Dans quelle mesure Instagram serait-il le terrain d’une normalisation de l’esthétique dans le domaine culinaire ?
En d’autres termes, nous souhaitons analyser la manière dont les caractéristiques techniques et symboliques d’Instagram construisent un regard et comment leur prise en main par les utilisateurs façonnent les représentations culinaires circulant dans l’espace social. Nous avons formulé deux hypothèses qui chercheront à répondre à la problématique et qui structureront l’ensemble du mémoire.
Premièrement, la plateforme serait une convergence d’éléments historiques, artistiques technologiques et sociologiques qui ont permis le développement et la mise à disposition d’outils de construction et d’harmonisation de standards esthétiques. Ces standards imprègnent les actions des utilisateurs grâce à l’apprentissage et l’habituation et s’apparentent à des mèmes identifiables par tous. Ainsi, nous essayerons de comprendre comment des éléments et des phénomènes antérieurs à la création de la plateforme se sont cristallisés pour former un dispositif médiatique esthétisant. Nous ferons une analyse croisée entre ces influences extérieures et les fonctionnalités de l’application Instagram à l’aide des comptes sélectionnés.
Notre deuxième hypothèse stipule qu’Instagram serait un dispositif techno-sémiotique qui organiserait la circulation de ses mèmes esthétiques à l’intérieur et à l’extérieur de so n périmètre, entrainant ainsi la normalisation de l’esthétiqueculinaire.
En d’autres termes,nous supposons que l’utilisation de signes et de marqueurs grammaticaux (géolocalisation, hashtag, tag…) disponibles sur Instagram permettrait à l’ensemble des utilisateurs d’avoir accès aux normes esthétiques construites sur la plateforme virtuelle. Par la suite, ces normes seraient « réinjectées » à l’extérieur de la plateforme (urbain, matériel) et s’inscriraient comme des éléments de redéfinition des objets et des espaces de vie.
Description de la démarche méthodologique
Nous avons conscience de la part de subjectivité qui existe dans cette étude tant il s’agit d’un sujet mouvant en pleine construction. Ainsi, notre démarche méthodologique s’est effectuée en plusieurs temps. Il existe plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, notre sujet de recherche a quelque peu évolué. Dans un premier temps nous souhaitions nous intéresser à la popularité de la cuisine dans les médias. Cependant ce sujet a déjà été largement traité dans de nombreux autres mémoires. Nous avons donc décidé de nous concentrer sur l’aspect esthétique du culinaire et donc sur sa médiagénie.
Le choix d’un terrain d’étude
En effectuant nos recherches préliminaires, nous avons constaté que certains aliments sont extrêmement populaires en raison de leur médiagénie que ce soit à la télévision, dans les magazines ou encore sur les blogs et les réseaux sociaux. Ces aliments « à la mode » changent régulièrement et nous avons cherché à savoir d’où viennent cestendances et qui décide de ce qui est beau ou pas, en d’autres termes, qui détermine les canons de beauté médiatisés dans une société. Cette large question nous a fait dévier car elle peut s’appliquer aussi bien au corps humain qu’à l’architecture. A partir de cet instant, la cuisine n’a plus été l’élément central mais simplement un exemple qui pourrait nous permettre de comprendre un phénomène beaucoup plus large.
Nous avons décidé de nous concentrer sur les médias sociaux. En effet, l’idée de mener une analyse sur un terrain médiatique en pleine construction nous semblait plus intéressante. Par ailleurs, contrairement aux médias dits traditionnels, les réseaux sociaux n’ont pas de réels commandements centraux en matière de ligne éditoriale préétablie. Ces derniers ont des centaines de millions de contributeurs, qui peuvent être considérés comme un panel représentatif de notre société.
