’augmenter le nombre de transistors par processeur et ainsi d’augmenter la puissance de calcul de ces derniers : on est passé d’une taille de 90 nm pour un transistor dans les années 2000 à une taille de 7 nm aujourd’hui . A force de réduire la taille des transistors, on s’approche inexorablement d’une limite physique (augmentation de la résistance, phénomènes quantiques émergents) et diminuer leur taille ne serait-ce que d’un atome est un challenge technologique et économique [Waldrop 2016]. La technologie CMOS atteint donc ses limites et il est nécessaire de passer à de nouvelles technologies afin de continuer à respecter la loi de Moore, mais aussi de développer de nouveaux paradigmes de programmation et de nouvelles architectures afin d’améliorer les performances des processeurs.
Actuellement les processeurs sont bâtis suivant une architecture de Von Neumann : chaque processeur peut être assimilé à une unité de traitement (ALU, Arithmetic–Logic U) gérant les calculs logiques, une unité de contrôle donnant les instructions du calcul et d’une unité mémoire dite « mémoire cache » ), toutes ces unités sont interconnectées entre elles, donnant lieu à des transferts de données. La puissance d’un processeur ne se résume donc pas qu’à la puissance de son unité de traitement, mais aussi aux capacités des autres unités, en particulier celle de la mémoire. A quoi servirait une unité centrale capable de traiter plus de 10 To/s de données si on ne peut en transférer que 2 To/s ? Au début (à la fin) d’un calcul, les données sont transférées depuis (vers) d’autres dispositifs de mémoire situés dans l’ordinateur, soit pour une utilisation ultérieure dans un autre calcul (mémoire dite « vive »), soit pour la stocker définitivement (mémoire dite « morte »). On distingue deux types de mémoires, les mémoires dites « volatiles » (i.e. nécessitant d’être alimentées pour conserver l’information) ou à l’inverse, les mémoires « non-volatiles». Les capacités de transfert et de stockage ont donc un impact direct sur les capacités de calculs d’un ordinateur et leur amélioration est tout autant nécessaire que celle des unités de calcul du processeur afin d’augmenter les performances d’un ordinateur : à quoi servirait un processeur capable de traiter plus de 2 To/s de données si on ne peut en transférer que 500 Go/s et en enregistrer que 1 Go ?
Spintronique
Le domaine de la « spintronique » regroupe la recherche et les applications utilisant le spin comme nouveau degré de liberté pour coder l’information ou transporter l’information. Plusieurs effets physiques ont été étudiés et utilisés dans l’industrie électronique. La spintronique est un domaine très prometteur pour développer de nouveaux types de mémoires. Elle a déjà fait ses preuves en introduisant les mémoires non-volatiles MRAM (Magnetoresistance Random Access Memory) [Apalkov 2016] et STT-(M)RAM (Spin Transfert Torque Magnetoresistance Random Access Memory) [Chen 2010] comme mémoires vives et en montrant que le débit de ces STT-RAM pouvait être compétitif avec certaines mémoires caches des processeurs, tout en présentant une bien meilleure capacité de stockage [Jog 2012]. Les dispositifs de la spintronique permettraient de transcender l’architecture de Von Neumann en développant de nouveaux types de transistor traitant à la fois la partie logique et la partie mémoire, réduisant ainsi les transferts de données [Manipatruni 2019].
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Table des matières
Introduction
1 Interaction spin-orbite dans les oxydes et spinorbitronique
1.1 Enjeux sociétaux relatifs à l’amélioration des dispositifs électroniques
1.1.1 Limitations de la technologie CMOS
1.1.2 Spintronique
1.1.3 Spinorbitronique
1.2 Couplages Spin-orbite
1.2.1 Couplages spin-orbite atomique
1.2.2 Couplages spin-orbite dans les solides
1.2.3 Couplages spin-orbite Dresselhaus et Rashba
1.2.4 Effets des couplages spin-orbite sur la structure de bandes
1.3 Conversions spin-charge
1.3.1 Effet Hall de spin
1.3.2 Phénomènes de relaxation du spin
1.3.3 Effet galvanique de spin et effet Rashba-Edelstein
1.3.4 Taux de conversion courant de spin vers courant de charge
1.4 Oxydes de métaux de transition
1.5 Objectifs de la thèse
2 Méthodes de calcul
2.1 Approximation de Born-Oppenheimer
2.2 Théorème de Bloch
2.3 Théorie de la fonctionnelle de la densité
2.3.1 Approximations du terme d’échange et corrélation
2.3.2 Base de l’hamiltonien
2.4 Méthodes des invariants
2.5 Logiciels et supercalculateur utilisés
2.5.1 VASP
2.5.2 Wannier90
2.5.3 Supercalculateur du centre CALMIP et Parallélisation
2.5.4 Post-traitement
3 Effets spin-orbite dans le gaz bidimensionnel d’électrons à l’interface tout-oxyde LaAlO3/SrTiO3(001)
3.1 État de l’art
3.1.1 Propriétés du cristal massif SrTiO3
3.1.2 Origines du gaz bidimentionnel d’électrons
3.1.3 Caractéristiques de la structure électronique associée au gaz 2D d’électrons
3.1.4 Effets d’une tension de grille
3.1.5 Effets d’une contrainte épitaxiale
3.1.6 Couplage spin-orbite à l’interface LaAlO3/SrTiO3(001)
3.1.7 Propriétés de transport de l’interface LaAlO3/SrTiO3
3.2 Effets de la dimension sur la densité de charge
3.3 Effets d’un champ électrique externe sur la structure électronique de l’interface conductrice de LaAlO3 / SrTiO3
3.3.1 Variation de la densité de charge
3.3.2 Variation de la structure de bandes
3.3.3 Variations des couplages spin-orbite
3.4 Effets d’une contrainte biaxiale
3.4.1 Variation de la densité de charge
3.4.2 Variation de la structure de bandes
3.4.3 Variations des couplages spin-orbite
3.5 Conclusion et perspectives
3.5.1 Résumé
3.5.2 Perspectives
Conclusion