Insécurité linguistique et apprentissage du créole dans l’Hexagone

Quelques concepts : bilinguisme, diglossie et insécurité linguistique

     La notion d’insécurité linguistique est apparue au cours des années soixante lorsque les psychosociologues et les linguistes se sont interrogés sur le bilinguisme anglais/français au Canada. Ils distinguent alors plusieurs formes de bilinguismes (Polifonte, 2014), tels que : le bilinguisme passif, le bilinguisme actif, le bilinguisme équilibré, le bilinguisme additif, le bilinguisme soustractif, le bilinguisme coordonné ou encore le bilinguisme tardif et on admet donc plusieurs définitions. Une personne est dite bilingue lorsqu’elle est en mesure de s’exprimer dans deux langues de manière fluide. On dira alors qu’elle possède deux cultures, soit celles associées à chacune des langues. On parlera de bilinguisme actif pour ce qui renvoie à la production écrite ou orale et de bilinguisme passif pour ce qui renvoie à la compréhension écrite ou orale. La définition du bilinguisme diffère selon les linguistes, d’aucuns considèrent qu’une personne est bilingue lorsqu’elle pense aussi bien dans une langue que dans l’autre. D’autres, par exemple, considèrent qu’une personne est bilingue quand elle est en mesure de s’exprimer aussi bien dans une langue que dans l’autre et a le même niveau de connaissance dans les deux langues. Si aujourd’hui le bilinguisme est globalement perçu sous des jours favorables, cela n’a pas toujours été le cas. En effet, L. F. Prudent (1981) reprend les propos de Pichon (1936) : « Il faut soigneusement distinguer le bilinguisme du diglottisme, qui sera l’acquisition d’une seconde langue quand la première est constituée depuis beau temps et devenue maîtresse de la pensée. Le bilinguisme est une infirmité psychologique. Cette conclusion pessimiste est celle de tous les auteurs qui ont, sur du matériel concret, étudié réellement la question : M. Epstein en France, M. Braunshausen et M. Decroly en Belgique…M. Jefferson en Angleterre et en Scandinavie, M. Smith aux Etats-Unis etc. Cette nocivité du bilinguisme est explicable ; car d’une part l’effort pour l’acquisition d’une seconde langue semble diminuer la quantité d’énergie intellectuelle pour l’acquisition d’autres connaissances, d’autre part surtout, l’enfant se trouve balloté entre des systèmes de pensée différents l’un de l’autre : son esprit ne trouve d’assiette ni dans l’un ni dans l’autre et les adultère tous les deux en les privant de leur originalité et en se privant par là lui-même des ressources accumulées depuis des siècles par ses prédécesseurs dans chaque idiome. Comme le dit fort bien M. Laurie, sa croissance intellectuelle n’est pas doublée, mais diminue de moitié ; son unité d’esprit et de caractère a beaucoup de peine à s’affirmer » (pp102-103) C’est précisément avec William Labov (1966) que la notion d’insécurité linguistique apparaît. Il travaillait alors sur la stratification sociale des variables linguistiques. Labov, pour sa part, établit un lien étroit entre le concept de communauté linguistique qui renvoie à des personnes d’un milieu social parlant une même langue et le concept de norme. Mais si Labov théorise peu ce concept d’insécurité linguistique, il l’éprouve néanmoins au moyen d’une démarche lui permettant de repérer les caractéristiques de ce phénomène et d’un test mesurant l’indice d’insécurité linguistique « calculé en fonction de l’écart entre la perception que les locuteurs se font de leur usage d’une langue et l’image de cette dernière perçue comme idéale ». (Labov, 1976). Il a aussi réalisé d’autres recherches en 1976 et sa définition tend à rejoindre celle de Pierre Bourdieu (1982). Selon ces deux auteurs il s’agit d’un sentiment qui reflète les tensions entre les différentes classes sociales. D’après ce point de vue il est possible de déduire des enjeux politiques et sociaux dans l’utilisation de plusieurs langues coexistant sur un même territoire. Sans nommer le concept d’insécurité linguistique, Bourdieu aborde cette question dans son étude des marchés linguistiques. Pour lui ce phénomène touche tant la prononciation que la syntaxe ou encore le lexique. Nicole Gueunier, Emile Genouvrier et Abdelhamid Khomsi (1978) suggèrent un rapport entre l’insécurité linguistique et la diglossie suite à une étude sur les locuteurs en provenance de Lille, Limoges ou Tours dans leur rapport à la langue orale. Le terme de diglossie apparaît, quant à lui, pour la première fois au cours des années cinquante avec Ferguson et la sociolinguistique. Comme le mentionne L.F. Prudent dans son