INFLUENCE DES POLITIQUES TERRITORIALES SUR LES PRATIQUES DE TRI DES DÉCHETS
Une territorialité du quotidien par les interactions sociales et spatiales des usagers
La territorialité qualifie le processus de construction des territoires. Ce processus est très étudié en géographie sociale et politique et impose d’abord de différencier la notion de « territoire » de celle de « espace ». RAFFESTIN traduit l’espace comme un élément spatial produit par la nature en dehors de toute intervention humaine, il évoque un « espace donné ». Le territoire, ou « espace produit », serait alors issu de l’action de l’Homme sur cet « espace donné » pour répondre à ses besoins (RAFFESTIN, 1992).
Dimensions affectives et subjectives des territoires
DI MÉO, auteur en géographie sociale, va plus loin en associant des dimensions affectives et subjectives au territoire. En effet, l’auteur conceptualise le territoire selon deux composantes : l’espace social issu des relations entre les individus qui se l’approprient et l’espace vécu qui fait référence à la relation que l’individu a tissé avec l’espace (DI MÉO, 1998). Dans l’article « Le rapport identité/espace. Éléments conceptuels et épistémologiques » (DI MÉO, 2008), l’auteur met en évidence l’importance de la notion « d’identité » dans la construction des territoires. Ainsi, par ses interactions spatiales et sociales issus du quotidien, l’individu s’identifie à l’espace. Cet ancrage est subjectif dans le sens où il est propre à chaque individu : il s’identifie à des lieux qui font sens pour lui, avec lesquels il a tissé une relation. Ce processus d’ancrage induit une multitude de lieux, agencés en réseaux, qui forme des territoires et participe donc à une territorialité : « territorialiser un espace consiste, pour une société, à y multiplier les lieux, à les installer en réseaux à la fois concrets et symboliques. » (DI MÉO, 1998, p.109).
De la géographie par l’espace vécu au concept « d’habiter »
La notion d’espace vécu apparue depuis les années 1960 présente des similitudes avec celle « d’habiter » : ils traduisent tous les deux les relations que les individus tissent avec le monde qui les entourent au quotidien. La notion d’habiter est questionnée en tant que concept géographique depuis le début des années 2000 et semble pallier les failles de l’espace vécu. En effet, l’étude par l’espace vécu traduit les rapports intimes que les Hommes tissent avec leur espace de vie mais s’intéresse peu à ce que l’espace représente pour eux. Cela donne lieu à des données subjectives en traduisant l’individu à travers l’espace alors que l’intérêt est de définir l’espace à travers l’individu (HEROUARD, 2007).
L’habiter est vu comme un espace de vie rassemblant des lieux fréquentés régulièrement et dont les pratiques et représentations en font des lieux habités physiquement et mentalement (HEROUARD, 2007). Les espaces habités ne sont pas seulement les lieux dans lequel on réside, mais ceux que l’on s’approprie, auquel on s’identifie : « Pour savoir ce qu’habiter veut dire, il ne suffit pas de disserter sur le logement en immeuble collectif ou en maison individuelle, mais il faut ouvrir l’analyse des pratiques sociales de l’espace initiées par […] Di Méo (1998) sur les dimensions “affectives” et subjectives qui donnent une valeur aux lieux » (NICOLE, 2000, p.5). Par ses dimensions affectives et un ancrage propre à chaque individu, l’espace vécu conceptualisé par DI MÉO constitue une base pour des recherches privilégiant la notion d’habiter.
Les Hommes, par les relations qu’ils tissent socialement et spatialement, s’approprient les lieux qu’ils habitent ce qui participe à la construction des territoires. Nos recherches s’intéressent, sur un territoire donné, aux pratiques de tri des déchets des usagers. Dans ce cadre, nous allons aborder le « mode de vie», concept qui rend compte de « la manière dont les individus d’une société sont conduits à structurer leurs conditions de vie » (MARESCA, 2017, p.1) et celui de « mode d’habiter ». La mobilisation de ces concepts semble légitime pour comprendre les comportements des usagers et la manière dont ils orientent leurs choix au quotidien.
L’analyse de la pratique de tri des déchets par les modes d’habiter
Du concept sociologique des modes de vie à la géographie des modes d’habiter
Le concept sociologique de « mode de vie » renvoie à d’autres notions telles que le cadre de vie, le style de vie, le genre de vie et d’autres termes employés couramment. Par exemple, les notions de « mode de vie » et de « style de vie » qualifient respectivement la manière collective et, à l’inverse, la manière individuelle de se comporter. On différencie également « le mode de vie » vu comme une structure, un cadre de référence et « les modes de vie » qui font plutôt appel aux ensembles de pratiques de la vie quotidienne à différentes échelles (territoire, catégories sociales, individu) : on différencie le mode de vie occidental des modes de vie des jeunes (MARESCA, 2017). Partant d’une géographie de l’habiter, le concept des « modes d’habiter » semble donc plus pertinent que celui des « modes de vie », imprécis et polysémique et plus à même de nuancer les pratiques des individus en matière de déchets.
