Innovation : entre modèles fermés et ouverts
Apparition et diffusion de l’internet, mondialisation économique, montée des technologies de l’information et des communications, crises financières, contraintes légales et règlementaires : les raisons qui poussent aujourd’hui les organisations à s’ouvrir pour concevoir avec des acteurs externes sont aussi variées que puissantes. Depuis la fin du XXe siècle, la littérature sur l’innovation traite de profits, d’efficience, de compréhension des marchés, de réduction des délais, d’agilité et de fidélisation pour résumer les bénéfices liés à l’ouverture des frontières (Chesbrough, 2003 ; Piller et al., 2005). Elle souligne l’urgence, pour toutes tailles d’organisations, de s’appuyer sur des ressources externes afin de faire face aux nombreuses turbulences contemporaines (Lee et al. 2010). Ces changements sont résumés par Mahmoud-Jouini et Midler (1999 : 36) :
« La dynamique des processus de conception de nouveaux produits s’accompagne d’une transformation profonde des périmètres de la firme et des modes de coopération inter firmes suivant un double mouvement : la spécialisation de la firme amenant une désintégration croissante d’un côté, mais aussi la création de liens stables et étroits avec des partenaires privilégiés de l’autre » .
Mais la littérature ne traite pas que d’ouverture. Il convient donc de débuter cette section par une revue des représentations fermées de l’innovation, avant de décrire par opposition les modèles ouverts ainsi que la montée des usagers qui l’accompagne.
Les modèles fermés
Par définition, les modèles fermés font référence aux entreprises qui exercent un contrôle entier sur le développement et la commercialisation de leurs découvertes (Almirall et Casadesus-Masanell, 2010). Schumpeter (1939), l’un des premiers théoriciens à s’être penché sur l’innovation, suggère un modèle dit « techno-push»pour décrire les processus fermés en place au début du XXe siècle . Avec comme point de départ la recherche fondamentale, l’innovation repose alors sur une récupération des avancées scientifiques par l’entreprise qui transforment, conçoivent et commercialisent des objets nouveaux (produits ou processus). Linéaire et fermé, le processus représenté par Schumpeter est encore employé dans certains secteurs, notamment dans les industries de pointe ; il présuppose une innovation réglée, aux étapes et acteurs définis et surtout limitée aux initiés. Les bureaux d’études, départements R&D et autres cellules séparées des opérations qui ont pour mission la recherche et la mise sous contrôle des processus de conception sont l’incarnation moderne du techno-push. Selon Chesbrough (2003), les firmes qui adoptent un modèle fermé s’appuient sur ces six principes :
• Les individus les plus intelligents dans notre domaine sont déjà à l’interne.
• La firme doit découvrir, développer, produire et acheminer les produits seule.
• Celui qui découvre une solution en premier est aussi le premier sur le marché.
• Le premier à commercialiser une solution est aussi celui qui devient le leader.
• Celui qui crée les meilleures solutions de l’industrie en devient le leader.
• Les firmes doivent contrôler leur propriété intellectuelle et éviter de la partager.
Parallèlement, les méthodes de production se perfectionnent et entrainent d’importants gains de productivité. C’est l’âge d’or de la machine, de l’industrie et de la production de masse, ou les besoins individuels sont représentés à travers ceux du plus grand nombre (Chandler, 1962). Abordant la question du développement des innovations sous l’angle opposé, c’est-à-dire en positionnant le marché comme point de départ, Schmookler (1966) propose une représentation à la fois en rupture et en continuité avec le modèle précédent. En rupture, puisque la source de cette conception « demand-pull »est donc une réponse à un besoin ou opportunité perçue dans le marché, lequel est canalisé par l’organisation et ses forces de production. Ce sont donc les changements du côté de la demande pour certains biens et services qui affectent les décisions d’investissement de l’entreprise. En continuité, puisqu’il demeure très linéaire et fermé, en plus de s’en tenir à une représentation d’une très indiscriminée et d’un marché aux pourtours diffus.