Notre choix s’est porté sur deux médias,Facebook et Instagram. Facebook car nous souhaitions nous intéresser aux vidéos culinaires courtes et esthétiques de types Tasty et Instagram en raison de la popularité des photographies culinaires sur ce réseau. Après réflexion, nous avons décidé de nous concentrer uniquement sur la photographie car il aurait été fastidieux de traiter le support photo et vidéo dans une même étude. Par ailleurs, Instagram nous semblait être le réseau qui soulève le plus débat en matière d’esthétique.
La constitution d’un panel d’étude
Le choix des comptes a commencé par être intuitif, c’est-à-dire que nous avons suivi les comptes qui nous sont familiers (les comptes que nous suivons naturellement). Cette étape a pris un certain temps car c’est en suivant ces profils que l’idée précise de notre sujet a émergée.
Ensuite nous sous sommes tournée vers des sources extérieurs pour avoir une idée des tendances culinaires. Nous avons consulté la presse spécialisée (féminine ou culinaire) afin d’avoir un aperçu des « comptes à suivre », de constituer une large sélection de comptes et de nous livrer à une première analyse des profils et des publications. Nous cherchions à savoir si les profils influents sont des amateurs ou des professionnels (cuisiniers, photographes…). Nous avons ainsi rééquilibré notre panel pour avoir à la fois des profils professionnels et amateurs (ou déclarés comme tels).
Cette étape nous a permis de sortir de nos comptes habituels et nous imprégner de l’univers culinaire d’Instagram. Cependant, il nous manquait une rigueur « scientifique » pour affiner un peu plus notre panel. Un fois encore nous avons fait appel à des sources externes. En consultant d’autres travaux de mémoire et des articles scientifiques sur Instagram, nous avons intégré de nouveaux éléments méthodologiques. Ainsi nous avons utilisé les hashtags pour notre recherche car la seule consultation des articles de la presse spécialisée réduisait notre panel, pourtant important, aux comptes ayant exactement les mêmes caractéristiques esthétiques que les magazines. En nous servant des hashtags populaires du milieux culinaire tels que #food, #foodporn, #EatingfortheInsta, #foodgasm, #foodie, #foodstylist nous avons étendu notre sélection. Grâce à ces travaux de recherches, nous avons également découvert le principe de comptes agrégateurs, dont l’activité consiste à re-posterdes photos culinaires. Une fois encore, nous avons étendu et enrichi notre sélection. Cet élargissement est un geste de « reculer pour mieux sauter » car nous avons eu un aperçu des différents sous-thématiques de photographies culinaires. En effet, certains comptes sont généraux et d’autres mettent en avant un mode de vie (le véganisme…), un aliment particulier (l’avocat), un plat particulier (l’açai bowl) ou une activités annexe particulière (découverte culinaire lors des voyages…) … Nous avons retenu les comptes @thefeedfeed (général), @headovermeals (voyage) pour ne pas nous restreindre à un aliment particulier.
Cette étape nous a aussi permis de distinguer quatre natures différentes des clichés culinaires. Premièrement, nous savons les photographies d’aliments et de plats préparés par l’utilisateur lui même ; elles s’accompagnent souvent de recettes ou d’une incitation directe à consommer (c’est le cas des restaurants). Deuxièmement, nous avons les images de repas préparés par d’autres personnes; c’est par exemple un repas commandé dans un restaurant ou pris à l’occasion d’un diner chez un proche. Troisièmement, nous avons les photographies prises dans le seul but de montrer une aptitude artistique. Enfin nous avons les photographies héritées du snacking, c’est à dires des plats ou des desserts à emporter. La frontière entre ces quatre genres n’est pas étanche, cependant il s’agit de grandes tendances qui convoquent des univers esthétiques différents.
Instagram, un dispositif de construction esthétique systématisée
Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux sources de création des normes esthétiques dans le domaine du culinaire. Nous analyserons donc l’influence des éléments extérieurs qui ont participé à la construction du dispositif médiatique de la plateforme. Plus globalement, nous étudierons comment un ensemble de procédés techniques et d’usages spécifiques crée les conditions d’une normalisation de l’esthétique culinaire.
