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La flexibilité des espaces : un élargissement des possibles
Outre la flexibilité temporelle, F. de Coninck (2001) fait état de la flexibilité de l’espace dans le sens d’un élargissement incessant des horizons géographiques et des horizons du possible. En passant d’une société rurale à une société dominée par la civilisation urbaine, l’individu est confronté à une multiplication des situations sociales. De ce fait, les appartenances de l’individu sont remises en cause. G. Simmel insistait sur ce phénomène, lorsqu’il a décrit l’homme des métropoles de la fin du XIXe siècle. Il y décrit un homme atteint nerveusement quand il arrive de la campagne où il menait une vie paisible reposant sur des habitudes, à la grande ville qui contraste fortement avec son tempo et la « diversité des façons de vivre économique, professionnelle, sociale »1. Nous sommes donc dans la continuité d’une tendance observée il y a une centaine d’années.
La société rurale se déplace. Celle-ci se caractérise par une fermeture des horizons et par des liens sociaux basés sur les modalités d’interconnaissance. Une société où le contrôle social régule fortement les individus. Avec les possibilités de transport et de communication qui se développent, une « civilisation urbaine »2 émerge. Cette société urbaine se caractérise par l’anonymat, mais aussi par une grande ouverture des frontières, qui permet à chaque individu de circuler d’un cercle d’appartenance à un autre. Dans le monde du village, l’individu fait partie d’un petit cercle social fermé, dans lequel il réalise toutes ses activités sociales (formation, travail, consommation…). En même temps, il subit un contrôle social très rigide, risquant de se faire exclure et marginaliser à tout jamais. Dans le monde de la ville, l’individu est moins surveillé, il a plus d’indépendance, les cercles d’appartenance s’agrandissent, permettant une division du travail et augmentant les possibilités de choix. En effet, cela multiplie les professions exercées et donc varie les offres de service. La valorisation sociale de la variété nait avec le développement des échanges, dans tous les domaines (commerciaux, culturels, idéologiques).
Une analyse processuelle qui intègre les dynamiques d’interaction des structures et des faits sociaux.
Plutôt que de préférer une analyse verticale nous privilégions l’explication des faits sociaux en termes de processus. A l’analyse verticale du changement social, nous ajouterons une analyse plus transversale, à travers laquelle le changement est considéré comme le fruit de processus.
H. Mendras et son équipe fondent leurs analyses du changement sur « une chaîne de causalité primaire » (Mendras, Forsé, 1983). Ils ont mis en place une étude systématique des transformations en termes de « grandes tendances ». Leur objectif est de repérer, à partir de données statistiques, les grandes tendances du changement (valeurs, famille, conflits sociaux…). En regroupant et en comparant ces tendances, ils ont regardé les liens existants entre elles. Ce travail a donné lieu à une matrice qui permet de repérer des logiques d’ensemble. Dans cette perspective structurelle, ils ont tenté d’élaborer une théorie générale du changement social, en insistant tour à tour sur un facteur fondamental. Cette méthode qui consiste à mettre en évidence des variables influentes et dépendantes montre tout de même des limites. D’une part, celle du caractère subjectif dans le choix des variables. En effet, ce sont les membres de l’équipe de chercheurs qui décident de considérer une caractéristique plus qu’une autre. Ainsi, l’équipe Louis Dirn a fait le choix d’exclure de la liste des tendances, les données relatives aux valeurs et aux croyances ainsi que celles liées aux décisions politiques et à la conjoncture économique1. D’autre part, en isolant les facteurs fondamentaux, ils n’admettent pas que les sociétés changent sous l’effet d’une combinaison de plusieurs causes. Même si cette analyse ne reflète pas la complexité de la réalité, elle est un bon moyen de la regarder. Elle nous propose divers cadres de références pour comprendre les évolutions. Cette première partie nous aura donc permis de poser un cadre d’analyse de la société actuelle. Néanmoins, pour la suite, nous préférons nous inscrire dans une analyse processuelle, en proposant une description plus dynamique des évolutions. Notamment en prenant en compte la dimension temporelle et les changements plus généraux d’environnement et de contexte. En effet, les tendances repérées font référence à une suite continue de phénomènes présentant une certaine régularité dans leur déroulement. Nous préfèrerons donc parler de processus sociaux caractérisant l’évolution des modes de vie. Nous en distinguerons trois, particulièrement liés à la conduite du quotidien : celui d’individualisation, lié aux formes de socialisation (A) ; celui de différenciation sociale, lié à la diversification des pratiques (B) ; celui de rationalisation du temps lié, aux formes de gestion du temps (C).
