LA DEMOCRATIE PARTICIPATIVE, DU LOCAL AU GLOBAL
La littérature sur la démocratie participative, ses principes, ses dispositifs et ses usages est féconde, « foisonnante » notent Blondiaux et Fourniau qui en ont proposé un « état des savoirs » pour le premier numéro de la revue Participations37 en convoquant la multiplicité des approches pluridisciplinaires38 – science politique, sociologie, droit, urbanisme, environnement, sciences et technologies, sciences de l’information et de la communication. Là où elle s’est développée dans le monde, la démocratie participative s’est fréquemment déployée sur le terrain du local, voire du microlocal (quartiers), notamment en milieu urbain39. Sur ses terrains, la démocratie participative mobilise des procédures diversifiées, inspirées des mouvements sociaux ou adaptées des usages du numérique40 ; elle irrigue des dispositifs locaux et régionaux41 ; elle est convoquée dans des dispositifs de « consultation », à l’image de ceux initiés en ligne par l’Union européenne42 ; elle est mobilisée pour la conception et la réalisation de projets d’aménagement, notamment avec la création, en France, d’une « institution politique radicalement inédite », la Commission nationale du débat public43. Organisées selon le principe d’un panel de participants tirés au sort, les formules des « conférences de consensus » (ou « conférences de citoyens ») et des « jurys de citoyens » se sont diffusées en Europe du Nord et dans le monde anglo-américain, et de façon plus modeste en France.
La démocratie participative s’est également imposée, sous certaines formes, dans les organisations partisanes : dans Les partis politiques à l’épreuve des procédures délibératives44, Rémi Lefebvre et Antoine Roger recensent les modalités d’intégration du modèle délibératif aux formations politiques, en même temps qu’ils mesurent les effets (concurrence, dévaluation, marginalisation) de ces nouveaux dispositifs délibératifs sur les espaces partisans. Ces recherches prennent acte, selon l’expression des deux auteurs, des « injonctions délibératives » faites aux partis : il n’est plus question de savoir si les organisations partisanes acceptent ou pas, adoptent ou non, des procédures relevant de la démocratie participative, mais comment elles se les approprient, les « absorbent » et se transforment à l’aune de ces obligations nouvelles. Dans ce paysage à la fois diversifié et amplement étudié, la spécificité de la campagne présidentielle de Ségolène Royal en 2007 est de consacrer l’émergence du concept de « démocratie participative » dans un rendez vous électoral national de premier plan, l’élection présidentielle. Déjà associée à la figure de « l’habitant » (l’espace public local), de l’usager (l’aménagement, les transports, l’environnement, l’éducation avec les expériences de budget participatif des lycées), du militant (le choix des candidats, du programme), du citoyen national ou européen (consultations en ligne initiées par l’Union européenne ou référendums impulsés par les collectivités territoriales), la démocratie participative mobilisée par Ségolène Royal conjugue les postures de la plupart de ces acteurs – associant ainsi les figures du « citoyen », du « profane » et de l’« expert » ; mais elle est convoquée aussi au profit de « l’électeur », association d’autant plus curieuse que celui-ci est justement invité à « participer » à l’élection – l’abstention étant, au regard des discours partisans et médiatiques, dévalorisée et interprétée comme le désintérêt des citoyens à l’égard du processus électoral. Ce choix introduit une rupture dans l’acceptation politique et médiatique du rôle de l’élection45 , a fortiori, de l’élection présidentielle : la consultation des citoyens ne tient pas seulement dans l’acte de voter, elle est aussi partie prenante du processus d’élaboration de l’offre programmatique électorale et éventuellement, en cas d’élection, de la décision publique. Que ce schéma soit (à l’évidence dans la dernière partie de l’énoncé) virtuel n’annihile pas le caractère transgressif de la proposition.
Au regard des descriptions les plus courantes des dispositifs participatifs, la démarche présidentielle de Ségolène Royal pose d’emblée question : qu’est-ce qu’une procédure participative et/ou délibérative dans un processus électoral ? Les avis sollicités pèseront-ils sur le programme de la candidate ou sa gouvernance ultérieure, si elle est élue ? Comment combiner engagements électoraux et résultats de la délibération ? Pourquoi demander à l’électeur de « participer » alors qu’il est convoqué aux urnes, acte déterminant de la « participation » dans les démocraties modernes – alors que Ségolène Royal ne remet pas en cause la démocratie représentative, ni même la personnalisation de l’élection présidentielle au cours de la Vème République ? Notre recherche se propose de regarder le discours mis en place pour ce rendez-vous électoral spécifique, le dispositif à l’œuvre, et les acteurs (élus ou public citoyen) qui l’ont porté.
