Industries culturelles et médias, le cas du jeu vidéo et des adolescents

Industries culturelles et médias, le cas du jeu vidéo et des adolescents 

Dans son ouvrage sur l’expérience télévisuelle des adolescents dans les années 1990, Dominique Pasquier extrait la lettre de Lucyle de son corpus pour illustrer l’attachement que les jeunes filles peuvent porter à leur « idole ». Cette déclaration passionnée est exemplaire selon la sociologue en ce que cet amour dépeint, pour les jeunes filles concernées, une relation « idéale ». Celle-ci est en effet « sans risque », elle « ne peut être déçue » et « ne peut pas faire souffrir ». Certes, il s’agit de rêveries, mais qui s’avèrent relever d’un attachement « plus fort, supérieur à celui porté aux garçons de l’entourage. » (Pasquier, 1999, p. 137) .

L’amour porté à des personnages fictifs est un de ces phénomènes qui se constitue au sein de cultures spécifiquement féminines (Alberoni, 1994). Ce travail de thèse entend aborder ces cultures des filles qui se manifestent autour des thèmes de la romance, et qui placent les personnages fictifs et autres « idoles » au centre de récits romantiques au sein de productions culturelles. Les représentations de la relation romantique correspondent à un schéma construit au travers d’objets culturels et de leurs récits, tels les films, les romans d’amour, les romans-feuilletons, les contes de fées, voire les jouets qui mettent en scène des couples à l’image de « Barbie » et « Ken ». Ces productions s’adressent à un public généralement féminin et mettent en scène des univers et des personnages propices aux rêveries romantiques. Dans le but d’éclairer la constitution de ces cultures de la romance, ce travail s’intéresse à un objet de l’industrie vidéoludique, peu étudié, qui est le « jeu de romance ». Il s’agit d’un genre de jeu vidéo qui propose à ses publics d’incarner une héroïne et de vivre une histoire d’amour avec un personnage fictif. Le jeu étudié ici se nomme Amour Sucré : produit par le studio Beemoov, il s’agit d’une production française qui entend s’adresser aux jeunes filles de 13 à 15 ans. Ainsi, ce travail interroge les modes de réception de cet univers et les enjeux de la construction identitaire chez les adolescentes à travers leur pratique vidéoludique.

Interroger l’adolescence 

Parler d’adolescence consiste souvent à parler d’identité. Par ce terme, on distingue en effet communément une période singulière d’un individu « en devenir » en relation avec d’autres stades qui constituent l’ensemble d’une vie. Cette catégorie est bien sûr relative. Il est difficile parfois de faire le point entre prime-enfance, enfance, préadolescence, adolescence, grande adolescence, jeunesse… Dans un numéro de La Revue des Sciences Sociales consacré à la préadolescence, Nicoletta Diasio revient ainsi sur ces catégorisations qu’elle estime inadaptées pour retranscrire l’expérience de construction identitaire par l’âge.

« Le processus de grandir se révèle comme un fait social total et complexe qui nous oblige à dépasser une vision du temps appariés et opposés individuel/social, réel/vécu, statique/dynamique, abstrait/concret, interne/externe, durée/événement pour refléter l’ensemble des temporalités et leur enchevêtrement. » (Diaso, 2013, p. 24) .

