Evolution de la capacité de perception de la parole
Dès la naissance, les nouveau-nés présentent des capacités surprenantes dans le traitement des sons de la parole. Les nourrissons humains naissent avec la capacité de discriminer l’ensemble des contrastes phonémiques utilisés dans toutes les langues du monde (Dehaene Lambertz & Dehane, 1994). Kuhl, Williams, Lacerda, Stevens et Lindblom (1992) expliquent que tous les nourrissons présentent à la naissance le même modèle de perception phonétique, et ce quel que soit l’environnement linguistique dans lequel ils sont nés. Ils possèdent des aptitudes précoces et innées qui leur permettent de discerner des différences entre les unités phonétiques des différentes langues, y compris des langues non natives, qu’ils n’ont jamais entendues auparavant. Néanmoins de nombreuses expériences ont démontré que cette capacité de distinction universelle ne perdurait pas dans le temps et qu’on assiste à un déclin progressif de cette capacité au cours de la première année de vie. En conséquence de leur expérience linguistique spécifique à leur langue maternelle, les nourrissons perdent progressivement cette capacité de discrimination universelle initiale dans la première année de vie, pour ne discriminer plus que les unités sonores appartenant à leur langue maternelle.
Les sons des langues non-maternelles, eux, ne sont alors plus discriminés (Gervain & Mehler, 2010). Voici un exemple extrait des travaux de Werker et Tees (1984) pour l’illustrer. L’anglais n’a qu’un son /d/ dentaire, alors que l’hindi fait la distinction entre un /d/ rétroflexe et un /d/ dentaire. Les nourrissons nés dans des environnements anglophones font facilement la différence entre ces deux sons hindis ; mais il a été constaté qu’après huit mois d’exposition à l’anglais, où les deux catégories de /d/ ne sont pas dissociées, les nourrissons apprenant l’anglais commençaient à perdre cette discrimination. Kuhl et al. (1992) explique ce changement perceptif par un processus dans lequel l’expérience linguistique donnerait naissance à un inventaire de sons propres à la langue maternelle. Cet inventaire aiderait les nourrissons à organiser les sons de la parole en catégories : les sons de sa langue maternelle (prototypiques) et les sons des autres langues (non prototypiques).
Les nourrissons sont automatiquement plus attirés par les sons de leur langue maternelle et vont progressivement réduire la distance perceptive entre les sons prototypiques et non-prototypiques faisant partie de la même catégorie phonémique de la langue maternelle ; ainsiun son n’appartenant pas à la langue maternelle sera assimilé au son de la langue maternelle le plus proche. Cet effet peut aider à expliquer pourquoi les adultes et les enfants dès l’âge d’un an, ne parviennent pas à distinguer deux sons d’une langue étrangère lorsque les deux sons ressemblent à un prototype de leur langue maternelle. Les prototypes phonétiques sont en place vers l’âge d’un an, lorsque les nourrissons commencent à acquérir le sens des mots. Les nourrissons passent ainsi d’un modèle de perception phonétique universel à un modèle de perception phonétique qui est spécifique à leur langue maternelle (Werker & Tees, 1984). Kuhl et al. (1992) ont mené une étude auprès de nourrissons de six mois afin d’établir la période de développement au cours de laquelle l’expérience linguistique affecte la perception phonétique. Ils ont comparé les capacités de perception de nourrissons de six mois de deux pays, les États-Unis et la Suède, en utilisant à la fois des sons appartenant à leur langue maternelle et des sons de langue étrangère. Les résultats ont confirmé que l’exposition à une langue spécifique au cours des premiers mois de vie, modifie la perception des sons de la parole chez les nourrissons dès l’âge de six mois.
