La transmission descendante de savoirs, savoir-faire et savoir-être au sein d’une communauté, qu’elle soit familiale, professionnelle ou territoriale, laisse des traces dans le présent. « L’ancestral » est une trace du passé révolue dans le présent, tandis que la tradition est une trace du passé encore vivante (Shils, 1981). Dans certaines communautés, en Afrique par exemple, la mémoire du passé passe par des récits oraux et les traditions restent ainsi omniprésentes dans la vie de ces communautés. En Occident, en revanche, où l’écriture prime sur l’oralité, les traditions s’épuisent, les savoirs anciens ne suscitant plus toujours d’intérêt et la nouveauté inspirant plus d’attrait. Bien que moins fréquente que dans d’autres civilisations, la tradition existe aussi en Occident mais a tendance à être circonscrite à certaines sphères sociales. Certaines traditions se perpétuent ainsi au sein des familles à l’image des remèdes de grand-mère par exemple (Kessous, Chalamon, 2014), des pratiques anciennes sont conservées dans des métiers manuels de l’artisanat où le geste ne peut être traduit par écrit (Sennett, 2010), des moyens sont déployés également pour maintenir certaines traditions locales (voir, par exemple, Dana, 1999), etc.
Malgré la persistance du passé dans le présent, le temps fait son œuvre et peut mettre à mal ces traditions qui risquent de devenir anachroniques dans le présent. Certains chercheurs contemporains, comme la gestionnaire et psychologue Nicole Aubert (2009) et le philosophe Christophe Bouton (2013), arguent que notre époque est malade du temps ; dans ces conditions, la productivité dans toutes les sphères de la société peut remettre en cause la pratique traditionnelle. De plus, la profusion des connaissances accessibles, résultat des avancées de la science et de l’accès renforcé que les nouvelles technologies permettent, procure d’innombrables alternatives à ces traditions à l’allure parfois obsolète. Pourquoi continuer, ou revenir, à travailler avec le cheval de trait dans l’agriculture ou les transports , alors que de puissantes machines peuvent rendre le travail plus rapide et moins pénible ? Pourquoi défendre la production artisanale des denrées, à l’image de la boulangerie par exemple, plutôt que d’employer des procédés industriels, bien plus rentables ?
Les avancées techniques connaissent un succès certain dans une large part de la société. Mais c’est sans compter sur le maintien de communautés qui délaissent ces progrès, ou en raisonnent et en mesurent l’introduction, au profit de la tradition. Les associations de défense des traditions se font de plus en plus nombreuses par exemple, à l’image des confréries gastronomiques (Aimé, Outin, 2010), et tout comme les organismes de formations spécialisées dans la transmission de savoirs professionnels traditionnels . D’autres encore redoutent les avancées techniques qui, à force d’amplifier la performance et le profit, renforcent les inégalités, épuisent les ressources et conduisent l’humanité à sa perte (Jarrige, 2016). Ainsi, face à ces avancées qui sont autant d’innovations, certaines communautés acceptent et s’approprient ces nouveaux procédés, tandis que d’autres les craignent ou les rejettent. Toute innovation s’inscrit dans un environnement culturel spécifique qui doit être pris en compte pour comprendre sa diffusion et son impact sur la société.
L’environnement culturel de certaines industries est très fortement attaché aux traditions du métier. Déjà au Moyen-Âge, les corporations et les confréries permettaient le maintien et la transmission de la culture du métier pour en conserver la singularité et le prestige. Comme aujourd’hui dans ces métiers, la tradition était déjà au cœur de la pratique. Des règles de l’art sont établies et leur conservation garantit le respect et le soutien des pairs. Les évolutions des matières premières et des « tours de main » ont toujours permis des évolutions du métier, que nous pourrions qualifier d’évolutions incrémentales, mais le fondement culturel du métier vient du passé et apporte à l’artisan expertise et légitimité. Dans ce contexte traditionnel, des innovations de rupture pourraient mettre en péril ces traditions jalousement gardées.
Comment innover dans un métier traditionnel ?
En effet, tous les métiers ne sont pas aussi productifs en termes d’innovation, et toutes les innovations ne retentissent pas non plus dans ce type de contexte. Les échecs de diffusion d’innovation, quoique moins médiatisés que les succès, sont également fréquents dans les métiers traditionnels (voir, par exemple, Asselineau, 2010 ; Detchenique, Joffre, 2012) au sein desquels les produits « doivent rester les témoins d’une tradition » (Detchenique, Joffre, 2012, p. 82) pour le marché. Dans un métier traditionnel, la tradition est avant tout privilégiée et nous cherchons ainsi à comprendre comment l’innovation est rendue possible. Si la question a suscité un intérêt récent dans la littérature en gestion (Cannarella, Piccioni, 2011 ; De Massis et al., 2016 ; Anna et al., 2019), les réponses apportées restent circonscrites aux traditions d’origine territoriale ou familiale. Ainsi, en nous concentrant sur les traditions de métier, nous tentons de combler ce gap théorique et enrichir cette littérature.
Cette question, quiconque connait ou travaille dans un métier traditionnel peut se la poser et, dans notre cas, celle-ci fait directement suite à plusieurs années d’exercice au sein d’entreprises de paysage. L’entreprise de paysage, telle que vécue par le prisme de mes propres expériences, s’est montrée traditionnelle et peu encline à innover. Notre question générale de recherche est ainsi d’origine empirique, et nous assumons cette posture dans notre travail de thèse en commençant par présenter notre terrain d’étude .