Individualisation des modes de vie : entre autonomisation et délitement du collectif
Nous avons exposé précédemment les principales manifestations sociales de la montée de l’individualisme sur le système de valeurs et sur la place de l’individu dans le collectif. Déjà A. de Tocqueville, observait l’apparition de ce « sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart de sa famille et ses amis »1. Nous serions donc dans la poursuite et l’accentuation d’un fait déjà souligné au XIXe siècle. Les sociologues d’aujourd’hui pointent du doigt une particularité contemporaine du processus. Notamment son ambiguïté à augmenter les marges de manoeuvre dans les choix individuels, tout en affaiblissant les appartenances sociales. Sans juger sur l’apport positif ou négatif de l’individualisation des modes de vie, nous exposerons les deux versants de ce processus : une plus grande liberté d’action individuelle qui s’exerce dans des cercles d’appartenance moins solides.
Diversification et différenciation des pratiques sociales
L’individualisation va de pair avec la diversification et la différenciation des pratiques. Le fait de pouvoir décider plus individuellement de ses actes et de ses appartenances, multiplie les combinaisons possibles. Cela donne lieu à deux phénomènes complémentaires : l’augmentation des différenciations sociales et la diversification des pratiques.
La poursuite de la division du travail illustre le processus de différenciation sociale
Nous avons déjà évoqué l’ouvrage De la division du travail, dans lequel E. Durkheim procède à une comparaison des « communautés archaïques » et des « sociétés modernes » engagées dans un processus de division sociale. Dans les premières, il n’y a pas de distinction des fonctions sociales et la répartition des tâches dans la communauté se fait selon la tradition. Dans les dernières, les individus acquièrent une identité individuelle puisque la nouvelle division du travail leur permet cette émancipation. Dans ce contexte, la fonction de la division du travail est sociale, dans la mesure où elle est « d’intégrer les individus en les spécialisant dans des activités complémentaires et symbiotiques ».1 La complémentarité des fonctions sociales permet d’échanger le travail de l’un avec celui d’autrui. Cette nouvelle indépendance acquise par l’exercice d’une activité distincte des autres est une condition de la liberté individuelle. L’individualisation et la différenciation sont ainsi complémentaires. L’individu existe à partir du moment où il est une personne singulière et non pas un membre d’une communauté d’appartenance. Ainsi, il se considère comme différent. 2 Pour G. Simmel (1908), la différenciation sociale doit plus à la difficulté d’établir des rapports de réciprocité qu’à la division du travail. Il part du même constat d’une intensification des rapports humains dans les villes. Pour lui, le nombre de cercles auxquels l’individu appartient est un indicateur qui permet de différencier les sociétés modernes des sociétés traditionnelles. Et c’est la différenciation des statuts à l’intérieur des cercles qui peut être facteur d’individualisation. Ainsi, la combinaison des différents statuts dans chaque cercle fait la singularité de l’individu à l’instar du « roi élu » de la communauté des mendiants qui, bien que simple mendiant dans la société, bénéficie d’honneurs princiers dans le cercle des mendiants. Au final, plus l’individu est inséré dans des cercles sociaux différents, avec une place spécifique, mieux il définit lui-même sa propre identité.
Aujourd’hui, la poursuite et la diversification de ces cercles d’appartenance est frappante à l’intérieur des univers de travail. F. de Coninck et R. Bercot montrent que, outre l’équipe de base, le salarié concourt dans le cercle du client qui s’immisce dans son travail par le biais de ses demandes et de ses contestations. Il entre également de plus en plus en contact avec des personnes extérieures à son équipe de travail habituelle, notamment en cas d’incident ou de dysfonctionnement, qu’il doit à présent gérer de façon autonome et responsable.3
« Les salariés, à tous les niveaux, participent à des groupes, rencontrent des personnes, sont partie prenante dans des projets, suivent des formations qui les font participer à des collectifs nombreux et entrecroisés (dont certains sont éphémères, mais pas tous) qui viennent se surajouter à leur collectif de base ».1 Ce processus de différenciation sociale est à l’oeuvre dans le monde du travail et dans d’autres sphères d’activité (économique, politique…). Il s’accompagne d’une diversification croissante des pratiques sociales. C’est ce qui fait l’objet d’une partie de notre analyse.
Une diversification à l’oeuvre dans les pratiques spatio-temporelles
Les individus sont donc de plus en plus différenciés par leur système d’appartenance sociale. Les applications concrètes de pratiques spatio-temporelles traduisent parfaitement ces distinctions. En effet, il y a de plus en plus de combinaisons possibles d’activités, des usages de l’espace ou encore des pratiques de consommations. Plutôt que de considérer la position dans l’espace social comme reflet des pratiques, S. Juan (1991) insiste sur la prise en compte de la capacité d’action des individus dans l’analyse de leurs pratiques sociales. Pour cela il s’appuie sur une base de données de l’Insee, constituée d’un échantillon précis et homogène (deux membres d’un couple, ouvriers, résidents en ville, ayant un enfant de maximum cinq ans). Il met ainsi en évidence des modes de consommation populaires attestant une énorme variabilité dans la combinaison des pratiques.2 L’individualisme permet donc une évolution des capacités d’action qui in fine aboutit à des combinaisons de temps et d’espace différentes et donc une diversification et une complexification des pratiques sociales.
