Lorsque j’enseignais en primaire, la somme des questions que je me posais était si grande que je pensais ne jamais pouvoir y répondre. J’ai pu apporter de nombreuses réponses, essentiellement celles qui sont en relation avec la gestion de classe comme « comment obtenir un climat de classe serein ? », « quel temps raisonnable à consacrer à ses préparations de classe ? ». Pour d’autres, j’ai pu y répondre en partie seulement : ce sont les questions sur les élèves à profil particulier ou celles liées à la prise en compte de l’hétérogénéité des classes. D’autres questions sont restées sans réponse, notamment celles en relation avec la construction des traces écrites. Ce terme signifie dans la profession un texte qui sert de références et est souvent destiné à être appris à la maison. Suite à ma formation à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres, j’avais compris que la trace écrite devait être construite avec les élèves en s’appuyant sur les activités de la classe, qu’elle devait répondre à une question que les élèves (et le maître) s’étaient posée. Mon inexpérience étant en cause, sans doute, je n’avais jamais réussi à réaliser cela. Je ne savais plus ce que j’avais « le droit » de dire : pouvais-je présenter un coefficient de proportionnalité ? Pouvais-je même employer ce mot ? Pouvais-je accepter de la part de mes élèves des réponses comme : les multiples c’est quand on peut faire fois, deux ou fois trois, ou fois quelque chose ? Comment pouvais-je définir les multiples en ne m’appuyant que sur la langue maternelle ? Je devais gérer deux contraintes qui semblaient s’opposer : conserver des proximités langagières et enrichir ce qui était dit avec des éléments de savoir (oui mais lesquels ?). Je devais amener petit à petit les élèves à abandonner un certain vocabulaire (passer des « fois » à la «multiplication »). Mais aussi, plus compliqué encore à faire comprendre, que cette « égalité » 3+2=5+7=13 rend bien compte du déroulement de la pensée mais est mathématiquement incorrecte. J’avais le sentiment de négocier le savoir. Sur deux thèmes particuliers l’écriture des leçons était encore plus problématique : la proportionnalité et les fractions. Pour la proportionnalité, les ouvrages consultés présentaient souvent des tableaux de proportionnalité : cela ne me satisfaisait pas. Pour les fractions, les leçons consistaient à présenter le numérateur et le dénominateur et à l’illustrer par des parts de tartes ou de pizza. Je ne trouvais aucun ouvrage qui m’outillait vraiment. Je proposais donc des « leçons », seul travail autorisé à la maison , dans toutes les disciplines. Mais, en mathématiques, il y en avait moins. Les élèves devaient apprendre des leçons, oui mais quelles leçons ? Qu’est-ce que j’avais le droit d’apporter en plus, de dire ? D’autres questions émergeaient, comme : « mais comment vont-ils faire au collège, ils n’ont pas l’habitude d’apprendre des mathématiques ? ». Enfin, tous les ans, j’avais de nouveaux élèves qui me présentaient leurs cahiers des années précédentes, la plupart de temps, il n’y avait aucune trace écrite en mathématique, si bien que je ne savais pas quelle part du programme avait été traitée ou pas.
Institutionnalisation : points d’appuis théoriques
Notre étude porte sur le Processus d’Institutionnalisation (PI) à l’école primaire. Un processus en informatique est un regroupement d’activités qui interagissent entre elles et transforment des éléments d’entrée en éléments de sortie. Ainsi, décrire un processus c’est s’attacher à définir les acteurs, les moyens et les activités en jeu. L’élément de sortie c’est le savoir ou bien encore le « livrable » qui sera montré lors de moments potentiellement privilégiés d’exposition de connaissances. Comme souligné dans l’introduction, nous étudions le Processus d’institutionnalisation dans le cas d’un apprentissage en contexte dont nous étudions également les textes de savoir produits. La production (orale ou écrite) de ce texte du savoir est soumise à de nombreuses contraintes que nous allons définir.
Etat des lieux sur l’institutionnalisation en didactique et en dehors de la didactique des mathématiques
Avant de développer notre propos sur l’institutionnalisation, il nous semble opportun de distinguer savoir et connaissances. Nous empruntons les définitions écrites par Margolinas :
« Le savoir est un produit culturel de l’activité scientifique, dépersonnalisé, décontextualisé, détemporalisé, formulé, formalisé, validé et mémorisé. Une connaissance est ce qui réalise l’équilibre entre le sujet et le milieu, elle vit dans une situation – alors que le savoir vit dans une institution. » (Margolinas 2014, p.188) .