Nous avons vu que l’habiter traduit une multitude de lieux auquel l’individu s’identifie. La mobilité de l’individu, les motifs de son déplacement vers un lieu en particulier sont nécessaires pour comprendre les modes d’habiter : « un des aspects essentiels du mode d’habiter qui est celui de la mobilité et des raisons de la “circulation” entre les lieux, des valeurs relatives attribuées à ces lieux en fonction des besoins et des aspirations auxquels ils répondent » (NICOLE, 2000, p.6). Habiter consiste donc à « se déplacer d’un lieu à l’autre, où on se sent bien à des moments différents » (NICOLE, 2000, p.7). La mobilité n’est toutefois pas la seule dimension de l’habiter : il peut être étudié sous l’angle du travail, du logement, de la circulation et du vivre ensemble (NICOLE, 2000). D’après LÉVY et LUSSAULT : « Les êtres humains ne vivent pas dans le monde tel qu’il est, mais dans le monde tel qu’ils le voient, et, en tant qu’acteurs, ils se comportent selon leur représentation de l’espace » (HEROUARD, 2007, p.160). Les représentations et les perceptions de l’espace par les individus sont donc des notions clés pour modifier leurs pratiques : la synthèse de Florent HEROUARD (2007) nous montre que ces perceptions et représentations de l’espace habité influencent directement ou par leurs apports à l’être social les pratiques et vice-versa [Figure 1]. En effet, les représentations sociales, par leurs fonctions identitaires, de savoir, d’orientation et de justifications des comportements, orientent les conduites et donc les pratiques : « Ce sont des interprétations de la réalité et des phénomènes complexes qui permettent à l’individu d’interpréter et d’expliquer le monde, et ainsi de se situer dans un environnement et de le maîtriser » (DUPRÉ, 2013, p.182).
Les modes d’habiter, en différenciant les pratiques de leurs représentations, permettrait de mettre en évidence un changement sociétal (NICOLE, 2000) : le but est alors de mettre en évidence un changement de représentations de l’espace de vie des individus étudiés. La recherche sous l’angle des modes d’habiter semble donc pertinente pour mettre en évidence un changement des pratiques.
Les représentations, sources d’influence de la pratique sociale du tri
Théorie de la pratique sociale
Dans le cadre du tri des déchets, Benoît GRANIER, docteur en science politique propose de parler de pratiques plutôt que de comportements : le comportement renvoie à l’échelle individuelle alors qu’il ne devrait pas être simplement réduit à un moment dans le temps, il devrait être envisagé comme un construit social faisant évoluer les pratiques et les normes (GRANIER, 2020) : « Toute pratique se traduit par un comportement (…) mais tout comportement n’est pas une pratique sociale » (FOSSE-GOMEZ & SCHILL, 2014, p.8).
Dans « La pratique sociale du tri des déchets : entre perspectives macro et micro-sociales » (2014), Marie SCHILL et Marie-Hélène FOSSE-GOMEZ abordent la pratique du tri comme une réelle pratique sociale, selon trois dimensions issues de la théorie de SCHATZKI (1996) [Figure 2] : le savoir et les savoir-faire qui désignent les connaissances et la manière de les utiliser pour agir, et la structure téléoaffective qui relève de l’engagement et de la signification de l’action pour l’individu. D’après FOSSE-GOMEZ & SCHILL (2014), « La structure téléoaffective réunit les buts, les projets, les tâches, les finalités, les croyances, les émotions et les humeurs de la pratique » (p.5). Cette structure fait écho aux dimensions affectives et subjectives des territoires de DI MÉO (DI MÉO, 1998 ; DI MÉO, 2008) et aux représentations sociales de l’individu comme facteur d’influence des pratiques.
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Table des matières
INTRODUCTION
INFLUENCE DES POLITIQUES TERRITORIALES SUR LES PRATIQUES DE TRI DES DÉCHETS
1.1. Une territorialité du quotidien par les interactions sociales et spatiales des usagers
1.2. L’analyse de la pratique de tri des déchets par les modes d’habiter
1.3. Le rôle des politiques territoriales dans l’évolution de la pratique sociale de tri des déchets
RECHERCHE SUR LES REPRÉSENTATIONS ET PRATIQUES DE TRI DES DÉCHETS SUR LE PÉRIMÈTRE HORS FOYER
2.1. Contexte de stage au service Propreté de Le Mans Métropole : amélioration des performances de collecte sélective sur le territoire
2.2. Étude des pratiques de tri des déchets hors foyer selon plusieurs dimensions de l’habiter
2.3. Une méthodologie qualitative privilégiée
REPRÉSENTATIONS SOCIALES DU TRI DES DÉCHETS SUR LE PÉRIMÈTRE HORS FOYER
3.1. Une pratique de tri associant le déchet à une perte de valeur
3.2. Une responsabilisation des trieurs réguliers et une connaissance des consignes structurant leur représentation du tri sélectif
3.3. Discussion : des représentations sociales liées aux pratiques de tri des déchets
PRATIQUE SOCIALE DU TRI DANS LE CADRE DU TRAVAIL ET DES ÉTUDES: LE CAS DE L’UFR DES SCIENCES & TECHNIQUES
4.1. Optimisation de la collecte sélective à l’UFR S&T
4.2. Pratiques du tri des usagers
4.3. Des actions d’optimisation favorisant les pratiques de tri des déchets
PRATIQUE SOCIALE DU TRI DES DÉCHETS DANS LE CADRE DU LOISIR : CAS DE LA MAISON DE LA PRAIRIE
5.1. Expérimentation du tri des déchets à la Maison de la Prairie
5.2. Pratiques du tri des usagers
5.3. Une expérimentation favorisant les pratiques de tri des déchets
CONCLUSION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
TABLE DES FIGURES
TABLE DES TABLEAUX
TABLE DES ANNEXES