Les différentes modalités d’analyse des modes de vie
Dans cette partie, nous ferons un point sur les différentes manières dont les modes de vie ont été analysés par les sciences sociales. A partir du moment où la consommation est analysée comme fait social, certains montrent qu’un mode de consommation est révélateur d’appartenance collective. Depuis les premières études des budgets des familles réalisées par F. Le Play (1855) puis M. Halbwachs (1912 — 1933), jusqu’aux plus récentes « analyses transversales des pratiques sociales » du Réseau « Modes de vie » (DGRST), en passant par les observations des quotidiennetés de M. de Certeau (1980), nous mettrons en perspective les différentes méthodes pour rendre compte des modes de vie.
Une vision déterministe des comportements de consommation
Traditionnellement la sociologie s’appuie sur des éléments structurels pour expliquer les comportements des individus. A l’instar des travaux sur la hiérarchie des « besoins » de M. Halbwachs (1912), enrichis par ceux sur les « aspirations » de P.H. Chombard de Lauwe (1956), les premières recherches sociologiques sur les « conditions de vie » des ouvriers s’appuient sur une analyse de la répartition des dépenses. Celle-ci explique les différences entre les classes sociales. Ces recherches ont en commun d’analyser les budgets familiaux dans un schéma explicatif qui considère qu’à un revenu correspond une dépense, elle-même répondant à un besoin.
Des études budgétaires qui éclairent sur les « niveaux de vie » des ouvriers
Les études des budgets familiaux, réalisées à la demande des différents gouvernements, soucieux d’établir des indices de prix, de fixer des minima salariaux et de déterminer le niveau des prestations sociales, ont été largement utilisées par les sociologues. L’objectif était d’expliquer des habitudes de consommation spécifiques à chaque classe sociale. Avec l’avènement de l’industrialisation et le début du processus d’urbanisation, les sociologues se sont intéressés aux effets de la modernisation sur les classes sociales et particulièrement sur celle des ouvriers. Comme l’explique M. Halbwachs (1912), ce groupe est le reflet d’évolutions sociales. Il écrit :
« Cela est en rapport indiscutable avec une vaste évolution (…) savoir qu’une quantité d’hommes qui exerçaient un métier agricole et vivaient à la campagne sont allés dans les grandes villes et sont devenus ouvriers d’industrie, c’est-à-dire ont changé à la fois de lieu d’habitation et de profession (…) en même temps qu’il s’accroissait dans des proportions considérables, ce groupe s’est présenté de plus en plus sous un aspect d’unité. C’est le fait social sans doute le plus ample qu’il nous soit donné d’observer »
Une prise en compte des ressources non monétaires
L’amplification de la diversification des produits de consommation marchande alimente le débat sociologique. La diversité des comportements s’accentue avec la disponibilité des biens et services marchands, et plus que les dépenses des ménages, il faut considérer d’autres éléments moins monétaires pour comprendre l’organisation de la société. Pour certains sociologues, comme P. Bourdieu, l’influence culturelle d’une classe dominante pousserait à l’homogénéisation des modes de consommation. D’autres sociologues, comme M. de Certeau, préfèrent observer les pratiques individuelles pour dresser des « manières de faire » propres à chaque individu dans les actes de consommer. Quoi qu’il en soit, ils prolongent la critique de l’économisme qui, selon S. Juan (1991) « raisonne en termes de consommation et de ménage, mais (…) occulte le poids des ressources non monétaires et des solidarités familiales »1
Le goût et les pratiques culturelles : éléments de détermination des styles de vie
La société de consommation bat son plein et les critiques de la consommation de masse sont nombreuses en sociologie. J. Baudrillard (1970) caractérise cette société de consommation par le fait que les processus économiques régissent une grande part des rapports sociaux. Il affirme que la consommation n’est plus un moyen de satisfaire ses besoins, mais plutôt de se différencier2. Pour P. Bourdieu, cette société de consommation impose une « culture de masse » qui débouche sur une homogénéisation des styles de vie. La « culture de masse » serait un mode de vie sociale et de pensée, caractérisée par un système éducatif des connaissances artistiques et culturelles. Cette culture s’exprime dans les actes de consommation. Et elle pousse in fine à une uniformisation de la perception de la réalité. Pour P. Bourdieu, les classes dominantes imposent les normes de consommation. Ainsi, les pratiques culturelles rendent compte d’une stratification sociale, dans laquelle une culture dominante unifiée tend à s’imposer. Par cela, il complète l’analyse sociographique des études budgétaires notamment dans son ouvrage La Distinction3, dans lequel il tient compte des goûts et des pratiques culturelles. Il montre comment les membres de classes différentes élaborent des stratégies de distinction. Ce faisant ils affirment la spécificité de leur culture. Selon le statut et la place occupée dans le champ social, en découle une consommation de biens culturels fortement différenciée. Déjà au début du vingtième siècle T. Veblen (1899) avait observé ce souci de différenciation à l’origine des pratiques de « consommation ostentatoire »4. Pour