Dans la Théorie des Situations Didactiques, le Processus d’Institutionnalisation désigne ce qu’induit l’exposition des connaissances lors de phases d’institutionnalisation suivant des situations de formulation voire de validation (éventuellement et idéalement après des phases d’action sur une situation liée à un problème adéquat mettant en jeu le savoir, inspiré d’une situation fondamentale). L’un des effets du PI est la transformation des connaissances en savoir par la reconnaissance de ces connaissances par le maître et les autres élèves. Brousseau explique assez tardivement dans la construction de la Théorie des Situations Didactiques qu’institutionnaliser passe par la dépersonnalisation et la décontextualisation des connaissances en partie mobilisées par les élèves dans les phases antérieures. Le Processus d’Institutionnalisation est alors défini comme le processus permettant le passage de connaissances en savoir. Les conditions favorables à ce passage sont multiples. Elles sont du côté de l’élève qui est prêt à prendre en charge une partie de ses apprentissages en mettant tout en œuvre pour résoudre la situation donnée. Elles sont du côté du maître qui propose des situations qui permettent cette prise en charge. Enfin, elles sont du côté de la confiance qu’a le maître dans les situations et de son diagnostic des connaissances des élèves. Mais elles sont aussi du côté des élèves et de la confiance qu’ils accordent au maître et à son projet.
Institution, institutionnaliser, institutionnalisation : détour étymologique
Les dictionnaires étymologiques recensent l’apparition première des mots en langue française. Le mot institution est polysémique et a trois sens :
– À la fin du XIIème siècle, il signifie ce qui est institué, la règle. La définition est complétée en 1790 et définit« l’ensemble des structures fondamentales d’organisation sociale » (Moniteur Universel III p 91)
– En 1537, il prend le sens d’ « action d’instituer quelqu’un en une situation »
– En 1552 pour Rabelais l’institution devient le synonyme d’ « éducation » mais aussi du lieu d’éducation (1680).
La polysémie du mot complexifie son interprétation tout en l’enrichissant, les liens entre les trois sens ne s’opposent pas et sont assez proches. Ces définitions montrent que l’institution peut être un lieu ou une organisation sociale qui fixe des règles.
institutionnalisation et institution en sciences politiques et sociologie des institutions : définitions
Une des origines du concept d’institutionnalisation est du côté du domaine des sciences politiques. Il apparaît dans la lecture anglo-saxonne à la fin du dix-neuvième siècle. D’après le dictionnaire étymologique en ligne (CNRTL) et le dictionnaire Larousse le Lexis (1989), ce mot date de 1956. Le premier usage revient à Burdeau (1956) dans « La démocratie ». Il sert à décrire comment l’institutionnalisation du pouvoir est l’opération juridique par laquelle le pouvoir politique est transféré de la personne des gouvernants à une entité abstraite. L’effet juridique de cette opération, c’est la création de l’Etat comme support du pouvoir indépendant de la personne des gouvernants d’une part et la distinction entre le pouvoir et les individus qui en exercent les facultés d’autre part. Ce que nous retenons dans cette définition c’est que l’institutionnalisation est un processus consistant à la dépersonnalisation du pouvoir dont les hommes sont des représentants. Ils restent alors des représentants du pouvoir sans incarner celui-ci. Ce sont les lois et plus largement l’acte juridique qui permettent ce transfert. Cinquante ans plus tard, l’étude de ce processus en sociologie des institutions se poursuit. C’est ainsi que Tournay chercheuse au CNRS en sciences politiques écrit qu’institution et institutionnalisation sont des synonymes :
« Le mot vient du latin, instituo- instuere qui renvoie à la contraction du mot in statuo signifiant « placer dans », « installer », « établir ». La notion d’institution fait donc référence à une idée du mouvement précédant une situation et tendant vers un équilibre plutôt qu’à la consolidation durablement acquise d’un ensemble d’activités. La signification de ce terme vaut alors pour redondance de l’idée d’appréhender l’institution dans son acception étymologique, c’est-à-dire comme un processus tendant momentanément vers une plus grande stabilisation des pratiques et des normes, ne retirant cependant rien à sa complexité heuristique. » (Tournay 2011, p.3).