Les catégorisations de ces étapes que traverse l’individu grandissant s’avèrent de plus en plus complexes à mesure que les sciences sociales s’y intéressent. En effet, elles construisent des champs d’études distincts : études de l’enfance, (Childhood Studies), de l’adolescence (Teen Studies), sociologie de la jeunesse, sociologie de l’enfance… Les relations qui s’instaurent entre les études sur l’enfance, et celles sur la jeunesse sont complexes, parfois elles se superposent, même si elles considèrent parfois être spécifiques d’une période et ne pas toujours pouvoir être assimilées les unes aux autres. Entre l’enfance et l’âge adulte se distinguent donc des étapes qui prennent une importance grandissante dans l’étude des comportements d’une société. Souvent réduite à sa fameuse « crise », l’adolescence est longtemps restée un objet privilégié de la psychologie. Les sociologues lui ont souvent préféré le concept de jeunesse (Bourdieu, 1978) pour désigner le temps entre l’enfance et l’âge adulte. Au départ, les recherches sur l’enfance en sciences humaines et sociales ont longtemps analysé l’adolescent.e comme un.e adulte en devenir, une cible d’actions éducatives, et non en tant qu’individu social (Gaussot, 2001). Toutefois, l’enfant et l’adolescent.e en tant qu’individus sont les sujets de transformations sociales et culturelles depuis les années 1990, ce qui propose à la recherche des approches différentes pour constituer ces périodes de la vie en « objets de recherche ». Les travaux qui ainsi considèrent l’enfant comme acteur social apparaissent au début des années 1990, comme en témoigne le développement des Childhood Studies (James & Prout, 1990) dans le monde de la recherche anglo-saxonne. En France, longtemps considérée comme les « sciences de l’enfance », la psychologie voit ses travaux relus depuis ces vingt dernières années au sein des sciences sociales (Sirota 2012). L’enfance apparaît alors comme un objet en redécouverte notamment au sein de la sociologie de l’enfance via différents champs tels que ceux de la sociologie de l’éducation, de la famille, de la culture. Aujourd’hui, l’objet n’est pas exclusif à l’une ou l’autre de ces disciplines, mais il s’est constitué une place non négligeable dans l’étude et la compréhension de nos sociétés. L’étude de l’adolescence présente également un enjeu majeur : le passage à l’âge adulte serait rendu plus difficile selon certains par un contexte social et culturel qui voit entre autres choses une montée de l’individualisme, et la perte de l’autorité institutionnelle (Le Breton, 2008). Pour les travaux qui s’intéressent à ces individus se pose alors la question des instances et espaces de socialisation qui orientent ces jeunes acteurs sociaux dans leur action de « grandir ». Ces interrogations concernent également la construction du lien social au travers des jeunes avec les adultes en charge de l’autorité au sein de ces lieux (Vari, 2004). Les rapports adolescents avec la famille, l’école, mais aussi les médias, les nouvelles technologies de l’information et de la communication et l’industrie culturelle, font l’objet de nouvelles recherches (Glevarec, 2010 ; Pasquier, 1999). Tout un champ pluridisciplinaire des sciences humaines et sociales tente ainsi de saisir la « culture adolescente » (Le Breton, 2008).