Notre analyse tente de retracer la filiation des normes esthétiques qui régissent Instagram afin de nuancer le caractère disruptif d’Internet et des réseaux sociaux. Il est indéniable que les réseaux sociaux ont accéléré l’accès à l’information et le sentiment de contact entre les individus. Cependant, l’usage des réseaux sociaux en général, et d’Instagram en particulier, est issu d’une longue tradition de pratiques sociales et médiatique qu’il est important de retracer.
Par exemple, publier la photo d’un gâteau qu’on a cuisiné avec soin pour obtenir les précieux « like » n’est pas si éloigné de la maitresse de maison qui cherchait à organiser les dîners les plus courus d’une ville donnée.
Instagram a su s’imprégner de toutes ses composantes externes pour devenir un système de normalisation de l’esthétique culinaire. Il ne s’agit forcément d’un plan fixé en amont uniquement par les créateurs de plateformes (ainsi que les ingénieurs et les graphistes qui y travaillent), il est plutôt question d’une co-construction esthétique entre l’application Instagram, et les utilisateurs qui s’approprient son « dispositif ».
Les fonctionnalités et les usages sur Instagram sont influencés par de nombreux éléments historiques, sociologiques et artistiques que nous allons développer toute au long de cette première partie Nos recherches ont montré que les premiers écrits traitant l’esthétique culinaire datent de la fin du Moyen-Age . Les observateurs de l’époque qualifiaient cette nouvelle cuisine esthétisée de curieuse, c’est à dire contraire à l’ordre naturel des choses et au monde tel que Dieu l’a créé. Cette période a laissé des codes d’évaluation d’un «beau plat » qui donneront naissance à des grilles d’évaluation d’une belle photo culinaire que l’on retrouve dans la constitution de ce que l’on considère comme un beau plat aujourd’hui. Il est ressort trois éléments fondamentaux de la normalisation de l’esthétique culinaire repris par la plateforme.
Premièrement, l’esthétique culinaire provient en grande partie de l’instrumentation des couleurs qui suscite une certaine curiosité. Ensuite, l’esthétique culinaire s’inscrit dès le départ comme un signe de distinction sociale(l’esthétique culinaire implique que l’on ait dépassé le stade de la nécessité et que l’on ait accès à certains produits ou certains lieux ). Enfin, l’esthétique culinaire a des prétentions artistiques. En effet, les livres de cuisine de cette époque servent à présenter les cuisiniers non plus comme des artisans mais comme des « créateurs d’un art culinaire».
Ces codes historiques servent de piliers à la construction et à la normalisation de l’esthétique culinaire sur Instagram.
Le jeu des couleurs dans l’esthétisation des photographies culinaires
Nous allons montrer comment l’instrumentalisation des couleurs a été intégrée dans le dispositif et les usages d’Instagramafin de participer à la création de normes esthétiques dans le domaine du culinaire.
Au Moyen-Age, les cuisiniers prennent conscience que la bonne utilisation des couleurs peut augmenter le pouvoir d’attraction de leurs plats. Ainsi, ils élaborent une grille de couleurs avec des procédés de préparation pour chacune d’entre elles mais également des conseils pour les associer . Les couleurs les plus fréquentes de la cuisine sont dans l’ordre décroissant : le jaune (ou doré), le vert, le brun (et roux), le noir, le blanc, le rouge (et rosé) et le bleu (azur).
Les couleurs s’intègrent dans un « dressé » qui révèlent le sens esthétique du cuisinier ainsi que le message social qu’il souhaite véhiculer (consciemment ou pas). Les couleurs prennent également une place prépondérante dans les premiers livres de cuisines de l’époque médiévale.
En effet, les cuisiniers décrivent peu les goûts mais s’attardent longuement sur les couleurs, notamment pour indiquer celles qui sont susceptibles d’encourager ou de décourager la consommation des plats.