P. Bourdieu cette ostentation caractérise le statut social des classes dominantes. Elle traduit l’habitus « du sens de la distinction ». P.H. Chombart de Lauwe voyait déjà un effet d’appartenance de classe dans le choix du logement. P. Bourdieu voit dans « l’habitus » une production d’attitudes et d’aptitudes qui conditionnent des conduites d’action. C’est un schème de comportements permettant d’agir de façon adaptée à un milieu donné. Ainsi, l’habitus « populaire » pousse à valoriser tout ce qui relève de la nécessité (on valorise les vêtements faciles à entretenir). Celui des classes moyennes se définit par le désir d’imiter les classes dominantes (« une bonne volonté culturelle »). De ce fait, la consommation devient de plus en plus un signe déterminant d’identification sociale. D’une manière générale, l’analyse des « conditions de vie » ne se fait plus à travers une étude du « système de besoins ». Elle se concentre davantage sur les « styles de vie » qui se dégagent des actes de consommation quotidienne, intégrants par là, les consommations dites de « loisirs ». Par exemple, pour P. Bourdieu, la fréquentation de certains lieux et les goûts esthétiques et culinaires des classes supérieures expriment un statut de classe. En considérant les pratiques culturelles, en plus du revenu, de l’âge ou d’autres éléments objectifs, il montre que la consommation est le produit de choix personnels, même si elle est limitée par les conditions de vie.
Ses analyses ont été fortement critiquées, notamment par C. Grignon et J.C. Passeron (1989)1 qui considèrent que cette « théorie de la légitimité culturelle » occulte des dimensions de la conduite humaine qui s’expriment plus sur un axe horizontal que vertical, telles que les cultures religieuses ou régionales. Dans la même veine, F. Dubet (1994)2 critique le fait que les logiques de goûts seraient cohérentes alors que les expériences sociales vécues par les individus entraînent forcément des différences dans la construction des « répertoires d’action ». Il n’existe pas d’homogénéisation du processus de construction sociale du goût. De plus, P. Bourdieu témoigne d’une vision limitée de la culture populaire. Pour lui, elle n’aurait pas l’autonomie nécessaire pour choisir ses propres modes d’action.
L’analyse des logiques transversales des pratiques sociales
Afin de compléter ces deux approches, un courant de réflexion se développe dès les années quatre-vingt1. Il tente d’accréditer la nécessité de prendre en compte l’individu dans une dimension plus transversale. En travaillant à partir d’analyses de « récit de vie », l’enjeu est de dégager des « systèmes de pratiques spécifiques » qui expliqueraient les logiques des pratiques sociales. La combinaison des différentes pratiques exprime finalement une « façon de vivre » plutôt que « des manières de faire ».
Un système de pratiques sociales transversales qui explique les modes de vie
Les pratiques sociales peuvent être analysées de différentes façons. Par exemple, les structuralistes voient les individus pris au piège dans des structures sociales. Le sens de leurs actions leur échappe dans la mesure où leurs actions et leurs pensées sont déterminées par leur appartenance à une classe sociale. A l’opposé, les subjectivistes pensent que la connaissance est relative à son détenteur et donc que les phénomènes sociaux sont le produit d’acteurs libres et autonomes. P. Bourdieu a, semble-t-il, voulu incorporer ces deux visions. Pour lui, il n’y a pas des acteurs, mais des « agents » témoignant de « pratiques sociales », échappant en partie à celui qui les met en oeuvre. Les pratiques sociales sont ainsi l’expression d’un « sens pratique » acquis qui oriente les actions. Ce « sens pratique » varie selon l’appartenance de classe qui définit le niveau de maîtrise des « règles du jeu social ». Ainsi, les individus sont autant agis, qu’ils n’agissent. Pour M. de Certeau les pratiques sociales sont témoins d’une certaine détermination, mais elles s’établissent surtout à un niveau individuel. Il fournit la définition des « pratiques sociales » comme: « L’ensemble des comportements plus ou moins intériorisés et des activités domestiques et/ou sociales qui construit l’identité sociale d’un individu (ou d’un groupe). Cet ensemble de comportements peut-être explicité à partir d’un certain nombre de déterminants et de variables telles que les ressources, les contraintes qui pèsent sur l’individu (ou le groupe) dont l’agencement et la hiérarchisation sont conçus selon un système de valeurs ou un modèle de référence et qui renvoie aux rapports sociaux de production et de consommation ».1
Un courant émerge dans les années quatre-vingt, au moment où la crise économique se traduit par un changement des pratiques de consommation. A cette période les recherches sur les « modes de vie » commencent à se développer en sciences sociales. Ce groupe de chercheurs souligne les limites des analyses de M. de Certeau. Elle aboutirait à « une sorte d’impressionnisme de la quotidienneté basée sur un subjectivisme absolu en matière d’analyse des pratiques quotidiennes »2. Il critique également la notion d’habitus de P. Bourdieu qui expliquerait les pratiques sociales uniquement par une prise de conscience d’une appartenance à une classe sociale. Pour ces chercheurs, les rapports sociaux ne rendent pas forcément compte des pratiques concrètes individuelles.