Discuter des jeux vidéo 

Dans le champ des recherches sur l’enfance, l’univers du jeu, sous diverses formes, est interrogé et se présente souvent comme caractéristique de cet âge de la vie. Concernant les adolescents, la question du jeu est moins systématique ; on voit davantage émerger des études interrogeant le rapport plus général des adolescents aux TIC, aux médias, aux loisirs et à leurs consommations de productions de l’industrie culturelle. Même si les points de vue et les approches diffèrent, le jeu vidéo est souvent englobé dans cet ensemble parfois flou que les recherches désignent comme TIC ou médias. Le jeu vidéo est une industrie en essor depuis les années 1980, pourtant il faudra attendre les années 1990 pour voir émerger les premiers travaux qui se placent sous la bannière des Game Studies. Dans sa revue de littérature (2008), Julien Rueff détaille l’évolution de ce domaine de recherche. Il rappelle également que les études s’intéressant aux enfants et adolescent.e.s dans ce domaine se situent du côté de la psychologie, qui pose la question de l’effet des jeux sur les jeunes individus. C’est également dans cette discipline qu’émergent les questionnements liés à la violence au sein des loisirs numériques qui continuent de faire écho au sein des discours médiatiques portés sur le jeu vidéo. Toutefois, d’autres travaux vont peu à peu mettre le jeu vidéo sur la voie de légitimation en passant par le chemin d’une forme de valorisation. Le discours sur le jeu qui serait forcément « mauvais » s’estompe, et on commence à vanter ses potentiels éducatifs (Gee, 2003), socialisants, etc. En 2002, le déploiement de l’ADSL en France provoque la rencontre des jeux vidéo avec le réseau Internet. On voit alors apparaître de  nouveaux types de jeux en ligne, proposant de nouveaux contenus, mais également de nouvelles modalités de pratiques pour des publics émergents. Si cette rencontre permet une émergence fulgurante des travaux en Game Studies, notamment sur les mondes persistants des jeux en ligne massivement multijoueurs ; elle fait ressurgir de vieilles problématiques et des nouvelles craintes liées à ces évolutions. La question de l’addiction, des rencontres douteuses, de l’isolement, la montée en violence de certains titres, ainsi que la difficulté à réguler les pratiques des plus jeunes. Les discours actuels sont encore mitigés, mais démontrent un processus à l’œuvre : la génération qui jouait aux jeux vidéo dans les années 80 revendique aujourd’hui son loisir comme « objet culturellement digne d’intérêt » (Berry, 2012). Objet à la fois marqué par une forte pluridisciplinarité et une inscription dans divers contextes culturels, l’histoire des Game Studies (Zabban, 2011) fait ressortir un long processus de légitimation en tant qu’objet de recherche ; si aujourd’hui étudier les jeux vidéo n’est plus si exceptionnel, la tâche n’est est pas nécessairement évidente ou simple. Les problématiques en sciences humaines et sociales s’orientent et se divisent assez souvent entre étude du jeu ou étude des joueurs. Et du côté de l’étude des pratiques de jeu, en France se pose la question des pratiques enfantines ou adolescentes. L’arrivée sur le marché du jeu d’une classe d’âge adulte a contribué à faire émerger diverses études, mais cette classe d’âge est dans le même temps devenue le public privilégié des recherches (Coavoux et al., 2016). Tandis que les adultes ont su rendre leurs pratiques « savantes », l’étude des pratiques adolescentes du jeu vidéo se présente d’emblée comme un  objet moins « noble », car elles ne sont pas considérées comme participant d’une activité culturelle au sens légitime du terme, mais comme un jeu, dans tout ce qui peut être considéré de plus frivole. Par ailleurs, la difficulté à étudier le jeu vidéo chez les jeunes est redoublée par le caractère très changeant des pratiques : l’adolescence se caractérise en effet comme une période de mutation particulièrement rapide des représentations, des goûts et des usages (Diasio, 2014). L’objet jeu vidéo peut sembler difficile à saisir dans l’indétermination qui marque les périodes de la jeunesse. Si certains enfants commencent à approcher les jeux vidéo dès l’âge de 6 ans (Coavoux et.al, 2013), leurs pratiques se développent aux alentours de 10-11 ans au moment de la fin de la primaire et de l’entrée au collège. L’analyse de données détaillées indique toutefois que les moments de l’enfance et de l’adolescence restent privilégiés pour la pratique vidéoludique. Plus de 80 % des jeunes entre 11 et 17 ans jouent une ou plusieurs fois par mois, et c’est dans cette tranche d’âge que l’on constate les pratiques les plus diversifiées, en termes de supports (consoles, ordinateurs, téléphones), de genres de jeu, et de lieux fréquentés pour jouer (foyer, école, amis…). Si l’adolescence se révèle ainsi être le moment privilégié du jeu vidéo, force est de constater que les travaux dans ce domaine restent rares. Publié en 2019, l’ouvrage collectif Adolescence et jeu vidéo cherche à combler ce manque en apportant quelques pistes de compréhension de la relation des adolescents et adolescentes avec le jeu vidéo. Ce livre invite à repenser les liens entre adolescence et jeu vidéo en dehors de la catégorisation d’âge tout en soulignant l’importance de cette période dans la constitution d’un goût et d’une culture vidéoludique.

« L’adolescence est loin d’être réductible à un effet de génération, comme on a pu parfois le penser au cours de son histoire. Pratique massive chez les jeunes, mais de plus en plus chez les adultes et les personnes âgées, le jeu vidéo déborde de l’adolescence et se prolonge tout au long de la vie sous des formes et des temporalités différentes. » (Berry & Andlauer, 2019, p. 182)

De l’intérêt d’étudier les cultures féminines adolescentes au travers des jeux vidéo

Si, comme le rappelle cet ouvrage, les pratiques vidéoludiques des plus jeunes sont peu étudiées par la recherche en sciences humaines et sociales, ce manque tient en partie à ce que les jeux des plus jeunes se situent souvent en marge de la culture « mainstream » et médiatique des jeux vidéo et « tout particulièrement » les jeux adressés aux petites filles et aux adolescentes (Berry, 2019). Une des ambitions de cette thèse est de contribuer à combler cette lacune dans le domaine de recherche, en proposant une étude sur ces jeux pour jeunes filles et sur leurs pratiques. Ces produits destinés à un jeune public féminin, et plus particulièrement les jeux qui mettent en scène des univers de la romance, ne sont pas une nouveauté liée à la révolution numérique. Ils s’inscrivent dans une tradition de productions culturelles à destination des publics féminins. En France, ce marché qui apparaît dans les années 1990 est encore émergeant. Il s’agit d’un secteur encore peu concurrentiel puisque, à ce jour, seuls quatre studios produisent actuellement ce type de jeux en France (Beemoov, Tictales, Ubisoft et plus récemment Butokai). Mis en ligne en 2011, le jeu étudié, Amour Sucré, se décrit lui-même comme le « premier dating-game » français. L’étude d’un tel jeu est l’occasion, outre la connaissance des pratiques, d’étudier la construction d’un marché nouveau au sein d’une filière des industries culturelles, et plus spécialement d’un marché dit « de niche ». Ce type de marché se situe en marge des productions les plus populaires, il présente des budgets de production et de diffusion moindre, mais par extension, une plus faible demande en ressource.

