En 1995, T. Wigley, R. Richels et J. Edmonds publièrent dans Nature un article qui marqua un tournant dans les vifs débats sur la réduction des émissions des gaz à effet de serre (GES). Sur la base des résultats obtenus avec deux modèles d’optimisation intertemporelle des coûts de réduction, ils contestaient le bien-fondé des trajectoires d’émissions proposées par le GIEC pour stabiliser les concentrations de GES dans l’atmosphère. Sans remettre en cause l’idée de stabilisation, ils exposèrent qu’un tel but ne permettait pas de définir directement la politique requise de limitation des émissions, mais qu’il posait la question de la route à suivre — le profil d’émissions et donc d’efforts de réduction — pour atteindre ce but. Aborder cette question rendait l’usage de modèles indispensable, non pas tant pour obtenir la « bonne » réponse que pour guider une intuition trop prompte à s’égarer étant donné la complexité du système dynamique naturel qui détermine les concentrations, mais aussi la complexité du système économique. C’est ce dernier aspect que le GIEC avait manifestement laissé de côté.
Certes, il n’y aurait rien eu de nouveau à utiliser un modèle pour « programmer » au mieux l’évolution d’un système énergétique sous contrainte politique, mais le travail de Wigley et al. illustrait la pertinence et la nécessité d’une classe de modèles alors à ses débuts, les modèles d’évaluation intégrée, modèles qui représentent à la fois l’économie et le climat. Nécessité mais aussi difficulté : M. Ha-Duong, M. Grubb et J.-C. Hourcade ne tardèrent pas à souligner (Nature, 1997) que la description de l’économie de Wigley et al. n’avait pas d’inertie dans son évolution, et qu’il fallait peut-être renverser leurs conclusions et préconiser des réductions à court-terme, d’autant que la cible climatique était encore incertaine. Une fois encore, l’argumentation, quoiqu’intuitive, avait dû, pour être recevable, se soutenir des résultats d’un effort de modélisation. Tout effort de justification de tel ou tel effet, supposé déterminant pour le profil de réduction, ne pouvait être validé qu’une fois incorporé dans un modèle numérique d’évaluation intégrée, fût-il sommaire.
Mais l’intuition trouve difficilement à s’exercer avec les modèles intégrés ; elle y est vite perdue dans des spécifications de paramètres, des difficultés de calibration, des problèmes de résolution numérique. Des problèmes d’interprétation aussi : il peut y avoir des sauts logiques non négligeables entre les résultats et ce qu’on prétend leur faire dire, parfois en dépit des hypothèses sous-jacentes à la construction et la résolution du modèle. Pour qui n’est pas le concepteur d’un modèle, l’intuition s’exerce d’autant moins que la documentation publiée est souvent parcellaire, allusive ou bien organisée d’une façon qui désoriente. Presqu’aucune des descriptions de modèles numériques d’évaluation intégrée qu’on a pu trouver ne précise clairement sa structure en termes d’état et de commande : quelles sont les variables d’état ? de commande ? les contraintes d’admissibilité ? les contraintes sur l’état ? C’est souvent au lecteur de s’en faire une idée après un « démontage »et un tri fastidieux — s’il en a la patience et en éprouve la nécessité.
Des modèles économiques sans inertie : des pronostics improbables
En 1995, Grubb et al. affirmaient déjà que le défaut de représentation de l’inertie était une insuffisance critique pour les exercices de modélisation intégrée de la décision sous incertitudes. Cette affirmation concerne directement les modèles de la famille de DICE et RICE qui sont parmi les plus diffusés des modèles top-down et d’où l’inertie est totalement absente. On va voir que, de surcroît, cette insuffisance pose déjà problème dans le cadre certain.