Dans les deux cas, les capacités de création de valeur sont possédées par l’organisation. Qu’elles soient nouvelles technologies déversées sur le marché ou développées ? avec un degré variable de réussite ? pour y combler un vide, ces innovations sont conçues sans la participation d’acteurs externes. Dosi (1982) ira même jusqu’à parler de modèles déterministes où les technologies semblent autonomes tellement elles émergent sans égard à leur écosystème. En outre, ces modèles traitent des consommateurs comme étant des récipiendaires passifs ; et emploient le suffixe « final », pour souligner le fait que l’acte de vente marque le premier et le dernier contact avec ceux-ci.
Se positionnant en rupture avec ces modèles linéaires où l’organisation répond de manière quasi automatique à des stimulus de la science ou du marché, Nelson et Winter (1977 ; 1982), de même que Kline et Rosenberg (1986) suggèrent plutôt que les trajectoires d’innovation suivent une logique itérative. Selon eux, celles-ci investissent en fonction des technologies en place, mais aussi selon leurs structures, manières de faire, vision et valeurs. Ces « routines »qui organisent les activités quotidiennes ne sont pas seulement uniques à l’entreprise, mais orientent ses efforts d’apprentissage ou de recherche et développements.
En outre, Nelson et Winter (1982) affirment que la sélection d’un domaine d’exploration en fonction de ces représentations partagées est plus appropriée pour décrire l’évolution des produits ou services que le principe de maximisation des profits, celui-là même derrière les théories de « pull »ou de « push ». Surtout, expliquera Nelson (2004), la différence avec ces modèles réside dans le fait qu’il est généralement impossible de planifier ex ante l’évolution des technologies et qu’il faut par conséquent privilégier l’exploration concourante de différents sentiers. De même, Akrich et al. (1998) parleront de modèle « tourbillonnaire »pour illustrer ces nouveaux processus non linéaires. Malgré tout, ce nouveau modèle demeure fermé et sous le contrôle de l’organisation. Il confine encore le marché à un rôle secondaire : celui « d’environnement de sélection »(Nelson et Winter, 1977) et non de contributeur actif.
Les modèles ouverts
Normann et Ramirez (1994) sont parmi les premiers à suggérer, par leur modèle de constellation de valeur, un mouvement d’ouverture de la conception. Leur argument repose sur lefait que les représentations linéaires, basées sur une logique déterministe et fermée, sont en décalage avec la création de valeur qui s’opère de manière de plus en plus diffuse entre les acteurs. Dans ce modèle, il n’est pas simplement attendu des usagers qu’ils consomment la valeur, mais bien qu’ils puissent également la créer. C’est donc un changement important de positionnement et de rôle pour l’entreprise : non plus au début d’une chaine séquentielle, mais bien au centre d’une constellation d’acteurs, et non plus en tant que fournisseur exclusif de valeur, mais en tant que facilitateur de valeur autogénérée par le consommateur. De même, Rothwell et Zegveld (1985) soutiennent que l’innovation fonctionne en réseau et que les processus internes dépendent de liens avec des acteurs externes. Stratégiquement, il n’est pas donc plus question de chercher à simplement ajouter de la valeur à un moment de la chaine, mais plutôt de réinventer la définition même de la valeur et des dynamiques qui participent à son émergence. Opérationnellement, cela force la reconfiguration des processus de conception, de manière à ce que les acteurs, souvent externes, les plus compétents pour juger d’une composante donnée soient effectivement ceux à le faire.
Au tournant des années 2000, constatant que plusieurs entreprises émergentes ne conduisent aucune ou très peu d’activités formelles de recherche et développement, Chesbrough (2003) émet l’hypothèse que le moteur de l’innovation tient dans la capacité à exploiter les connaissances qui se trouvent à l’extérieur (outside-in). Il expose aussi la forme alternative, qui consiste à laisser des acteurs extérieurs développer la propriété intellectuelle (inside-out) et une dernière qui combine ces deux formes ouvertes (coupled). Selon l’auteur, le changement de paradigme est important : d’un modèle fermé à un modèle poreux, d’une mise sous contrôle à une approche diffuse, d’une protection tous azimuts de la propriété intellectuelle à un partage des idées originales. L’abondance, l’ubiquité et la qualité du bassin de connaissances dans lequel les organisations baignent militent pour l’ouverture des structures et la participation d’acteurs externes. Lorsque Jensen (2007 : 690) soutient que les firmes qui s’emploient à enrichir de manière fermée leur « science and technology base are foregoing important gains that could be reaped by adopting practices and measures designed to promote informal learning by using, doing and interacting », il suggère que l’ouverture aux savoirs est plus qu’une question idéologique, mais un véritable enjeu de pérennité.