Les entreprises de paysage au sein du secteur du paysage français
29 100 entreprises de paysage se consacrent, en France, à la création, à l’entretien et à l’aménagement de jardins et d’espaces paysagers, et génèrent un peu plus de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Il s’agit principalement de petites entreprises : près de 95% de ces entreprises sont des Très Petites Entreprises (TPE) possédant moins de 10 salariés (UNEP, 2017) . Derrière ces quelques statistiques se cache en réalité une « filière paysage » bien structurée, de nombreux acteurs, un historique marquant et des bouleversements majeurs récents .
Les professionnels du paysage ont coutume de s’identifier au sein de la « filière paysage ». Le terme de « filière » est un dérivé de « fil », ce qui renvoie à une continuité, d’actions et d’acteurs. Issue du secteur de l’agro-alimentaire, l’approche de filière a été abordée pour la première fois par les anglo-saxons Davis et Goldberg (1957) sous le terme de « commodity system ». Une traduction mot-à mot de ces termes serait : le processus de création des denrées. Ces auteurs décrivent la filière en différentes opérations nécessaires pour passer d’une matière première à un produit fini : production, distribution et consommation (Davis, Goldberg, 1957). Il s’agit de l’itinéraire suivi par un produit jusqu’à son stade final d’utilisation. Il renvoie aux actions et aux acteurs qui permettent la disponibilité du produit fini au consommateur.
Les acteurs du secteur du paysage
Afin d’appréhender le contexte dans lequel évoluent les entrepreneurs du paysage, nous décrivons dans cette partie les acteurs qui gravitent autour de ces professionnels dans ce que nous nommons le secteur du paysage. Cette présentation n’est pas exhaustive, car il peut en effet y avoir d’autres acteurs à un niveau plus local, mais elle permet de saisir les interactions les plus prégnantes.
Les entreprises de paysage
Les entrepreneurs du paysage, qui sont à la tête des entreprises de paysage, sont les professionnels de la réalisation technique et de l’entretien des aménagements paysagers publics et privés. C’est le métier exercé par ces individus que nous caractériserons par la suite comme traditionnel et qui est l’objet central de notre étude. Ces acteurs sont représentés par un syndicat professionnel, l’UNEP (Union Nationale des Entrepreneurs-Paysagistes), depuis 1962. Pour réaliser leurs prestations auprès de leurs clients, appelés maîtres d’ouvrage, les entrepreneurs doivent disposer de matériels et de fournitures, proposés par des fournisseurs et des distributeurs ; des plans, qu’ils peuvent produire eux-mêmes dans une certaine mesure, mais principalement conçus par des architectes paysagistes ; et enfin, des salariés, formés par des écoles spécialisées .
Les fournisseurs et distributeurs
Les fournisseurs et négociants en végétaux de pépinière et productions horticoles sont des interlocuteurs majeurs des entreprises de paysage. Mais, la réalisation d’espaces verts ne réside pas seulement dans la plantation de végétaux. Le champ d’action des entreprises de paysage va bien au-delà : pose de mobilier urbain, de jeux pour enfants, d’accessoires de plantation (tuteurs, grilles d’arbres, etc.), de revêtements d’allées et de terrasses, d’arrosage, etc. et passe également par l’acquisition, par les entreprises de paysage et les collectivités publiques, de matériel spécifique approprié (tondeuse, tracteur, mini pelle, etc.). Les acteurs du paysage sont donc en lien avec de nombreux fournisseurs qui sont hors de la filière de production horticole, et qui passent parfois par des distributeurs pour commercialiser leurs produits.
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Table des matières
Introduction
Partie I. Contexte d’étude, cadre théorique et méthodologie
Chapitre 1. Présentation du secteur du paysage
1. Les entreprises de paysage au sein du secteur du paysage français
2. Historique du secteur
3. Le paysage face aux enjeux du XXIème siècle
Chapitre 2. Innovation et tradition : une revue de littérature
1. La tradition : un concept éclairant pour les sciences de gestion
2. Innovation et tradition
Chapitre 3. Épistémologie et méthodologie de la recherche
1. Choix épistémologiques de la recherche
2. Choix méthodologiques de la recherche
Chapitre 4. Design de la recherche
1. Une approche multiniveau
2. Le design de recherche
Partie II. Innover dans un métier traditionnel : une analyse multiniveau
Chapitre 5. Quel rôle joue la tradition sur la propension à innover des entrepreneurs dans leur contexte organisationnel ?
Introduction
1. Définition du concept de tradition
2. Méthodologie
3. Résultats
4. Discussion conclusive
Chapitre 6. Quel rôle joue un intermédiaire d’innovation dans l’innovation d’un groupe d’entreprises ?
Introduction
1. Présentation du contexte d’étude
2. Dispositif méthodologique
3. Les rôles joués par l’intermédiaire d’innovation
4. Analyse de l’échec du cas
5. Le rôle de l’intermédiaire d’innovation : des enseignements
Conclusion
Chapitre 7. Quel rôle joue le champ organisationnel dans l’innovation d’un métier traditionnel ?
Introduction
1. Les changements institutionnels au sein des champs organisationnels
2. Une recherche empirique
3. Résultats
4. Discussion conclusive
Chapitre 8. Quel rôle jouent les évolutions sociétales sur l’innovation des entrepreneurs ?
Introduction
1. Revue de littérature et objectifs
2. Méthodologie d’approche du terrain d’étude
3. Résultats
4. Discussion
Conclusion
Discussion et conclusion
Discussion
1. Discussion de l’articulation des travaux
2. Confrontation des travaux présentés à la littérature
3. Fertilisation croisée entre articles : prolongements envisageables
Conclusion générale
1. Contributions théoriques
2. Implications managériales
3. Limites et voies de recherche
Références
Annexes