Inégalités de mobilité urbaine : l’action publique entre l’optimisation de l’espace-temps et le droit à la ville
Critique de l’impératif de croissance et droit à la ville
Ce chapitre développe les fondements théoriques qui, appuyés sur une analyse des contraintes et richesses du monde contemporain, permettent d’affirmer que les politiques de redistribution doivent être prioritaires aujourd’hui, par-dessus les impératifs économiques de croissance quantitative. En particulier, nous soutenons une critique de l’adéquation des mécanismes de marché dans l’allocation de l’espace et du temps. En effet, des nombreuses imperfections issues de la nature de ces deux biens produisent des dynamiques d’appropriation qui risquent de nuire au développement humain et social d’un grand nombre de citoyens, sans améliorer nécessairement l’efficience productive au niveau global.
Cette hypothèse est appuyée sur une critique ontologique des défaillances de la comptabilité globale, notamment par l’absence de considération des processus de destruction de valeur dans la construction des mesures du PIB. Ainsi, dans un tournant historique où l’humanité consomme plus de ressources que celles qui peuvent être produites au niveau planétaire et à moyen terme, la priorité donnée aux mécanismes redistributifs nécessiterait d’être accrue.
En outre, les sociétés démocratiques doivent être capables de garantir une certaine justice sociale entre citoyens. Suivant la théorie de justice politique de John Rawls et la théorie des capacités d’Amartya Sen, nous réfléchissons aux conditions minimales qui sont nécessaires pour garantir la liberté et égalité des pratiques dans un milieu urbain (Rawls, 2001 ; Sen, 2003). Cette démarche rejoint les considérations initiales sur l’espace et le temps comme des biens fondamentaux pour l’épanouissement des citoyens. En même temps, ce positionnement est concordant avec l’impératif éthique du droit à la ville proposé par Henri Lefebvre (Lefebvre, 1968). En effet, les garanties d’une base équitable de mobilité urbaine sont une condition initiale pour l’insertion sociale et politique, visant à permettre la réalisation des projets de vie.
Ressources rares et théorie économique
L’économie peut être définie comme « l’étude de la façon dont des ressources rares sont employées pour satisfaire les besoins des hommes vivant en société » (Malinvaud, 1972). Or, le progrès technique exige une réévaluation constante de quelles sont les ressources moins abondantes, pour porter une attention particulière à leur allocation. En effet, dans les sociétés moyennement développées, on ne peut pas considérer que la nourriture, les vêtements ou le logement sont insuffisants, au moins dans le sens d’une menace pour la survie, risque que ces privations ont représenté auparavant. S’il existe des carences réelles, il s’agit d’un problème de redistribution sociale ou spatiale, plutôt que d’un déficit général. A terme, des technologies en développement permettent d’envisager des solutions pour les contraintes énergétiques, hydriques, de recyclage et autres. Cependant, il existe deux biens qui sont fondamentalement rares : le temps et l’espace. En effet, en absence de ruptures technologiques qui permettraient de transgresser les lois de la physique, leur reproduction au-delà des stocks naturellement disponibles est impossible.
En effet, le temps est une ressource fondamentalement limitée. Malgré l’extension de l’espérance de vie, la rareté de temps ne peut pas être mesurée comme un stock, mais comme une relation de flux. En effet, le manque de temps dans la société contemporaine semble être une perception subjective associée à la multiplication de tâches qui doivent être assumées par chacun et, de façon complémentaire, à une rareté relative du temps libre par rapport au temps contraint (Rosa, 2010). Par ailleurs, l’abondance progressive de biens de consommation souligne la rareté relative du temps qui permet de jouir d’un univers de choix élargi. En outre, l’accès à un ensemble élargi d’opportunités est fortement limité pour les catégories socioprofessionnelles qui subissent une dévaluation injuste de leur temps de travail.
Dans la ville, la rareté de l’espace est également contraignante, notamment en raison de la concurrence de différents usages et du caractère unique de chaque place. En effet, le développement de systèmes métropolitains multipolaires ne fait que souligner l’importance des nœuds qui articulent ces réseaux territoriaux (Gaschet et Lacour, 2002). Par ailleurs, l’immobilité du foncier est une imperfection déterminante de ce marché, car un site périphérique n’a pas la même valeur ni est l’objet de la même demande qu’un autre dans le centre.