En effet, les nourrissons des deux pays ont montré un effet d’aimant beaucoup plus fort pour leur prototype de langue maternelle. L’expérience linguistique entraîne donc une réorganisation perceptive à un âge précoce. A l’âge adulte, l’expérience linguistique précoce a donc eu un effet profond sur la perception de la parole. La recherche auprès d’adultes a ainsi montré que, dans de nombreux cas et contrairement aux nourrissons, ils ne sont plus en mesure d’identifier ou de distinguer les contrastes sonores non natifs, alors qu’ils peuvent facilement percevoir les différences sonores pertinentes dans leur langue maternelle. La capacité perceptive de la parole des adultes devient donc plus restreinte, se limitant uniquement à la discrimination des contrastes phonémiques qui appartiennent à leur langue maternelle (Werker & Tees, 1984).
Intérêt de l’entraînement auditif dans la perception d’un phonème de L2
Le Speech Learning Model (Santiago, 2012) est un modèle d’apprentissage des sons d’une L2 à destination des professeurs, ayant pour but d’améliorer la capacité des apprenants à percevoir et produire un nouveau son de la L2 étudiée. Les auteurs de ce modèle partent du postulat que les caractéristiques spécifiques des sons de la langue maternelle sont conservées dans la mémoire à long terme. Ainsi, une nouvelle catégorie peut être créée pour un nouveau son de la L2 qui diffère phonétiquement du son similaire dans la langue maternelle, à condition que les locuteurs arrivent à discerner les petits détails phonétiques entre les sons en question.
La difficulté d’apprentissage d’un nouveau son réside alors dans la ressemblance entre le son de la langue maternelle et celui de la L2 : plus les deux sons sont proches et plus il est difficile pour l’apprenant de percevoir, de mettre en mémoire et donc de produire ce nouveau son. L’auteur de cet article défend l’importance du travail de la perception auditive pour améliorer la prononciation d’un son en L2. L’entraînement auditif qui consiste à structurer le phonème étranger par le biais d’un travail perceptif, serait ainsi suffisant pour permettre la discrimination entre un son appartenant à la langue maternelle et un son de L2, puisqu’il permet un entraînement perceptif pour la création de nouvelles catégories dans la L2 en structurant autant les traits phonétiques que les traits phonologiques du son.
Impact du sommeil sur le traitement de la parole
Après avoir étudié les facteurs qui pourraient influencer l’apprentissage d’un nouveau son, nous nous sommes demandées si le sommeil pouvait faciliter l’apprentissage en permettant de consolider les connaissances apprises. Selon McQueen, Norris et Cutler (1994), la présence d’une compétition lexicale indique qu’une séquence phonologique est intégrée dans le lexique mental (le processus de lexicalisation). Ainsi, dans leur première expérience, Gaskell et Dumay (2003) ont cherché à déterminer si le sommeil nocturne joue un rôle dans le processus de lexicalisation. Lors de la présentation de nouveaux mots à des sujets, les nouveaux-mots entendus sont comparés aux voisins phonologiques appartenant au lexique mental. Les auteurs ont constaté que juste après l’exposition aux nouveaux mots, aucune compétition lexicale n’avait démarré, mais que celle-ci a bien été constatée après la nuit de sommeil.
Dans l’expérience, les mots appris à 20h ont montré un effet de compétition lexicale dans les 12h comprenant un temps de sommeil. En ce qui concerne les mots appris à 8h, ils ont montré cet effet dans les 24h, après la nuit de sommeil suivante. La compétition lexicale ne dépend donc pas de l’heure d’apprentissage, mais bien de la présence d’une nuit de sommeil. La performance des sujets lors de l’épreuve de rappel libre des mots après le sommeil s’est également améliorée. Suite à ces résultats, les auteurs ont suggéré que l’apprentissage de nouveaux mots passe par deux phases : (1) une phase d’apprentissage rapide durant laquelle les nouvelles connaissances sont stockées dans la mémoire épisodique. (2) Ensuite, ces connaissances sont intégrées dans le lexique mental après une période de consolidation. Toutefois, la durée exacte de cette période reste controversée (Bakker, Takashima, Van Hell, Janzen & Mc Queen, 2014).