Ségolène Royal revendique une démarche relevant de la « démocratie participative» qui, dans les définitions qu’elle en fournit, coexiste avec la démocratie représentative, la première étant appelée à nourrir la seconde. Le modèle développé pendant la campagne présidentielle relève d’une pratique où les citoyens sont appelés à intervenir dans des débats d’intérêt général pour participer à l’élaboration de la décision. Celle-ci – sous forme de « programme » ou d’engagement électoral – appartient au final à la candidate, à l’issue d’un processus hybride, dont nous nous efforcerons de définir la nature. Là encore, nous avons pris le parti de prendre l’hypothèse au sérieux, et d’analyser si les campagnes électorales peuvent transformer par le haut les logiques partisanes, et par le bas, en élargissant le public au-delà des réseaux militants socialistes traditionnels – avec le corollaire implicite que les nouveaux venus devraient représenter en majorité les catégories populaires qui ont déserté les rangs des partis de gauche.
Mais au-delà de la multiplication des lieux de débats, aucun dispositif spécifique n’est déployé pour rassembler ou concerner les publics les plus faibles et les plus éloignés du pouvoir. A la sollicitation subliminale et générique d’un public désigné de manière indéfinie (« les citoyens », « les gens ») dont on comprend qu’il n’épouse pas les contours partisans, est apportée une réponse universelle. De la même façon, nous verrons que les dispositifs mis en place pour accompagner les débats participatifs sont essentiellement conçus comme un système bottom up à destination exclusive de la candidate et de son équipe – au détriment d’un processus de dialogue et d’échanges entre citoyens invités à se forger une opinion commune. Il importe moins, dans l’organisation déployée, de faciliter le dialogue entre participants que de nourrir la candidate et son programme. Ce constat mérite toutefois d’être nuancé, dans la mesure où nous verrons comment la prise de parole déborde du protocole mis en place, et que les réflexions qui remontent à la candidate peuvent être hybridées par les procédures interactives.
LES PUBLICS : DE LA PROXIMITE DANS UN ENJEU NATIONAL
Evoquant la dimension souvent locale des expériences participatives, notamment en France, Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer ont souligné que « la question de l’échelle » constituait l’un des « défis » pour la démocratie participative qui, disent-ils, doit échapper au « piège » de la proximité49 avec laquelle la démocratie participative a souvent été confondue. Loïc Blondiaux et Jean-Michel Fourniau rappellent que les dispositifs qui visent souvent des « mini-publics » « se révèlent incapables, faute d’une généralisation possible de ces démarches, de concrétiser une délibération à grande échelle et ce qui pourrait s’apparenter à une participation du plus grand nombre »50 . A contrario, et c’est là pour nous l’un de ses intérêts, la dimension nationale de la campagne présidentielle englobe par nature tout le territoire, avec plusieurs niveaux d’intervention : les réseaux militants locaux (ceux du Parti socialiste et des comités Désirs d’avenir, issus de l’association de soutien à la candidate), les dispositifs nationaux (le Parti socialiste, le QG de campagne, et l’opinion publique, telle qu’exprimée dans les sondages et les médias), le territoire numérique (la campagne sur Internet dans ses dimensions nationale et territoriale), l’approche thématique (appel à contributions citoyennes sur des thèmes donnés). A la fois locale et thématique, mais aussi extra-territoriale et généraliste, la démarche participative initiée pendant cette séquence électorale permet d’évaluer les jeux des acteurs sur plusieurs niveaux et d’observer comment s’interpénètrent enjeux locaux et nationaux. Elle permet aussi de s’intéresser de façon distincte aux différents publics impliqués dans la procédure participante : constitution des réseaux (terrain vs numérique), modalités des prises de parole, traitement et usage des contributions, place du parti (de ses militants, de ses cadres) et modalité des interventions partisanes selon le lieu et les vecteurs de la participation. Elle nous conduit enfin à reposer la question de la proximité dans une séquence dont l’enjeu est national.