Ce que nous retenons c’est que l’émergence d’une institution relève étymologiquement d’un processus qui vise un équilibre qui serait toutefois en mouvement puisque le Processus d’Institutionnalisation n’aboutit jamais complètement. Il augmente juste l’équilibre. Tournay (op.cit) ajoute qu’ « ainsi la grande majorité des cadres d’analyse évite de définir précisément où commence et où finit l’institution. C’est un concept flexible. » La description de ce qu’est l’institutionnalisation en sociologie des institutions induit un processus et une dépersonnalisation (en sciences politiques). Le Processus d’Institutionnalisation est un concept flexible. La dépersonnalisation permet une mise à distance et une création de normes indispensables pour la création et l’existence d’une institution.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I – INSTITUTIONNALISATION : POINTS D’APPUIS THEORIQUES
1 ETAT DES LIEUX SUR L’INSTITUTIONNALISATION EN DIDACTIQUE ET EN DEHORS DE LA DIDACTIQUE DES MATHEMATIQUES
1.1 INSTITUTION, INSTITUTIONNALISER, INSTITUTIONNALISATION : DETOUR ETYMOLOGIQUE
1.2 INSTITUTIONNALISATION ET INSTITUTION EN SCIENCES POLITIQUES ET SOCIOLOGIE DES INSTITUTIONS : DEFINITIONS
1.3 INSTITUTIONNALISATION ET INSTITUTION EN PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
1.4 SYNTHESE
2 L’INSTITUTIONNALISATION : DEFINITION ET REFLEXIONS DANS LE CADRE DE LA THEORIE DES SITUATIONS DIDACTIQUES
2.1 PRESENTATION RAPIDE DU G.BROUSSEAU, FONDATEUR DE LA THEORIE DES SITUATIONS DIDACTIQUES ET DE SON CONTEXTE D’EXERCICE DES ANNEES 1950-1960