Finalement, le progrès technique et la croissance économique accumulée depuis la révolution industrielle, mettent à disposition des sociétés contemporaines une abondance inédite de richesses matérielles. En effet, le revenu total disponible aujourd’hui dans le monde atteint autour 20 dollars par jour et par habitant, tandis que la limite de la pauvreté absolue est fixée à 1,25 U$/jour-habitant. Donc, en théorie, la redistribution de ces ressources permettrait d’éviter toute famine, épidémie et carences vitales sur la planète.
Le temps : ressource existentielle ou facteur de production ?
Le temps est une dimension qui ne peut être perçue que par ses effets. Autrement dit, le phénomène qui peut être expérimenté, observé ou mesuré c’est le temps qui passe ou ses usages, manifestés par l’effet entropique qu’il produit sur la matière, plutôt que le temps en soi. Dans l’antiquité, cette qualité mystérieuse du temps a été interprétée comme une manifestation d’origine divine.
Plus précisément, dans l’ethos chrétien, qui est le contexte culturel qui nous intéresse pour ce travail, cette croyance a été explicitée depuis le concile de Nicée, acte dogmatique fondateur qui a confirmé le christianisme comme la principale religion de l’empire romain dans l’année 325. En effet, son canon 17 régule l’usure, limitant l’intérêt que le clergé pouvait demander sur des emprunts à un 1% mensuel (Moehlman, 1934). Cette contrainte se fondait sur l’argument théologique que l’homme n’avait pas le droit de s’enrichir sans travailler, en profitant uniquement du temps, car celui-ci était un don de Dieu. En même temps, il s’agissait d’une sanction morale sur l’appropriation du temps de l’autre, en s’appuyant sur une accumulation préalable de richesses. Cette régulation de la relation entre production et passage du temps, étendue postérieurement aux laïques, a perduré et explique pourquoi les activités d’emprunt dans l’Europe médiévale ont été réalisées principalement par des individus d’autres religions.
Cependant, en concomitance aux bouleversements culturels de la renaissance et aux schismes du christianisme, la relation entre temps, travail et enrichissement est devenu beaucoup plus pragmatique. En particulier, le soutien éthique que le calvinisme apporte au capitalisme avec la doctrine de la prédestination a encouragé la multiplication des richesses, illustrée par l’expression « le temps c’est de l’argent » (Weber, 1905). Ce basculement éthique a fondé la place donné par le capitalisme à l’accumulation de la monnaie, qui est une valeur d’échange, par-dessus de la valorisation de ressources ayant une valeur en soi, comme le travail (Marx, 1867). En effet, la critique adressée par Marx au système capitaliste était fondée sur un principe similaire à celui de l’ancienne interdiction chrétienne de l’usure, en termes de l’appropriation du travail des autres, mais suivant un argument de domination entre classes. Au fond, l’idée d’une valeur « réelle » soutient implicitement une sacralisation sociale du temps de travail, comme ressource fondamentale et irremplaçable pour la création de richesses. Au contraire, la domination capitaliste est possible par, primo, l’aliénation et l’appropriation du temps de travail et, secundo, par la primauté de la valeur d’échange dans la constitution des rapports sociaux (Op. cit.).
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Table des matières
Sommaire
Introduction
Partie I. Inégalités de mobilité urbaine : l’action publique entre l’optimisation de l’espace-temps et le droit à la ville
Chapitre 1 : Critique de l’impératif de croissance et droit à la ville
Chapitre 2 : Comportements individuels, effets méso-sociaux et mesure des inégalités de mobilité urbaine
Chapitre 3 : Gouvernance métropolitaine et limites institutionnelles pour la territorialisation de l’aménagement
Conclusion de la Partie I : l’absence de droit à la ville comme dialectique des inégalités socioéconomiques et politiques
Partie II. Analyse des inégalités de mobilité urbaine dans le Grand Santiago, la Région Ile-deFrance et perspectives de gouvernance métropolitaine
Chapitre 4 : Méthodologie : analyse quantitative de la mobilité urbaine et étude de la gouvernance métropolitaine
Chapitre 5 : Contextes spatiaux, socioéconomiques, transports et logements dans le Grand Santiago et l’Ile-de-France
Chapitre 6 : Analyse quantitative des inégalités de mobilité dans le Grand Santiago et en l’Ilede-France
Discussion de l’analyse socioéconomique : Les inégalités de mobilité urbaine, processus de cumul d’handicaps
Chapitre 7 : Gouvernance métropolitaine et cohésion socio-territoriale dans le Grand Santiago et en l’Ile-de-France
Discussion de l’analyse institutionnelle : Evolution de la gouvernance et droit à la ville dans le Grand Santiago et en Ile-de-France
Conclusion
Bibliographie
Table des matières
Indice des figures
Indice des tableaux
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