ouvrage intitulé Diglossie et interlecte (1998), les premières études ont essentiellement trait à la « diglossie arabe » pour reprendre son expression. Il évoque notamment les travaux de William Marcais (1830), pour qui le terme de diglossie était originairement employé quand il s’agissait de deux variétés d’une même langue, l’une étant haute, c’est-à-dire valorisée, reconnue, employée dans les administrations, l’autre étant basse, souvent dévalorisée, employée oralement dans une large mesure et utilisée dans un cadre familial ou amical. Aussi pouvons-nous reprendre l’exemple proposé par Ferguson qui distingue l’arabe littéraire, consacré à l’enseignement, au domaine religieux (le Coran est écrit en arabe littéraire) ou administratif par exemple, de l’arabe dialectal, dont il est quotidiennement fait usage et qui est davantage lié à l’oralité, au cadre familial ou amical. En fait, plusieurs définitions de ce concept sont admises. Ainsi, Robert Lafont de l’école de Montpellier qui se consacre à la sociolinguistique de l’occitan reprend ce concept en comparant le français qui occupe la position de langue haute et l’occitan qui occupe la position de langue basse. Désormais ce concept est également utilisé pour présenter le rapport plus ou moins conflictuel entre deux langues. Michel Francard, dans son étude du rapport entre le français et une langue wallolorraine, aboutit à la même conclusion que Nicole Gueunier, Emile Genouvrier et Abdelhamid Khomsi néanmoins il souligne le rôle de l’institution scolaire par rapport à la perception des langues dominantes et des langues dominées (1989). Autrement dit c’est le fait de percevoir une distance, une différence, générée par l’institution scolaire, entre ces deux langues qui serait à l’origine de l’insécurité linguistique. On accepte différentes définitions du concept d’insécurité linguistique : Ainsi pour M. Francard (1993) « l’insécurité linguistique [est] la prise de conscience, par les locuteurs, d’une distance entre leur idiolecte (ou leur sociolecte) et une langue qu’ils reconnaissent comme légitime parce qu’elle est celle de la classe dominante, ou celle d’autres communautés où l’on parle un français « pur », non abâtardi par les interférences avec un autre idiome, ou encore celle de leurs locuteurs fictifs détenteurs de LA norme véhiculée par l’institution scolaire » (Francard et Al., 1993 : 13). Cela renvoie donc à un sentiment, au rapport que l’on entretient avec une langue dominante. Ce qui laisse donc supposer que ce phénomène peut s’observer en milieu diglossique. D. de Robillard (1996) émet l’hypothèse d’une insécurité linguistique qu’il qualifie de « saine » dans les langues normées car le locuteur a conscience qu’il ne peut maîtriser une langue dans ses moindres aspects et une insécurité linguistique « pathologique » qui se manifeste par un « surnormativisme » (hypercorrection, nombreuses réflexions sur la langue…). M-L Moreau (1996) distingue, elle, une insécurité linguistique « dite » qui se manifeste au travers du discours épilinguistique et une insécurité « agie » qui correspond pour reprendre ses propos à ce « qui transpire dans les pratiques » (hypercorrection, autocorrection, préoccupation de la bonne forme…). Ainsi, elle constate au cours de ses recherches qu’en Belgique l’insécurité linguistique est agie et qu’au Sénégal l’insécurité linguistique est dite. En 2002, A. Bretenier et G. Ledegen se sont intéressés au concept de l’insécurité linguistique au regard du créole réunionnais. La personne qui a un sentiment d’insécurité linguistique, pense avoir un discours de mauvaise qualité. Pour les personnes victimes d’insécurité linguistique, le fait de devoir lire, parler ou écrire représente des activités à risque et au combien redoutées. En effet, la personne qui se sent en insécurité linguistique a une incapacité à mettre en mot sa pensée avec précision. Les manifestations de l’insécurité linguistique sont un sentiment d’erreur chez le locuteur, un manque d’assurance dans la prise de parole ou encore une hypercorrection. Pour ce qui concerne le créole guadeloupéen, c’est une langue à base lexicale française qui s’est construite au contact de la langue française. Nous pouvons donc, par rapport à notre sujet, étudier la manière dont ce sont construites ces deux langues puis les comparer, ce qui nous apportera des éléments au regard de la diglossie et de l’insécurité linguistique. Pour la réalisation de cette étude comparative entre les deux langues, nous nous intéresserons à leur création, à leur statut, ainsi qu’à leur représentativité dans le monde.