2.2 INSTITUTIONNALISATION : UNE DEFINITION ET UNE REFLEXION SUR UN FAIT ISSU DES PRATIQUES
2.3 DESCRIPTION DE DEUX DIMENSIONS ET DE DEUX PROCESSUS
2.4 LES PARADOXES RELEVES DANS LA THEORIE DES SITUATIONS DIDACTIQUES QUANT A L’INSTITUTIONNALISATION
2.5 SYNTHESE
2.6 LA DEPERSONNALISATION COMME CONTRAINTE POUR LA PRODUCTION D’UN SAVOIR
2.6.1 Production de textes et dépersonnalisation du savoir
2.6.2 La personnification du savoir par le maître comme obstacle à la dépersonnalisation du savoir par les élèves
2.6.3 La textualisation du savoir : son rôle dans la dépersonnalisation
2.7 DES TEXTES DU SAVOIR QUI N’ONT PAS LA MEME EPISTEMOLOGIE
3 ETUDE DE CE QU’IMPLIQUE LA DECONTEXTUALISATION A PROPOS DE L’INSTITUTIONNALISATION
3.1 DECONTEXTUALISATION DANS LA THEORIE DES SITUATIONS DIDACTIQUES
3.2 CHOIX DES SITUATIONS
3.3 GESTION DE CLASSE ET ENSEIGNEMENT PAR DES SITUATIONS
3.3.1 Du niveau de formalisation des savoirs, des mots utilisés pour dire, nommer ces savoirs en jeu
3.3.2 Synthèse
3.4 PLACE DE LA CONTEXTUALISATION DANS LA MEMORISATION
3.4.1 Décontextualisation et conceptualisation pour les psychologues
3.4.2 Conceptualisation du savoir et place du langage
3.5 LA TEXTUALISATION DU SAVOIR
3.6 DES CONDITIONS FAVORABLES A LA DECONTEXTUALISATION
3.6.1 Changement de cadre
3.6.2 Schémas de problèmes : vers une représentation des problèmes
3.7 PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION ET MEMOIRE DIDACTIQUE DE LA CLASSE
3.8 L’USAGE DU MATERIEL COMME OBSTACLE POTENTIEL A LA DECONTEXTUALISATION
3.9 UNE OU DES INSTITUTIONNALISATIONS ?
3.10 DES INGENIERIES QUI AIDENT A LA CONCEPTUALISATION EN S’APPUYANT SUR L’ECRITURE DE TEXTES
3.10.1 L’institutionnalisation dans les pratiques
3.10.2 Discussion sur le niveau 5
Précision sur le vocabulaire utilisé
Moments de production
3.10.3 EC décontextualisées et EC généralisées
3.10.4 Catégorisation des EC et type d’énoncés
4 CONCLUSION
CHAPITRE II – PROBLEMATIQUE ET METHODOLOGIE
1 PROBLEMATIQUE
1.1 RAPPEL ET ARTICULATION AVEC LE CHAPITRE 1
1.2 HYPOTHESES
1.3 ELEMENTS QUI PERMETTENT LA DESCRIPTION DU PROCESSUS L’INSTITUTIONNALISATION
2 METHODOLOGIE
2.1 DE L’ETUDE DU PROCESSUS D’INSTITUTIONNALISATION A L’ETUDE DU PI D’UNE NOTION PRECISE
2.2 UNE METHODOLOGIE EN APPUI SUR DES PREMIERES EXPERIMENTATIONS
2.2.1 Une notion « nouvelle » au regard des programmes induit-elle une exposition écrite de la connaissance ?
2.2.2 Un exemple d’expositions de connaissances écrites sur les fractions et les questions que cela soulève
2.2.3 Choix des enseignants
2.3 UNE METHODOLOGIE QUI PREND EN COMPTE LES CARACTERISTIQUES DES ENSEIGNANTS
2.3.1 Caractéristiques des candidats suivis
2.3.2 Un premier obstacle à notre méthodologie
2.3.3 Vulgate pédagogique : la mise en activité : un obstacle pour le recueil de données
2.3.4 Que peut signifier « pratiques expertes » dans la recherche ?
2.4 DES RESSOURCES UTILISEES COMMUNES CONSEILLEES EN FORMATION
2.5 COMMENT ETUDIER UN PI DANS LE CAS D’UN ENSEIGNEMENT TRES CONTEXTUALISE
3 LES PROTOCOLES D’OBSERVATIONS ET RECUEIL DE DONNEES
3.1 DES DONNEES DIFFICILES A RECUEILLIR : LA NECESSITE D’ETABLIR UN CONTRAT
3.1.1 Les séances filmées
3.1.2 Les cahiers d’exercices
3.1.3 Les recueils de leçons
3.2 DES REGULARITES COMMUNES AUX ENSEIGNANTS SUIVIS
3.2.1 Une caractérisation des enseignants en termes de composantes
3.2.2 Un outil pour étudier les déroulements : les proximités-en-acte mises en jeu par les enseignants
4 CONCLUSION
CHAPITRE III – LES FRACTIONS : POINTS D’APPUIS THEORIQUES
1 LE CONCEPT DE FRACTION ET SON ENSEIGNEMENT : QUELS ENJEUX ?
1.1 APERÇU HISTORIQUE
1.2 ANTIQUITE : LES PREMIERES FRACTIONS
1.3 LES FRACTIONS DANS D’AUTRES CIVILISATIONS DE L’ANTIQUITE ET DU MOYEN-AGE
1.4 LES FRACTIONS EN EUROPE AU MOYEN-AGE
1.5 LA NAISSANCE DE L’ECRITURE ACTUELLE DES FRACTIONS
1.6 DEFINITION MATHEMATIQUE ACTUELLE
2 ENSEIGNER LES FRACTIONS
2.1 L’ENSEIGNEMENT DES FRACTIONS DU COTE CONCEPTUEL
2.2 QUELQUES RESULTATS ISSUS DU PROJET « THE RATIONAL NUMBER PROJECT »
2.3 LES DIFFERENTES DIFFICULTES CONCEPTUELLES CONNUES SUR LES FRACTIONS
2.3.1 Grandeur continue, grandeur discrète : des différences de tâches selon les grandeurs
2.3.2 Conservation du tout dans le cas continu
2.3.3 Pluralité de l’unité et équivalence des fractions
2.3.4 Interprétation relationnelle visant une partie à un tout
2.4 LES DIFFERENTS « ASPECTS »
2.4.1 Aspect : Partie d’un tout
2.4.2 Aspect : Fraction-Mesure
2.4.3 Aspect : fraction-ratio
2.4.4 Aspect : fraction-opérateur
2.4.5 Aspect : fraction-quotient
2.4.6 Composition de ces « aspects »
2.5 LES PROGRAMMES SUCCESSIFS DE L’ECOLE : LES CHOIX D’ENSEIGNEMENTS
2.5.1 Les programmes de 1887-1905
2.5.2 Les programmes de 1923 et les programmes de 1938
2.5.3 Les programmes de 1945
2.5.4 Les programmes de 1970
2.5.5 Les programmes de 1980 et 1985
2.5.6 Les programmes de 1991
2.5.7 Les programmes de 2002
2.5.8 Les programmes de 4 Avril 2007- 19 juin 2008
2.5.9 Synthèse sur les programmes
3 CONCLUSION
CONCLUSION