Au regard d’expériences antérieures, les pratiques mises en œuvre par l’équipe de Ségolène Royal relèvent à la fois de la démocratie participative locale (elles recoupent par exemple des procédures à l’épreuve dans les comités de quartier où le public constitue un ensemble déterminé, à défaut de pouvoir en identifier tous les membres), et de consultations élargies en ligne. Par ailleurs, les publics auxquels est destiné le discours participatif dans la campagne présidentielle évoluent au fil du temps en même temps que les fonctions qui leur sont assignées : la « démocratie participative » est d’abord une stratégie mobilisée par Ségolène Royal pour gagner la primaire interne au Parti socialiste en se distinguant du corpus idéologique et des codes partisans de ses concurrents51 ; elle est ensuite utilisée comme un outil de dialogue avec l’ensemble des électeurs, en contournant le Parti socialiste. Lors d’une première période, qui s’étend du début 2006 à la date du vote d’investiture, le 16 novembre 2006, la présidente de la région Poitou-Charentes s’adresse, au-delà des militants, à l’ensemble des sympathisants ou des électeurs susceptibles d’interagir avec l’appareil partisan et modifier les rapports de force des courants et des motions52. La « démocratie participative » accompagne et incarne la singularité que met en avant la future candidate, déclinée sur une proposition de gouvernance alternative et des thèmes de campagne en décalage avec ceux de ses deux rivaux. Le dispositif mis en œuvre est aussi un outil de communication et de mobilisation d’un réseau développé hors du parti pour un usage intra partisan. La deuxième séquence, après l’investiture, tente de substituer une démarche « participative » – alors présentée comme un processus de co-élaboration du projet présidentiel – au déploiement partisan traditionnel (meetings, distributions de tracts, porte à porte) destiné à diffuser les propositions du candidat, mais contrôlé par le parti.
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE 1. LE PARTI SOCIALISTE ET L’ECHEANCE PRESIDENTIELLE DE 2007
Chapitre 1. L’identité partisane à l’épreuve de l’élection présidentielle
Section 1. L’élargissement de la base militante et la remise en question des formes d’adhésion
Section 2. La désignation du candidat socialiste à la présidentielle : une présidentialisation mal assumée
Chapitre 2. L’organisation électorale contre l’institution partisane
Section 1. Siège (s) de campagne, lieux de pouvoir
Section 2. Désirs d’avenir, l’antithèse du Parti socialiste. Les paradoxes d’une organisation sans appareil
Section 3. Le parti et la campagne sous surveillance publique
Conclusion de la partie 1
PARTIE 2. L’INTRODUCTION DES FORMES PARTICIPATIVES DANS LA CAMPAGNE PRESIDENTIELLE DE 2007
Chapitre 3. Ségolène Royal et la démocratie participative, retour sur l’appropriation d’un concept
Section 1. Un positionnement politique national et régional
Section 2. L’émergence de la « démocratie participative » dans la campagne
Section 3. Les formes participatives de la campagne de Ségolène Royal
Chapitre 4. La campagne numérique et la redistribution des rôles militants
Section 1. Les sources d’inspiration
Section 2. Internet dans la campagne : un dispositif centralisé au service d’une démarche participative
Section 3. Internet, outil de communication interne
Conclusion de la partie 2
PARTIE 3. LES EFFETS DES DISPOSITIFS PARTICIPATIFS DANS LA CONQUETE ELECTORALE
Chapitre 5. Des débats participatifs à la rédaction du « Pacte présidentiel » : validation, ratification, légitimation
Section 1. Un positionnement politique national et régional
Section 2. Les débats participatifs locaux : la démocratie participative à la rencontre du Parti socialiste
Section 3. Le « Pacte présidentiel » vs « projet » du Parti socialiste : négociations, compromis, contradictions
Chapitre 6. Candidat, parti, citoyens : qui parle pendant la campagne ?
Section 1. La démocratie participative est-elle compatible avec une campagne présidentielle ?
Section 2. La « démocratie participative » en campagne présidentielle : une question de communication ?
Conclusion de la partie 3
CONCLUSION GENERALE
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