« Aucun rapport social (de production, de distribution, de consommation, politico-institutionnel, idéologico-symbolique…) ne structure ni univoquement, ni immédiatement la logique des pratiques » .
Ils suggèrent d’analyser les pratiques sociales pour voir la structuration interne de l’ensemble des pratiques. L’intérêt de cette démarche sociologique serait de déterminer la façon dont les individus s’emparent des « déterminations structurelles » pour élaborer leur propre système de pratiques. De là ressort l’idée de logique « transversale ». Ces pratiques ne sont pas déductibles à partir des structures et elles forment système. Il n’y a donc pas de pratiques de consommation qui soient insérées dans des pratiques de production, des pratiques culturelles, familiales… Il faut donc saisir l’imbrication de ces pratiques qui forment système. Ils ne raisonnent pas en termes de « vie quotidienne » qui se rapproche plus de « routines » de choses « statiques ». Ils préfèrent regarder autre chose que ce qu’ils qualifient de « ruses » ou « rusettes ». En témoignent les propos tenus par D. Bertaux : « Vie quotidienne, c’est routinier, c’est statique, et puis il y a des petites résistances, des petites ruses, il y a des rituels à la Maffesoli. Tout ça grouille au niveau micro. Or, ce n’est pas ça du tout qui est intéressant dans le thème mode de vie »1 Les gens se construisent un mode de vie pour vivre d’une certaine façon. Ces chercheurs renvoient ainsi le concept de « mode de vie » à quelque chose d’actif et de guidé par des projets.
Le choix d’une analyse des capacités d’action dans la conduite du quotidien
Notre recherche s’inscrit dans la lignée de la sociologie compréhensive initiée par M. Weber1. La volonté d’aborder les comportements avec un regard global sur les différentes sphères qui constituent la vie d’un individu nous amène à interroger la vie quotidienne des individus et leur façon de vivre. Nous avons voulu mettre particulièrement en avant les choix que chaque individu, acteur de sa propre vie, fait pour s’assurer du bon déroulement de ses activités quotidiennes. C’est pour cette raison que nous mobiliserons le concept de « conduite de vie quotidienne » (Alltägliche Lebensfürung) (A). Cependant, il est évident que les individus sont confrontés à un large éventail de contraintes qu’il faut prendre en compte pour comprendre les différences de pratiques sociales des individus (B).
Mobilisation du concept de « conduite de vie quotidienne »
Nous partons de deux postulats de départ :
– chaque individu est acteur dans l’organisation de ses activités quotidiennes ;
– les arrangements individuels rendent compte des différents modes de vie.
De ce fait, nous devrions rencontrer une multitude de configurations d’organisation spatio-temporelle possibles. Afin de contourner cette complexité, nous adoptons un cadre théorique approprié : celui de conduite du quotidien. Pour cela, nous nous sommes inspiré des résultats de M. Flamm (2003)2, rare chercheur à avoir traduit les travaux allemands, pionniers sur le sujet de « la conduite de vie quotidienne » (Alltägliche Lebensfürung).
Les origines de l’étude des « conduites de vie quotidienne » (Alltägliche Lebensfürung)
A partir du milieu des années quatre-vingt, un réseau de sociologues allemands s’est penché sur la question des relations entre l’évolution de l’organisation de la vie quotidienne des ménages et les tendances sociétales fortes telles que l’individualisation ou la diversification des horaires de travail. Approfondissant une réflexion esquissée par M. Weber (1920), ils ont abouti à l’élaboration du concept de « conduite de vie quotidienne » (« Alltägliche Lebensfürung »).