L’organisation de l’application Instagram laisse également peu de place à la description des goûts et des recettes. En effet, cette plateforme étant centrée sur l’image, les explications que l’on pourrait rajouter (des recettes, description du goût…) sont moins exposées au regard des utilisateurs. La médiatisation de l’expérience culinaire à travers Instagram passe donc d’abord par l’image. Comme au Moyen-Age, l’utilisation des couleurs, l’instrumentalisation des couleurs est un élément important des photographies culinaires publiées sur la plateforme.
Le compte « @desserted_in_paris », nous montre le rôle de la couleur dans d’esthétisation des représentations culinaires. Le propriétaire du compte (Tal Spiegel) est un pâtissier de formation.
Cependant son compte ne sert pas à exposer des recettes mais à présenter quotidiennement (ou presque), une pâtisserie assortie à sa paire de chaussures. En observant ses publications depuis le 01 janvier 2018 (156 publications), nous pouvons dégager sa grille de couleurs. Cette grille est composée de cinq gammes de couleurs, qu’il utilise parfois seules et parfois en les associant les unes avec les autres. On retrouve ainsi dans l’ordre décroissant : le marron (brun), le rouge (et rosé), le jaune (et dorée), le vert, bleu et blanc.
Cette grille une équation entre ce qu’il est possible de trouver dans l’univers de la pâtisserie et le style de ses chaussures. Par exemple, nous observons qu’il porte régulièrement des chaussures unicolores ou bicolores, par conséquent ses pâtisseries auront tendance à être unicolores ou bicolores. Par ailleurs, il semble avoir une préférence pour les chaussures aux tons marrons. Cette couleur revient donc fréquemment (c’est également la couleur du chocolat, très présente dans l’univers de la pâtisserie).
L’harmonisation parfaite des couleurs utilisées dans ses photographies, donne aux pâtisseries un aspect curieux, c’est-à-dire artificiels qui interpellent le « lecteur ». Cette harmonisation crée un lien naturel entre deux objets issus d’univers différents: les chaussures (mode et maroquinerie) et les pâtisseries (gastronomie).
Le cosmopolitisme aristocratique : entre découverte et exotisme
Les historiens médiévistes nous enseignent que l’esthétique culinaire est depuis l’origine un symbole de distinction sociale. En effet, les épices qui permettaient d’obtenir des repas « colorés » et « curieux » n’étaient accessible qu’au sein des cercles aristocratiques et « bourgeois » . Par ailleurs, il existait deux sortes de cuisiniers au Moyen-Age : les cuisiniers (coquinarius en latin) qui préparaient pour les « gens du peuple » et les queux (coquus en latin) qui travaillaient au service de la noblesse et du clergé . La profession de cuisinier (coquinarius) était encadrée par une corporation qui interdisait tout innovation culinaire afin de limiter la concurrence entre les membres. En revanche, les queux n’avaient aucune contrainte corporatiste. Ils étaient donc libres d’exprimer leur créativité pour surprendre et impressionner leurs maîtres et leurs invités. Sur l’application Instagram, la représentation de l’esthétique culinaire sert aussi à exprimer une forme de distinction sociale. Ce phénomène, en plus d’être un héritage de l’histoire culinaire, est causé par les profils des utilisateurs de la plateforme. En effet, une étude menée en avril 2018 sur des adolescents américains de 13 à 17 ans par le cabinet de recherche Pew Research Center , nous apprend que le choix de fréquentation des réseaux sociaux n’est pas le fruit du hasard. En examinant les données démographiques de ces utilisateurs, on observe une division claire entre ceux de Facebook et ceux d’Instagram. Les classes les plus aisées sont sur les applications de partage d’images comme Instagram, tandis que les autres privilégient plutôt Facebook. Ainsi, sept adolescents sur dix dont les parents gagnent moins de 30 000 dollars par an (26 000 euros) déclarent utiliser Facebook. Ce chiffre passe à 36% seulement chez les jeunes dont le revenu familial annuel est de 75 000 dollars ou plus. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce clivage. Tout d’abord, l’usage du smartphone dépend bien du niveau de vie. Selon l’étude, 85% des adolescents américains ont accès à un smartphone mais les usages diffèrent. Ainsi, dans les milieux sociaux plus défavorisés, il est fréquent que les frères et sœurs se partagent un même smartphone, ce qui les empêche de prendre leur quotidien en photo afin de le publier sur Instagram. De plus, ces applications demandent d’avoir un téléphone récent. Les mises à jour étant fréquentes, si le système d’exploitation du mobile est trop ancien, il ne pourra pas les supporter. Enfin, il est nécessaire d’avoir une connexion au réseau internet mobile permanente.