Quelques exemples parmi d’autres d’utilisations récentes des modèles DICE ou RICE donneront une idée de leur influence : en 1999, un jugement sur l’efficacité économique du protocole de Kyoto (Nordhaus et Boyer, 1999b), par les auteurs du modèle ; en 1999 et 2003 des études sur la possibilité et la stabilité de coalitions de pays autour du partage du coût de réduction des émissions (Eyckmans et Tulkens, 1999; Yang, 2003) ; tout dernièrement, une analyse de la politique d’abattement optimale pour des dommages climatiques à seuil (Keller et al., 2003). Par ailleurs ils servent aussi de base pour la calibration d’applications au problème du changement climatique de travaux théoriques divers, sur le débat prix-quantités (Newell et Pizer, 2003) par exemple. Enfin, des travaux récents y intégrent le changement induit par la R&D .
Dans tous ces travaux, la répartition dans le temps des efforts de réduction et de leurs coûts est indissociable des résultats numériques obtenus pour les questions spécifiques qu’ils abordent. Pourtant, le problème posé par l’absence de représentation du changement des émissions tendancielles ne semble pas être objet de débat.
Les débats autour de l’inertie et du changement technique induit
Plusieurs mécanismes expliquent comment les décisions actuelles peuvent entraîner une réduction des émissions futures. Dans le cadre de la modélisation, on peut en identifier trois principaux (voir FIG 1.2) : la recherche et développement (R&D) ; l’apprentissage (learningby-doing) ; et la durabilité des capitaux, équipements et des habitudes résultant des décisions actuelles. Les deux premiers (R&D et LBD) participent de la notion plus large de « changement technique induit » ; et on a expliqué comment les deux derniers composent conjointement ce que l’on désigne ici du terme d’« inertie ». Le problème qui se pose au modélisateur est donc de choisir lequel (ou lesquels) d’entre eux il représentera afin d’augmenter la pertinence de son modèle. Il est difficile de déterminer a priori lequel d’entre eux incorporer. Aussi les expériences de modélisation menées ont pu donner des résultats qui surprenaient leurs auteurs — ainsi Nordhaus (2002) lorsqu’il trouve que la R&D contribue relativement peu à modifier la trajectoire d’émissions. Dans cette section, nous allons revenir sur les résultats obtenus par différents auteurs concernant la question du tempo de l’abattement selon le mécanisme qu’ils incorporent. Surtout, nous nous attacherons à interpréter leurs différences, ce qui nous amènera à conclure à l’intérêt d’une représentation de l’inertie plutôt qu’à celle du changement technique induit.
Inertie et « tempo » de la politique d’abattement
La controverse Wigley, Richels, Edmonds / Ha-Duong, Grubb, Hourcade
L’importance de l’inertie de l’économie pour le choix de politique d’abattement a été au cœur d’une controverse sur la nécessité de procéder rapidement à des réductions d’émissions. Grubb, Chapuis et Ha-Duong (1995) présentent un modèle où le coût de l’écart aux émissions de référence dépend non seulement de cet écart (comme dans DICE) mais aussi du taux d’évolution de cet écart depuis la période précédente. Il y a donc un coût à changer brutalement de trajectoire. Leurs simulations montrent que plus la part relative de l’inertie dans les coûts est importante, plus il est avantageux (en coût-bénéfice) de réduire les émissions : une fois «vaincue» l’inertie de l’économie, il est possible d’abattre à un coût relativement modeste. La période de «démarrage» où l’effort reste plus faible qu’en l’absence d’inertie est courte (de 5 à 15 ans). Ha-Duong, Grubb et Hourcade (1997) ont étendu cette analyse avec un modèle comparable (le modèle DIAM) et en prenant en compte l’incertitude qui porte sur les dommages climatiques. La combination de l’inertie et de l’incertain montre qu’il est très coûteux de trop retarder l’abattement : l’obtention d’une information négative sur le climat pourra rendre souhaitable un effort très important dans l’avenir, mais, en même temps, celui-ci sera très coûteux à cause de l’inertie si les efforts d’abattement précédents ont été trop modestes. La trajectoire d’abattement optimal présente un «arbitrage» en faveur d’un effort immédiat, qui impose un coût certain plus élevé dans un premier temps mais permet de réduire considérablement le coût des aléas défavorables («hedging»). Ce travail permettait de tempérer les résultats de (Wigley et al., 1996, «WRE») qui contestaient la nécessité d’un effort de réduction immédiat, implicites aux scénarios de stabilisation du GIEC de 1994 (IPCC, 1994). Ces deux exercices (Grubb et al., 1995; Ha-Duong et al., 1997) ont un objectif illustratif. Ils suggèrent un intervalle de valeurs plausibles pour le paramètre d’inertie du modèle mais ne prétendent pas fournir de véritable calibration du comportement du modèle ou de la fonction elle-même. Une calibration est a priori rendue difficile parce que ce paramètre porte directement sur la fonction de coût. Il s’agit en effet d’un modèle en équilibre partiel (ce qui en soi est légitime, voir la discussion dans Grubb et al., 1995, note 9) et dont les coûts sont directement calculés en comparant la trajectoire d’émissions de référence et la trajectoire d’émissions optimale.