La francophonie dans le monde : l’impact de l’usage du français au niveau économique et politique

     L’utilisation des langues et les conditions dans lesquelles on les utilise ont une importance. Le recours aux langues permet les échanges, notamment économiques, et cela permet aussi d’instituer les rapports entre les peuples. C’est par exemple le cas au Tibet où les langues tibétaines sont bannies au profit des langues chinoises, eu égard à la domination de la Chine sur le plan politique. Dans un article intitulé Cette arme de la domination paru dans Le monde diplomatique de février-mars 2008, Bernard Cassen dit : Langue et politique sont intimement liées. C’est ce que n’ont toujours pas compris certains linguistes qui croient à une sorte de « marché » naturel des langues. Il consigne la montée de telles d’entre elles et la disparition de telle autre manière dont les opérateurs suivent les hauts et les bas des cours de la bourse. La notion de politique linguistique les choque, car elle interfère avec la « main invisible » régulant ce « marché » qui constitue leur corpus de recherche. Après lecture des habits neufs des ambassadeurs, article rédigé par Jean-Pierre Reymond, extrait de Paris World Wide, n°5, janvier et février 2015, nous pouvons mieux mesurer l’impact considérable de la langue française au niveau international. En effet, la France s’est toujours appuyée sur la langue française pour développer ou asseoir son influence économique. En effet, comme le souligne dans cet article Jean Claude Crespy, directeur de l’Alliance Française de Bruxelle-Europe « chaque langue transmet par son simple usage, une vision du monde». Et il ajoute : « Notre lettre de mission est d’implanter le français parmi les institutions européennes ». Afin de véhiculer la langue française, sa culture, son image et ses entreprises, la France s’est dotée du premier réseau culturel au monde avec 96 instituts et 384 Alliances Françaises. Ainsi, la langue française est la deuxième langue la plus apprise au monde, comme le mentionne l’organisation internationale de la francophonie lors de son sommet à Dakar en novembre 2014. Un des impacts de l’apprentissage de la langue de Molière aux quatre coins du monde, est le nombre considérable, 295000, d’étrangers inscrits dans les universités françaises. Sur ces 295000 étudiants étrangers, on recense 35000 chinois et l’ambassade française souhaite atteindre un objectif de 50000. Avec le réseau France Alumni crée le 26 novembre 2014, le Quai d’Orsay a la volonté de faire de ces étudiants des « ambassadeurs officieux ». Ainsi les diplômés du lycée français Guébré Mariam en Ethiopie disposent de bourses dans des secteurs stratégiques tels que l’informatique, l’agroalimentaire, la sécurité alimentaire ou encore la gestion de la croissance urbaine. Cette politique aboutit aux résultats suivants :
– 274 millions de francophones en 2014 contre 220 millions en 2010,
– 494 établissements français implantés dans 135 pays et scolarisant 330000 jeunes dont 60% d’autochtones,
– La France est le troisième pays au monde accueillant le plus d’étudiants étrangers après les Etats-Unis et l’Angleterre.
Clairement cela contribue à la stratégie diplomatique dont le but est « d’accompagner [les] entreprises françaises, favoriser [les] exportations et tirer vers le haut la croissance française » comme le souligne le porte-parole du Quai d’Orsay, Romain Nadal. Un ambassadeur va également dans le même sens en disant : « nous avons des objectifs chiffrés concernant les investissements étrangers en France, l’implantation d’entreprises françaises à l’étranger, l’envoi de touristes et d’étudiants ». En effet, comme nous le savons, la France est le pays au monde le plus visité (voir article du site Le Point du 07/04/2015 qui reprend le chiffre de 83,7 millions de visiteurs en 2014 issue de l’enquête réalisée par la Direction Générale des Entreprises) et Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du développement international, souhaite que cela s’intensifie. C’est ainsi qu’il a fait part aux médias de sa volonté d’accélérer l’octroi de visas en 48h tout particulièrement en faveur de la clientèle chinoise qui dépensent en moyenne 1500 euro dans les enseignes françaises. Et pour remplir tous ces objectifs chiffrés, la France dispose du troisième réseau diplomatique au monde avec 163 ambassades chargées, entre autres, de suivre les appels d’offres. Bien que là ne soit pas l’essentiel de notre propos, nous tempèrerons cependant cet enthousiasme donné par une vision très franco-centrée, en donnant un point de vue différent. En effet, dans un article du magasine Le Point publié en ligne le 27 mai 2015 à 21h02, l’auteur souligne dès son titre que « la France dégringole au classement des pays les plus compétitifs ». L’auteur se base sur le classement publié par l’école de management suisse IMD (Institut for Management Développement). Ainsi, à travers ce chapitre, nous savons quel est l’objectif d’un tel développement de la langue française. En effet hormis son simple rayonnement, des enjeux économiques et politiques entrent clairement en ligne de compte.