Objectifs de l’expérimentation
De nombreuses recherches ont examiné la capacité des adultes à percevoir des sons d’une langue étrangère. Dans de nombreux cas, les apprenants d’une deuxième langue perçoivent les sons de cette langue différemment des locuteurs natifs. Des études comme celle de Guion et al. (2000) ont néanmoins montré que l’entraînement peut faire évoluer la capacité de perception des apprenants. Le Speech Learning Model (Santiago, 2012) défend l’importance d’un entraînement purement auditif pour améliorer la perception d’un son de L2. A cela s’ajoutent des études montrant l’utilité de l’information articulatoire et orthographique dans le traitement de la parole (Luce & Pisoni, 1998 ; Peelle & Sommers, 2015 ; Frost, Repp & Katz, 1988 ; Ricketts, Bishop & Nation, 2009). L’objectif de cette présente étude était de comparer l’efficacité d’un entraînement purement auditif à l’efficacité de deux types d’entraînement audiovisuel, afin d’étudier la contribution de l’information orthographique et des gestes articulatoires à la capacité de perception du phonème /θ/, ainsi que la contribution de ces informations visuelles à la capacité de reconnaissance et de mémorisation des nouveaux-mots contenant ce phonème chez des participants francophones européens.
Pour cela, nous avons élaboré une expérimentation permettant d’évaluer l’effet des trois types d’entraînements (auditif, audio-articulatoire et audio-orthographique) dans deux types de tâches. Dans une tâche de discrimination (tâche de bas-niveau), nous avons évalué la capacité de perception du phonème anglais /θ/ par rapport à son voisin articulatoire, le phonème français /f/. Puis, dans une tâche d’association mot-image, nous avons évalué la capacité de reconnaissance et de mémorisation de nouveaux-mots, des paires minimales contenant les phonèmes /θ/ et /f/, appris lors de la phase d’apprentissage.
En nous basant sur les résultats des études citées précédemment, nous avons émis l’hypothèse d’une amélioration de la perception du son /θ/ pour chacun des trois types d’entraînement grâce à l’exposition aux stimuli auditifs. Également, nous nous attendions à ce que la capacité de perception évaluée dans la tâche de discrimination AX, ainsi que l’apprentissage des nouveaux mots évalué dans la tâche d’association mot-image soient significativement meilleurs après un entraînement audio-articulatoire qu’après un entraînement purement auditif, ou encore après un entraînement audio-orthographique qu’après un entraînement purement auditif. Pour finir, nous avons supposé que, quel que soit le type d’entraînement, les résultats des participants à la tâche d’association mot-image soient significativement meilleurs après une nuit de sommeil puisque cette dernière favorise la reconnaissance et la mémorisation
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Table des matières
I. INTRODUCTION THEORIQUE
1. Evolution de la capacité de perception de la parole
2. Cas spécifique de la perception du phonème /θ/ : comment les francophones perçoivent ce phonème ?
3. Apport de l’entraînement auditif et des informations visuelles sur le traitement de la parole
a. Intérêt de l’entraînement auditif dans la perception d’un phonème de L2
b. Intérêt de l’information articulatoire dans le traitement de la parole
c. Influence de l’orthographe dans le traitement de la parole
4. Impact du sommeil sur le traitement de la parole
II. PROBLEMATIQUE ET HYPOTHESES
1. Problématique
2. Description de l’étude
3. Hypothèses
III. EXPERIMENTATION
1. Population
a. Description
b. Critères d’inclusion ou d’exclusion
c. Considérations éthiques
2. Matériel
3. Procédure
a. Session 1
b. Session 2
IV.PRESENTATION DES RESULTATS
1. Résultats de la tâche de discrimination AX
2. Résultats de la tâche d’association mot-image
V. DISCUSSION DES RESULTATS
1. Objectifs de l’expérimentation
2. Commentaires des résultats
a. Tâche perceptive
b. Tâche de reconnaissance et de mémorisation
3. Réflexions sur l’expérimentation
a. Limitations et biais
b. Implications de l’étude et perspectives
VI.REFERENCES
RESUME
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