Or au sein des classes économiquement moins favorisées, les enfants dépendent surtout du WiFi. L’utilité que chacun trouve dans les réseaux sociaux est également importante. Instagram est souvent vue comme une application de loisirs purs, pour faire passer le temps. Facebook est davantage un réseau dit « d’opportunité». Avec ces différents « groupes » ouverts ou fermés, Facebook permet de trouver des espaces d’entraide et d’écoute. Par exemple, si un adolescent est victime de racisme ou de toute autre forme de discrimination, il va pouvoir partager son expérience avec des membres de l’une de ses «communautés ».
L’utilisation de l’esthétique culinaire comme marqueur de distinction sociale sur Instagram est donc permise car ce réseau rassemble des personnes appartenant à une classe sociale favorisée.
Une caractéristique intrinsèquement liée à l’élitisme a retenu notre attention, il s’agit de cosmopolitisme aristocratique . On parle de cosmopolitisme aristocratique car l’ouverture sur l’international a d’abord émergé au sein de l’aristocratie avant de servir de modèle à la haute bourgeoisie et aux autres cercles d’élites. Par exemple, le «grand tour » obligeait les jeunes nobles à voyager plusieurs mois à travers l’Europe afin de parachever « une bonne éducation en alliant découverte du monde et apprentissage social » . Les autres catégories sociales restaient plus ancrées dans leurs territoires d’origine.
Sur Instagram, le cosmopolitisme aristocratique se manifeste de deux manières, qui font appellent à des schémas esthétiques différents. Premièrement, nous avons les photographies d’utilisateurs qui parcourent le monde à la recherche de différences culinaires. Ensuite, nous avons des représentations du monde qui s’intègre dans les assiettes (les utilisateurs s’approprient des traditions culinaires étrangères).
Le choix des objets précis, dont l’assemblage permettra de raconter une histoire
Nous pourrions penser qu’il s’agit d’un domaine libre. En effet, l’utilisateur peut choisir les aliments qui lui plaisent pour partager ses expériences avec les autres membres de son réseau.
Cependant, en regardant plus en détails la présentation de la plateforme, nous constatons qu’il existe des règles formelles qui interdisent la publication de certains contenus. En effet, Instagram a élaboré et publié un règlement d’utilisation qui bannit tout comportement vulgaire, obscène ou irrespectueux. L’application entend fixer un cadre où ne règne que sa vision de l’esthétique et du beau. Sur le site internet du groupe Facebook (propriétaire d’Instagram), nous pouvons lire : « Nous souhaitons qu’Instagram reste un espace d’inspiration et d’expression authentique et sûr. Aidez-nous à cultiver cette communauté. Publiez uniquement vos propres photos et vidéos, et veillez à toujours respecter la loi. Respectez chaque personne sur Instagram, et ne publiez pas de contenus indésirables ni d’images de nudité. » Le non-respect de ce règlement entraîne des sanctions allant de la mise en garde à la suppression pure et simple du compte. Par ailleurs, Instagram encourage ses membres à signaler tout comportement contraire aux normes formelles. En effet, la dernière section du règlement s’intitule « Aideznous à maintenir l’intégrité de la communauté» où chacun est appelé à « signaler tout contenu qui semble enfreindre les règles, à l’aide de l’option de signalement intégrée ». Instagram n’est donc pas d’un terrain neutre qui permettrait d’exprimer sa propre vision esthétique. Par exemple, la photo d’un gâteau exposé à côté d’une personne nue serait probablement largement consultée et commentée mais elle ferait également l’objet de signalements de la part des utilisateurs. Cela conduirait à sa suppression de la part des régulateurs de la plateforme.