L’ouvrage Sociologie des Religions, qui réunit des textes de M. Weber, illustre l’importance qu’il accordait à la notion de « conduite de vie » (« Lebensfürung »). L’index thématique de l’ouvrage fait apparaître quarante-neuf fois « conduite de vie » tout au long des pages 154 à 472, allant d’une simple évocation de la notion de « Lebensfürung » à une explication de sa forme « rationnelle » et « méthodique ». Pour lui, la conduite de vie est influencée par la religion, mais également par des « facteurs économiques et politiques à l’intérieur de limites géographiques, politiques, sociales et nationales données ».1 Ainsi, l’individu serait amené à élaborer une méthode de conduite de vie dans le sens d’une rationalisation pratique c’est-à-dire d’une recherche de régularité des activités. Pour M. Weber, cette notion de « Lebensführung » renvoie à la capacité de l’individu à faire face et à un élément qui conditionne des « styles de vie ». Comme nous l’expliquent T. Abel et W.C. Cockerham (1993), en allemand le terme « Lebensführung » signifie des « conduites de vie individuelles », référant à un comportement personnel et décidé, une possibilité d’agir sur la gestion de sa vie. Cela fait référence aux choix des individus, même si le « style de vie » ne renvoie pas seulement à une question de choix et que l’analyse ne peut pas ignorer les conditions (notamment économiques) qui supportent un style de vie singulier. Les auteurs nous expliquent le poids que M. Weber accorde à ces conditions .
Des évolutions structurelles qui influencent les conduites du quotidien
Même si nous souhaitons regarder les conduites individuelles du quotidien, celles-ci sont fortement orientées par des évolutions touchant la société de façon générale et globale. Pour nous, l’évolution du travail marque le plus les possibilités d’agir. Par ailleurs, certaines structures sociales, comme l’école ou les entreprises, conservent leur autorité d’organisation collective sur les potentialités d’actions individuelles.
L’influence de l’évolution de la sphère professionnelle sur la structuration du quotidien
La sphère professionnelle structure la vie quotidienne des ménages dans la mesure où elle procure un statut, mais aussi parce qu’elle caractérise l’importance des ressources détenues pour la mise en place d’un ordre social. La part grandissante des couples biactifs témoignent de l’importance de l’autonomie financière. En augmentant le revenu potentiel du foyer, ils souhaitent atteindre un statut social de poids. Mais cette bi-activité, associée à l’augmentation de la flexibilité des temps de la vie professionnelle, a des impacts sur l’organisation des activités quotidiennes.
La prodigieuse croissance du nombre de femmes actives au milieu des années soixante-dix a marqué une rupture importante dans les modalités d’organisation des ménages. En effet, la plupart des femmes s’arrêtaient de travailler entre vingt-cinq et quarante-neuf ans dans les années soixante même si certains démographes2 ont mis en évidence une plus forte continuité de leurs carrières professionnelles. Aujourd’hui, l’arrivée d’un enfant n’entraîne plus automatiquement l’arrêt de l’activité professionnelle féminine. L’emploi du temps professionnel de la femme a donc plus d’incidence sur la programmation des activités sociales du ménage. L’augmentation considérable de l’activité féminine salariée modifie la place du temps de travail du couple. Ainsi, les couples biactifs font évoluer leur rapport entre temps de travail salarié et temps destiné aux activités domestiques. Autrefois les femmes servaient « d’amortisseur temporel »1, dans le sens où elles étaient massivement au foyer, elles assuraient toutes les fonctions de synchronisation des activités. Aujourd’hui le couple doit trouver un nouvel agencement des temporalités familiales. De nombreuses études de l’Insee montrent que ce phénomène aboutit, d’une part, à la généralisation de la double journée des femmes, d’autre part, à l’externalisation de certaines fonctions assurées auparavant par la femme. L’usage de nouveaux services se développe : ménage à domicile, garde d’enfants, crèche… Ces services émergents de la fin du vingtième siècle correspondent souvent à des activités professionnelles féminines. Cette féminisation de la sphère professionnelle amplifie in fine le besoin de ce genre de service, mais nécessite surtout de reconsidérer la gestion des horaires au sein de la famille.