Au même moment se diffusent sur le terrain de nouveaux moyens de production pour transformer les idées en objets (Anderson, 2012 ; Piller et al., 2005). Après la génération et le financement des idées, le dernier rempart des organisations traditionnelles – les moyens de production – tombe. Un rempart déjà de plus en plus artificiel dans une économie dématérialisée où la notion de moyen de production n’avait plus la même importance que dans une économie manufacturière. Le fait qu’un usager « moyens » puisse accéder aux ressources nécessaires (pensons ici aux imprimantes 3D) pour compléter la boucle d’innovation d’objets physiques constitue un argument supplémentaire pour ceux plaidant pour une ouverture et des alliances nouvelles avec les acteurs extérieurs.
Dans la foulée des travaux de Chesbrough (2003), la question de l’ouverture des processus de conception et d’innovation a certes gagné beaucoup en visibilité. Ne décrivant qu’un mouvement d’ouverture opérant depuis plusieurs années déjà, le chercheur aura eu le mérite d’identifier la mobilité des talents, le développement des NTIC et la diversification des sources de financement possibles pour les nouvelles idées. Conséquence non négligeable, ces changements opposent aux responsables traditionnels de la création de connaissances une nouvelle catégorie d’acteurs, ceux-là externes, possédant un autre type de savoir et ne maitrisant pas nécessairement les gammes de la conception. Ainsi, ces processus sont le fait d’interactions rapprochées entre l’entreprise et son écosystème, et notamment, entre l’entreprise et ses usagers (Lundvall, 1988 ; von Hippel, 2005 ; Jensen 2007). Du techno-push, où la conception est le travail d’une science appliquée, aux modèles d’innovation ouverts où le collectif est interpelé ; des alliances ou partenariats d’explorations ciblés et stratégiques aux processus plus diffus de type « crowd », etc. Cette course à l’ouverture entraine aussi une renégociation des compétences à l’interne, notamment sur les manières de capter, faire sens et rendre actionnable les connaissances d’acteurs jusque-là exogènes à l’organisation (p. ex. la capacité d’absorption, Cohen et Levinthal, 1990).
Cette littérature, et surtout le mouvement d’ouverture qu’elle dénote, est d’intérêt à plusieurs niveaux. D’abord parce qu’elle véhicule une impression de crise : le recours plus fréquent et plus intensif à des sources de connaissances extérieures dans ce processus en particulier témoigne d’une tension entre les compétences nécessaires pour mener à bien les activités de conception. Difficile, voire impossible, aujourd’hui pour les organisations de fonctionner en autarcie ou de vouloir engager un lien contractuel avec tous les acteurs porteurs de compétences/connaissances nécessaires à leur avancement.
Le mouvement d’ouverture des organisations et la coopération inter-entreprises continueront de s’accélérer vers la fin du XXe siècle et du début du XXIe, et prendront une foule de formes en fonction des considérations stratégiques du moment. Ces ouvertures seront parfois manifestes sous la forme de partenariats de R&D (Hagedoorn et al, 2001) ou d’exploration (Segrestin, 2005), de « joint ventures », d’alliances ou de conglomérat. Elles seront tantôt marquées ou facilitées par une co-localisation de type « clusters »industriels (Porter, 2000), districts industriels (Markusen, 1996) ou pôles de compétitivité cherchant à accroitre les opportunités de maillage et de collaboration.
La montée des usagers
Jusqu’ici, nous avons relevé le fait que l’innovation s’ouvrait aux acteurs externes, notamment aux usagers ou à ceux souvent laissés pour contre dans ces processus. Or, arriver à définir cette catégorie d’acteurs est un exercice complexe tant il couvre un nombre de profils différents. À ce titre, Stewart et Hyysaalo (2008:300) soulignent que :
« The « user » is a complex idea : on the one hand, it is a category used (…) to refer to those who may eventually use their systems, and on the other hand, it can refer to a range of other individuals and institutions, imagined and real, some of which begin to develop various kinds of engagement with a technology over time ».