Contrairement aux artistes qui sont libre de représenter la nudité, voire même l’obscénité, les instagrammeurs se voit amputé d’un champ possible d’expression par la plateforme.
Une palette de couleurs définie et réduite
Toutes les publications photographiques d’un utilisateur sont réunies dans ce qui est appelé le feed. Les photographies sont placées les unes à côté des autres et forment une galerie que l’on peut scroller, c’est-à-dire faire défiler, en descendant dans la page pour que les anciennes photographies se révèlent au fur et à mesure. En le regardant (sans même cliquer sur chacune des photos), il est possible de voir immédiatement les sous-thématiques culinaires qui l’intéressent (le brunch, les produits végétariens, les desserts…), mais aussi son univers esthétique.
Phonéographie : l’héritage de la peinture de genre
Nous avons vu précédemment que les publications culinaires sur Instagram reprenaient les codes de la peinture morte grâce à la précision de son système technique. Dans cette partie, nous allons nous arrêter brièvement sur le rôle d’un autre genre pictural dans la normalisation de l’esthétique culinaire sur Instagram, la peinture de genre. Une peinture de genre, encore appelé scène de genre, est une représentation de la vie quotidienne. Sur ces tableaux, nous pouvons peut des paysans au travail, des enfants qui jouent ou encore une couple qui se tient la main. Les tableaux de genre mettaient en scène des histoires familière et anecdotiques de personnes anonymes avec une esthétique très réaliste.
Sur Instagram, le smartphone est placé au cœur du dispositif médiatique car c’est uniquement par son biais qu’un utilisateur peut poster une photographie sur la plateforme. La photographie réalisée avec le smartphone, appelée phonéographie, puise dans les imaginaires de la peinture de genre car cet outil accompagne les individus partout…) . Il leur permet donc de prendre sur le vif des instant familiers voire banals (manger un snack, boire du thé…).Les amateurs peuventainsi documenter des événements de leur vie et leur donnant une « ambiance » singulière avant de le partager à un vaste public en servant du dispositif d’Instagram. Chaque utilisateur participe donc à la mise en spectacle de sa propre existence. Pour comprendre la notion de spectacle, nous allons nous baser les travaux du philosophe Guy Debord, l’un des fondateurs du mouvement situationnisme, dont le plus célèbre ouvrage est La Société du spectacle parut en 1967(à l’aube de mai 68). Il écrit : « La société contemporaine peut être décrite comme une salle où les gens regardent une pièce de théâtre qui leur montre ce que pourrait être leur propre vie. Le fait de regarder cette pièce les empêchent concrètement d’agir. Il reste passif face à cette représentation tout en s’identifiant psychologiquement à ce qui se passe sur la scène».
C’est donc ce rapport de contemplation d’une activité qui se déroule indépendamment du spectateur qui va être analysé par Guy Debord et les situationnistes comme le fondement des rapports sociaux dans la société contemporaine.
Si nous appliquons ce principe à Instagram, nous pouvons dire que sur cette plateforme, les gens ne vivent pas, mais se de regarder des représentations de leur propre vie et de celles des autres telle qu’elle leur est donnée à contempler. Par exemple, nous avons ci-dessous la représentation d’un thé glacé au lait et aux perles de Tapioca, publiée par Mélissa Hie sur son compte « @girleatworld » à l’occasion de son voyage à Taïwan. Cette représentation peut nous servir à comprendre ce que nous allons éventuellement pouvoir commander et boire si nous nous rendons à Taïwan ; en revanche la boisson sur la photo, jamais on ne pourra véritablement le manger puisqu’il s’agit d’une image autrement dit d’une représentation. On ne peut donc pas faire l’expérience du thé que l’on a en photo. A travers @girleatworld, on ne peut que contempler la représentation de son expérience. En revanche, nous nous identifions psychologiquement à cette scène présentée devant nous. On ressent par exemple l’envie de se rendre à Taïwan ou tout simplement de trouver un café près de chez nous qui proposerait la même boisson.