En même temps que se développe l’activité féminine professionnelle, la flexibilité du travail s’accroît. A travers ses enquêtes « Emploi du temps » (1967, 1975, 1986, 1999), l’Insee souligne le fait que les femmes sont plus touchées que les hommes par la flexibilité du travail2. Le système productif actuel ne place pas uniquement les femmes face à l’intensification du temps de travail et à ses diverses formes de flexibilisation. Depuis les années quatre-vingt, le modèle d’organisation de production est remis en question. En effet, l’ancien modèle fordien était fondé sur l’idée d’une uniformité des temporalités privées et professionnelles, bornées par les horaires des usines. Or, P. Bouffartigue et Bouteiller (2003) expliquent comment nous sommes passés d’une société rythmée par la régularité du temps de travail, à une société dans laquelle « le temps social s’émiette et se fragmente peu à peu »3. En effet, la conjoncture économique est marquée par la crise du milieu des années soixante-dix qui conduit à une progressive flexibilisation du temps de travail. L’avènement des contrats de travail précaires et la multiplication des horaires de travail décalés, de nuit et de week-end sont les premiers indicateurs de cette flexibilité. C’est l’Insee, à travers ses Enquêtes « Emploi du temps » de 1985-1986 et 1998-1999, qui met le mieux en évidence ces indicateurs. En 1999, la journée de travail classique (9h-17 h) ne représente plus qu’une minorité des journées travaillées. Une journée de travail sur deux est faite sur des horaires atypiques. Et selon l’analyse de L. Lesnard (2006), « trois autres formes d’horaires de travail se développent : les horaires décalés, les longues journées de travail et les horaires émiettés »1. Ainsi, cette augmentation de la flexibilisation conduit à un éclatement et une diversité des temps de travail. Un temps qui est lui-même fortement contraint par les nouvelles exigences productives de réactivité et d’adaptabilité. Dès lors, la conciliation devient de plus en plus difficile entre les temps de travail de plus en plus imprévisibles et l’individualisation des emplois du temps. L’enquête « Histoire de vie sur la construction des identités » révèle que plus les horaires sont atypiques, plus les actifs trouvent qu’il est difficile de concilier vie familiale et vie professionnelle2. Soulignons par ailleurs que cette enquête alerte sur les écarts émanant du degré de marge de manoeuvre disponible dans la détermination de ses horaires de travail. Cette flexibilité désynchronise les temps sociaux entre les individus tout en permettant une meilleure synchronisation individuelle. C’est le cas lorsqu’elle est au service de la gestion du quotidien des individus. Nous pouvons singulièrement le constater à chaque fois qu’une entreprise module ses horaires d’ouverture, en affichant l’ambition de s’adapter au mieux à la demande. Même si le travail décalé augmente l’amplitude horaire du travail des salariés, il a l’avantage d’offrir aux clients une autre possibilité pour synchroniser leurs temps. C’est pour nous une marque patente de la structuration des entreprises sur les conduites du quotidien.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
La Poste comme entreprise de service de proximité… accessible
D’une société de service… à de nouvelles configurations de services ?
Objet de recherche : La réalité sociale des services de proximité
Posture de recherche : méthode et raisonnement
Cheminement de la réflexion
PREMIERE PARTIE : DES MODES DE VIE AUX CONDUITES DU QUOTIDIEN – UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE DE L’ACTION SOCIALE DE CONSOMMATION
Chapitre 1 : Des changements sociaux qui éclairent les processus d’évolution des modes de vie
I. Une analyse structurelle et objective des changements sociaux
A. Le bouleversement des structures sociales
B. L’évolution des rapports sociaux
C. L’évolution des moeurs et des valeurs
D. Vers une flexibilité généralisée des situations de vie ?
II. Une analyse processuelle qui intègre les dynamiques d’interaction des structures et des faits sociaux
A. Individualisation des modes de vie : entre autonomisation et délitement du collectif
B. Diversification et différenciation des pratiques sociales
C. Rationalisation du quotidien : vers la fin des routines ?
III. Les différentes modalités d’analyse des modes de vie
A. Une vision déterministe des comportements de consommation
B. Une prise en compte des ressources non monétaires
C. L’analyse des logiques transversales des pratiques sociales
Chapitre 2 : La considération des « conduites de vie quotidienne » et leurs modalités d’analyses
I. Le choix d’une analyse des capacités d’action dans la conduite du quotidien
A. Mobilisation du concept de « conduite de vie quotidienne »
B. Des évolutions structurelles qui influencent les conduites du quotidien
C. Le bureau de poste au coeur de la question sociale des « services de proximité »
II. Des conduites du quotidien rythmées par des organisations spatio-temporelles
A. De l’importance de prendre en compte les temporalités et d’interroger les différents rapports au temps
B. De l’importance de prendre en compte l’espace et d’interroger les pratiques de mobilité 109
C. De l’importance de prendre en compte les caractéristiques sociales pour comprendre les modes d’organisation.
III. Méthodologie et construction de l’échantillon de l’enquête sur les usages
A. Une discussion de deux typologies des mobilités urbaines contemporaines
B. Les caractéristiques sociales et professionnelles prépondérantes dans le choix des personnes interrogées
C. Le dispositif d’enquête mis en place pour interroger des pratiques spatio-temporelles
D. Le choix d’une démarche idéal-typique et les limites de l’échantillon des personnes interrogées
Chapitre 3 : Quelle contribution du service rendu en bureau de poste aux conduites du quotidien ?