Les conséquences sectorielles
Lecocq, Hourcade et Ha-Duong (1998) prolongent l’étude de l’effet combiné de l’incertitude et de l’inertie dans un modèle mondial à deux secteurs dont les inerties sont différentes (une version du modèle STARTS). Le modèle représente des générations de capital. A chacune d’elle, un facteur d’émissions est associé. L’abattement est effectué en acquérant et mettant en service du capital moins émetteur que dans le scénario de référence, ce qui implique un surcoût. L’inertie provient de la durée de vie du capital. Les résultats obtenus montrent que des efforts doivent être entrepris immédiatement dans le secteur rigide. En cas de report de cet effort, la correction de trajectoire d’émissions qui devra être faite à l’avenir aura un coût très important et devra être effectuée principalement par le secteur flexible. Ces résultats suggèrent que la distinction entre effort et action faite par WRE doit aussi s’interpréter comme une répartition de l’effort futur entre secteur flexible et secteur rigide.
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Table des matières
Introduction générale
1 Inertie, changement induit et profil de l’abattement
1.1 Introduction
1.2 Profil de l’abattement et inertie
1.3 Les débats autour de l’inertie et du changement technique induit
1.4 Les modèles employés: DICE et DISCERNI
1.5 Définition des scénarios : optimum, référence, tendance
1.6 Une proposition de représentation de l’inertie
1.7 Conclusion. Conséquences de l’inertie pour l’instrument taxe carbone
Annexes
1.8 Coût marginal dynamique et instantané (dépense marginale d’abatement)
1.9 Coût marginal et taxe carbone dans le modèle DICE
1.10 Capital et calibration de la dynamique de l’intensité carbone
1.11 Générations de capital, input énergétique explicite et intensité carbone
Références
2 Différence entre dépenses marginales des secteurs et coût marginal uniforme
2.1 Introduction
2.2 Modèles statiques de taxation optimale d’une pollution
2.3 Conséquence de l’inertie: des coûts d’abattement instantanés différents
2.4 Récapitulatif
2.5 Incertitudes et inertie
Références
3 Effet de précaution et variation de la valeur de l’information
3.1 Introduction
3.2 The standard model of decision with learning
3.3 Learning effect and value of information
3.4 Extension to active learning and stochastic evolution
3.5 Value of information as a key to the irreversibility literature
3.6 Illustration with a modified stochastic version of DICE
3.7 Conclusion
3.8 Appendix: proofs
3.9 Appendix: Comparison of arg max
3.10 Appendix: proofs
3.11 Appendix: extension of Ulph and Ulph’s result
3.12 Appendix: Details for the numerical model
Références
4 Sensors and separability conditions for the Radner-Stiglitz Theorem
4.1 Introduction
4.2 The original problem
4.3 Problem restatement with sensors
4.4 Conditions on the information structure
4.5 Conditions on both the information structure and the optimization data
4.6 A general class of examples
4.7 Summary and conclusion
4.8 Appendix: recalls on signed measures
4.9 Appendix: recalls on sensors
4.10 Computations with sensors
4.11 Proofs
Références
Bibliographie
Annexes
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