Instagram : un système circulation des normes esthétiques
Dans notre étude, nous cherchons à démontrer que l’application Instagram est le terrain d’une normalisation de l’esthétique, en particulier dans le domaine du culinaire. Le processus de normalisation implique la présence d’un groupe au sein duquel s’établissent des règles, soit par harmonisation, soit par injonction. Elle implique également que ces règles circulent afin de s’installer dans l’espace social. Dans la partie précédente, nous nous sommes intéressée à la formation des normes esthétique (culinaires). Dans cette partie, nous étudierons comment ces normes circulent afin de compléter le processus de normalisation.
Nous montrerons que la circulation de ces normes d’abord passe par le mécanisme interne à l’application. En effet, sur Instagram, il existe une série de signes qui établissent des liens entre les différents profils. C’est le cas des tags et des hashtags. L’application est également dotée d’un système algorithmique qui conditionne le comportement des utilisateurs. Ainsi, pour bénéficier d’une bonne visibilité sur ce réseau, il est nécessaire d’adopter les comportements préconisés par la plateforme (utiliser la géolocalisation, les hashtags, adopter une certaine esthétique…).
Ensuite, à travers quelques exemples, nous analyserons comment ces normes « transpercent » l’espace virtuel pour s’infiltrer dans l’espace social (urbain, matériel, linguistique…).
Un système interne de circulation et de régulation des mêmes esthétiques
Dans cette partie, nous voulons montrer comment les outils de la plateforme Instagram assurent la circulation interne des normes esthétique.
L’application donne un objectif à atteindre à ses utilisateurs, à savoir réussir à obtenir le plus de likes possibles. Il importe peu que le compte soit privé, c’est-à-dire uniquement accessible aux abonnés choisis par l’utilisateur, ou public, c’est-à-dire ouvert à tous car chaque utilisateur peut soumettre ses expériences au regard et à l’approbation du public.
La structure la plateforme met donc les profils en situation de concurrence tout en limitant les possibilités de se démarquer car le cadre est fixé à l’avance. Cependant, elle met à leur disposition des signes d’indexation etdes fonctionnalités qui leur permettent d’agir sur la portée la portée de leur message. C’est le rôle des hashtags, des tags.
Pour accroitre sa visibilité sur Instagram, il est donc nécessaire de lutter pour s’imposer. Cette lutte passe par la compréhension du fonctionnement du puissant algorithme de la plateforme, qui sélectionne les profils à mettre en avant et garantit un maximum de visibilité aux utilisateurs ayant assimilé ses règles.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1 : Instagram, un dispositif de construction esthétique systématisée
A. Le jeu des couleurs dans l’esthétisation des photographies culinaires
B. Le cosmopolitisme aristocratique : entre découverte et exotisme
a. L’esthétique de la découverte culinaire
b. L’esthétique de l’exotisme culinaire
C. Système d’apprentissage technique à prétention artistique
a. Instagram : Un procédé de standardisation de la nature morte
b. Phonéographie : l’héritage dela peinture de genre
PARTIE 2 : Instagram : un système circulation des normes esthétiques
A. Un système interne de circulation et de régulation des mèmes esthétiques
a. Hashtag, tag : des agents accélérateurs de circulation des mèmes
b. L’algorithme : un agent de sélection naturelle
B. La circulation des normes esthétiques de l’application Instagram dans l’espace social
a. La lexicalisation d’un phénomène esthétique
b. La matérialisation de l’esthétique« made in Instagram »
c. La (re)définition des espaces de vie
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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