CONCLUSION

     Cette enquête nous a permis de travailler sur l’impact de l’apprentissage du créole sur l’insécurité linguistique. Nous avons pour cela travaillé sur deux hypothèses. Aussi, nous pouvons dire, d’après nos observations et recueil de résultats, que les élèves d’origine guadeloupéenne inscrits en cours de créole et demeurant en Ile-de-France sont en insécurité linguistique. Par contre, nos résultats ne nous permettent pas d’aller dans le sens d’une disparition de ce phénomène par le seul biais de l’apprentissage. Nous avons certes observé des attitudes allant dans le sens d’une diminution de celle-ci mais pas de sa disparition. En effet, les élèves parlent un peu plus entre eux en créole lorsqu’ils sont invités à le faire, pour autant ils ne parlent pas spontanément en créole. De même, les marques d’hésitation que ce soit dans leurs discours directs ou encore métalinguistiques sont encore présentes. En revenant sur nos interrogations de départ, nous avons souhaité avoir un échange avec nos camarades d’enfance pour avoir accès à leur vécus après coup ainsi que leurs représentations, y compris concernant les échanges qu’ils ont actuellement avec leurs parents. A notre grand étonnement, nous avons constaté que le recourt à la langue de migration n’est si spontané que cela. Certains éléments de discours nous amène à formuler l’hypothèse de la présence d’un phénomène d’acculturation. Dans les entretiens réalisés, il nous a semblé que l’usage de la langue d’immigration n’était pas interdite par les parents et était parfois même encouragé par souci de préserver la culture. Du côté des camarades antillais, le recourt à la langue n’était pas encouragé voire interdit de manière plus ou moins formelle dans un souci d’assimilation culturelle (la communauté apprend une autre langue, puis devient bilingue, puis n’utilise que la deuxième langue). Il semblerait qu’on puisse parler de processus de conversion linguistique dans le sens où la communauté antillaise abandonnerait progressivement sa langue maternelle au profit d’une autre langue, soit la langue française. Si, contrairement au créole de Rama Cay, au créole de Berbice, au créole de Javindo, au créole pecok, au créole panaméen, au créole de Palenque, au créole de San Andrés, au créole de limòn, au créole de Mosquitia, au créole de Ngatik ou encore au créole des Iles-de-la-Baie, le créole guadeloupéen n’est ni en danger ni en situation critique selon les données contenues dans l’atlas UNESCO (organisation des nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) des langues en danger dans le monde (http://www.unesco.org/languagesatlas/index.php ), il nous semble qu’une certaine vigilance est nécessaire si l’on prend en considération certains éléments telles les représentations liées à la langue, conscientes ou inconscientes. Nos échanges avec nos amis mais également notre observations et entretiens avec les élèves et les familles, issus de notre expérience professionnelle nous permet de constater que les volontés endogènes et exogènes ne s’inscrivent pas forcément dans la même direction

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Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE 
I/ L’insécurité linguistique 
A/ Quelques concepts : bilinguisme, diglossie et insécurité linguistique
B/ Langue française et langue créole : place et représentativité au niveau régional, national et international
1/ Le français
a/ La constitution de la langue française
b/ La francophonie dans le monde : l’impact de l’usage du français au niveau économique et politique
2/ Le créole
a/ Quelques repères historiques
b/ Le créole ou les créoles ? Langues, patois ou dialectes ? Place et représentativité dans le monde
c/ Les représentations liées à la langue créole
d/ Situation sociolinguistique de la Guadeloupe
II/ Didactique des langues 
A/L’enseignement des langues régionales de France
B/ L’enseignement du créole
1/ L’enseignement du créole en Guadeloupe
2/ L’enseignement du créole dans l’Hexagone
III/ Problématique et hypothèses 
DEUXIEME PARTIE 
I/ Terrains de recherche et de stage 
A/ Présentation du lycée Paul Eluard
B/ Présentation du lycée Léon Blum
II/ Méthodologie 
A/ Observation
B/ Questionnaire
C/ Entretien
III/ Résultats et discussion 
A/ Résultats
1/ Observations
2/ Questionnaires
3/ Entretiens
B/ Discussion
1/ Quelques pistes de réflexion
2/ Propositions relatives à l’insécurité linguistique
CONCLUSION
REFERNCES BIBLIOGRAPHIQUES ET WEBOGRAPHIQUES
ANNEXES

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