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Table des matières

Introduction générale
Industries culturelles et médias, le cas du jeu vidéo et des adolescents
Interroger l’adolescence
Discuter des jeux vidéo
De l’intérêt d’étudier les cultures féminines adolescentes au travers des jeux vidéo
Étudier les jeux de romance : choix scientifiques et éthiques au cours du projet
Retour sur le parcours de la thèse
Note sur les choix scientifiques et éthiques de cette thèse
Constituer une problématique sur la construction adolescente au regard de l’industrie des jeux vidéo
I Enjeux scientifiques et outils théoriques pour construire un questionnement autour des publics féminins
I.1 Adolescence, jeux vidéo et pratiques féminines dans la littérature scientifique
I.1.1 Sociabilités et constructions identitaires des adolescent.e.s au regard de la pratique des jeux vidéo
I.1.2 Publics « oubliés » : quelles lacunes dans les études sur les jeux vidéo ?
I.1.3 Les femmes et les loisirs liés à la romance : une tradition d’études en évolution
I.2 Étudier conjointement industries, pratiques et formes d’apprentissages : quels outils théoriques mobiliser pour une approche inter-disciplinaire ?
I.2.1 Industries, publics, et dispositifs : articuler une étude sur trois pôles
I.2.2 Penser et définir les actions des joueuses dans leur rôle au sein de l’industrie
I.2.3 Penser la nature des apprentissages au regard de la communauté en ligne
II Investir, expérimenter, enquêter : enjeux et choix méthodologiques sur le terrain, la posture et les méthodes de recherche
II.1 Du « jeu pour filles » à Amour Sucré : contextualisation du terrain de recherche
II.1.1 Les jeux vidéo pour filles : retour sur la mise en place d’une catégorisation d’un objet et de ses publics
II.1.2 Les jeux de romance : circulation d’objets culturellement ancrés, entre le Japon et les continents européens et nord-américain
II.1.3 Amour Sucré : construire le jeu de romance comme terrain de recherche
II.2 Devenir joueuse : atouts et limites d’une participation en ligne
II.2.1 Réflexions sur l’adoption d’une posture hybride pour l’étude des jeux vidéo
II.2.2 Devenir joueuse d’Amour Sucré : construire la posture selon les spécificités d’un univers ludique
II.2.3 Immersion : réfléchir la posture à l’épreuve du terrain
II.3 Dispositif, industrie et joueuses : étudier et faire dialoguer les enquêtes et analyses
II.3.1 Analyser un dispositif « jeu de romance » : quelles dimensions pour la construction d’un univers romantique adolescent ?
II.3.2 Enquêter auprès des instances de production du jeu : rencontres avec l’éditeur
II.3.3 Aborder les joueuses et leurs pratiques : enjeux d’une enquête en ligne et en face à face
III Le jeu comme dispositif de captation pour une médiation entre stratégies d’une industrie et les appropriations des joueuses : résultats d’enquête
III.1 Dimensions techniques, fictionnelles, et sémio-pragmatiques d’un jeu de romance pour filles
III.1.1 Le système de jeu et son dispositif : décryptage de la construction d’un jeu de romance pour filles
III.1.2 Le monde fictionnel dans Amour Sucré : un univers romantique adolescent
III.1.3 Expérimenter la romance dans l’action : dimension pragmatique du dispositif visant à engager les joueuses
III.2 Enjeux de construction des publics dans la création d’un jeu pour adolescentes et la gestion de sa communauté
III.2.1 Créer un jeu de romance pour adolescentes : produire pour un public particulier
III.2.2 Communication entre Beemoov et les joueuses : mise en place d’un dispositif de captation
III.2.3 « Fans-travailleuses » : leur rôle dans la mise en place d’une représentation du public
III.3 Des joueuses aux « Sucrettes » : inscription de l’objet dans et par une culture féminine adolescente
III.3.1 Jouer à Amour Sucré : pratiques et production de sens, le point de vue des joueuses
III.3.2 Une joueuse parmi d’autres : la dimension communautaire des pratiques
III.3.3 Être « une sucrette » : significations autour d’une identité de joueuse
Conclusion

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