I. La routine : un cadre spatio-temporel sécurisant et répétitif
A. Un programme d’action répétitif engendré par la faiblesse des contraintes temporelles
B. Des programmes de déplacement répétitifs qui s’inscrivent dans une proximité spatiale du domicile
C. Un service en bureau de poste qui (s’) inscrit (dans) les routines affectives
II. L’optimisation : une articulation optimale d’activités sociales programmées
A. Une rationalisation des emplois du temps soumise à un cadre temporel contraignant
B. Une recherche d’accessibilité temporelle aidée par un potentiel de mobilité
C. Une difficile programmation du passage en bureau de poste
III. La conciliation : une souplesse dans la planification des activités sociales
A. Une anticipation envisagée des programmes d’activités
B. Des micro-déplacements qui permettent de maintenir une unité spatiale autour
C. Un antagonisme spatio-temporel avec le bureau de poste
IV. La spontanéité : une « ouverture aux opportunités » spatio-temporelle
A. Une liberté temporelle dans l’enchaînement des activités
B. Un rapport à l’espace éclaté qui appelle une proximité immédiate
C. Une prévision contraignante du passage en bureau de poste
V. L’escamotage : une adaptation spatio-temporelle proactive
A. Une esquive d’activités les plus contraignantes dans des situations temporelles tendues
B. Une forte (auto)mobilité pour gagner en disponibilité et en accessibilité temporelle
C. Une subtile désuétude du bureau de poste
VI. Un réseau de bureaux de poste loin des différentes représentations de l’accessibilité de ses utilisateurs
A. Quelles représentations et utilisations des services de proximité ?
B. Une représentation globale de La Poste dans laquelle le bureau de poste n’est pas un service de proximité
Conclusion de la première partie : L’organisation des services en bureau de poste est structurante dans les différents modes de conduite du quotidien
Les différentes stratégies spatio-temporelles illustrent l’évolution des modes de vie
DEUXIEME PARTIE : LES SOCIOLOGIES SPONTANEES DES POSTIERS — ELEMENTS DE COMPREHENSION DE L’ACTION SOCIALE DE PRODUCTION
Chapitre 4 : L’évolution du Réseau au carrefour d’exigences politiques, économiques et sociales
I. De nouveaux enjeux pour La Poste… et pour le Réseau
A. Un nouveau contexte juridico économique pour l’entreprise publique
B. Les évolutions des moyens de communication et de la demande sociétale qui touchent plus spécifiquement le Réseau
II. Une poursuite du processus de prise en compte de l’utilisateur des services, induisant des réorganisations internes
A. L’usager, témoin de la modernisation de La Poste administrative (1945 – 1985)
B. Le client, sujet d’un changement symbolique dans les discours de la direction de la poste (1985 – 1990)
C. Le client, acteur dans le changement des pratiques professionnelles et cible d’une politique offensive commerciale de La Poste (1991 — 2003)
D. Vers une réelle prise en compte des usages des clients du Réseau ?
Chapitre 5 : Multiplicité de l’identité projetée des utilisateurs des bureaux de poste
I. De la représentation sociale du client aux cadrages de la situation : éclairage de notre cadre d’analyse théorique.
A. Une approche constructiviste de la réalité des guichets postaux
B. Intérêt du concept de cadrage de situation pour comprendre les logiques d’action professionnelle
C. Le rôle dans l’organisation : prisme de notre enquête organisationnelle
II. Les logiques d’actions professionnelles des postiers au coeur du service rendu en bureau de poste
A. Le Directeur de La Poste : une vision politisée du service postal à rendre.
B. Le Directeur des Ventes : une vision empêchée du service à rendre
C. Le Directeur d’établissement Terrain : une vision locale, mais globale du service à rendre dans son bureau de poste
D. Le Chef d’équipe Guichet : une vision professionnalisée du service (mal) rendu en bureau de poste
E. Les guichetiers : une vision singulière du service à rendre à leurs clients ordinaires
Conclusion de la deuxième partie : Quelles convergences entre les visions postales des besoins et les pratiques globales des utilisateurs ?
La poursuite du processus de construction sociale du client des bureaux de poste à chaque niveau organisationnel du Réseau
Un manque de dialogue entre les différentes représentations
De l’importance de la production d’un agencement organisationnel
CONCLUSION GENERALE
Des conduites du quotidien structurées par le Réseau des bureaux de poste
Le Réseau des bureaux de poste structuré par les utilisateurs
Le Réseau des bureaux de poste : « une affaire de société » globale
BIBLIOGRAPHIE
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