En sociologie, Callon et al. (2001) parleront de ces acteurs comme de « profanes», en soulignant que leurs connaissances sont historiquement représentées comme un amalgame de croyances et de superstitions que la science doit éliminer à tout prix. L’emploi des termes « natif »et « indigène »(2001 : 86) est aussi évocateur : il dénote à la fois une connaissance locale et un rapport de pouvoir inégal entre ce dernier et l’expert que nous imaginons ici comme un « bon colonisateur ». Pour éviter ces pièges, Piller (2004) recommande d’adopter une vision large et inclusive des acteurs externes, afin de s’assurer d’inclure dans les démarches collectives ceux qualifiés de « unobvious others ».
La vision classique, comme le rappelle von Hippel (1978) veut que le consommateur soit un acteur généralement passif, et réactif seulement lorsqu’on s’adresse à lui. L’attention demeure donc résolument portée sur les orientations stratégiques, les projets scientifiques et les efforts de la R&D à la création de la nouveauté, sans apport externe, à la différence près que les avancés peuvent désormais provenir d’échecs ou de succès antérieurs au sein d’un même groupe. On permet donc une première forme d’itération.
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Table des matières
INTRODUCTION
1 Introduction : Le monde est « co »
1.1 S’organiser pour innover
1.2 La tendance aux communautés
1.3 À la recherche du temps zéro
1.4 Appréhender un phénomène par sa manifestation
1.5 Manifestation contemporaine d’une idée ancienne
1.5.1 Un champ mal structuré
1.5.2 Un intérêt pratique pour le co-design
1.5.3 Le co-design : naissance et métamorphose d’un mythe
1.6 Motivation personnelle
1.7 Plan de la thèse
2 Revue de littérature : Point aveugle sur l’émergence de communautés créatives
2.1 Innovation : entre modèles fermés et ouverts
2.2 Les modèles fermés
2.2.1 Les modèles ouverts
2.2.2 La montée des usagers
2.3 Formes d’action collective
2.3.1 L’apport de la sociologie
2.3.2 L’apport du design industriel
2.3.3 L’apport de la gestion
2.4 Les communautés
2.4.1 Communauté de pratique
2.4.2 Communauté épistémique
2.4.3 Communauté de création
2.4.4 L’avènement (et la fin) des communautés
2.4.5 Quel pilotage pour les communautés ?
2.4.6 Et l’innovation dans tout ça ?
2.4.7 Communautés et conception
2.5 Co-design : entre « co »et « design »
2.5.1 Qu’est-ce que le « co » ?
2.5.2 Qu’est-ce que le « design » ?
2.5.3 Qu’est-ce que le « co-design » ?
2.6 Conclusion : Enjeux partagés du co-design et des communautés
3 Problématique : Comprendre les mécanismes et le pilotage de l’émergence
3.1 Écarts et tensions théoriques
3.1.1 Les écarts avec le champ de l’action collective
3.1.2 Les écarts avec le champ de la conception et de l’innovation
3.2 Écarts et tensions empiriques
3.2.1 Collaboration pauvre et faibles compétences en conception
3.2.2 Épuisement, circonspection et insatisfaction par rapport
3.2.3 Incapacité à concrétiser et à gérer « l’après co-design »
3.2.4 Peu de résultats « innovants »
3.2.5 Démarche qui ne fonctionne pas avec de « bons »concepteurs
3.3 Questions de recherche
3.3.1 Sur le contexte d’émergence
3.3.2 Sur les mécanismes et le rôle de la conception
3.3.3 Sur les modes de pilotage et le rôle du management
4 Méthodologie : Quelle(s) approche(s) pour étudier cette émergence ?
4.1 Considérations générales
4.2 Une construction dynamique
4.3 Considérations éthiques
5 Les conditions d’émergence des communautés créatives
CONCLUSION