Incarner la parole : figures du Christ dans la prédication allemande de Maître Eckhart

LA CHRISTOLOGIE, PARENT PAUVRE DES ÉTUDES ECKHARTIENNES

Mais avant d’examiner plus avant les quelques hypothèses qui ont pu être élaborées sur la christologie d’Eckhart, leur intérêt et leurs limites, il convient de s’interroger sur la place périphérique de la christologie dans les études eckhartiennes. Comment expliquer que, bien que la figure du Christ tienne dans l’œuvre de Maître Eckhart une place centrale, le nombre d’études qui lui ait été jusqu’à présent consacrées soit si réduit ? Le constat dont nous sommes partis doit avoir des explications. Lesquelles ? Nous formulerons ici deux hypothèses.

La première raison pour laquelle la christologie a souvent été reléguée à une place périphérique est qu’il n’y a pas chez maître Eckhart de christologie qu’on pourrait dire « clefs en mains », comme on la trouve par exemple chez le grand prédécesseur dominicain d’Eckhart, à savoir Saint Thomas d’Aquin dans la Première Section de la Troisième Partie de la Somme théologique (Questions 1 à 59). Dans cette séquence, qui constitue un traité de christologie systématique venant s’inscrire dans l’architecture générale de la Somme mais qui peut être lu pour lui-même, se trouve en effet développé un nombre de questions considérables qui suivent pas à pas les textes des Évangiles et les différents épisodes de la vie du Christ (incarnation, vie publique, rencontres, miracles, prédication, passion, mort, résurrection, etc.). La christologie de Saint Thomas d’Aquin est, à l’image de l’ensemble de son œuvre, monumentale et elle a de fait suscité des études monumentales . Rien de tel chez Maître Eckhart : on ne peut pas trouver une section ou une partie de son œuvre dans laquelle il livrerait sa pensée christologique. Il n’a écrit aucun traité spécifiquement consacré à la christologie en tant que telle, ce qui constitue d’ailleurs un trait de ressemblance tout à fait frappant avec Saint Augustin dont la christologie constitue sans doute une source d’influence majeure pour Eckhart : le Christ irradie l’ensemble de la vie et de l’œuvre de l’auteur des Confessions sans être pour autant localisé et circonscrit comme un objet de discours dans un traité particulier qui lui serait consacré .

Certes, on peut bien sûr citer le Commentaire sur l’Évangile de Jean dans l’œuvre latine qui constitue une exception notable. Cependant, le texte n’est pas encore traduit intégralement en français, même s’il l’est en italien et l’on a par ailleurs généralement tendance à se focaliser surtout sur le commentaire du « Prologue », très spéculatif, abstrait et très axé sur la question de la théologie du Verbe (voir OLME, VI). Contrairement à son alter ego dominicain, Eckhart ne semble globalement pas ressentir le besoin de suivre pas à pas le Christ des Évangiles et de commenter ses faits, gestes et paroles de manière systématique pour nous livrer une christologie « clefs en mains », ainsi que nous le disions auparavant . La christologie d’Eckhart est dispersée et fragmentaire, elle impose une reconstruction et une mise en perspective de plusieurs passages de l’œuvre, peut-être d’abord et surtout de l’œuvre allemande, en particulier des sermons dont il va être majoritairement question dans cette étude, puisqu’il semble bien que ce soit dans sa prédication allemande qu’Eckhart livre sa pensée la plus personnelle et la plus originale sur cette question du Christ .

La deuxième raison qui a pu contribuer à produire une marginalisation de la christologie dans les études eckhartiennes tient à la réception de l’œuvre du Thuringien ellemême. En effet, les schèmes interprétatifs dominants ont conduit, notamment à la suite de certains grands commentateurs comme le théologien orthodoxe Vladimir Lossky (1903- 1958), à mettre au premier plan les thématiques de l’apophatisme et de la théologie négative qui restent, encore aujourd’hui, dans l’inconscient intellectuel et culturel, la marque de fabrique de la pensée de Maître Eckhart. Les gens qui ne le connaissent pas mais ont un peu entendu parler de lui savent, globalement, que c’était un philosophe mystique qui était fasciné par le néant (ce qui est faux) et qu’il pensait que Dieu était inatteignable par le langage (ce qui est vrai). Peu de place donc pour la christologie dans cette configuration intellectuelle qui fait de la pensée d’Eckhart un maillon entre la Théologie mystique du pseudo Denys et certains courants du bouddhisme zen : la question de la figure du Christ est purement et simplement laissée de côté. De toute façon, le geste d’Eckhart ne consiste-t-il pas à court-circuiter toutes les médiations pour viser l’expérience du fond sans fond de la déité, identique elle-même au fond incréé de l’âme, au-delà des trois personnes de la Trinité ? Quel besoin dès lors d’un médiateur, fût-il « le » Médiateur avec un grand « M » ?

LECTURES CHRISTOLOGIQUES D’ECKHART (1) : L’HYPOTHÈSE DE LA « CHRISTOLOGIE FONCTIONNELLE » DE RICHARD SCHNEIDER

Il nous faut à présent, pour terminer cet état des lieux de la christologie chez Eckhart, évoquer quelques lectures christologiques qui ont été faites du maître rhénan. Car si la bibliographie est mince sur le sujet, elle n’est pas pour autant inexistante. La christologie d’Eckhart a, en effet, fait l’objet de quelques études. Nous allons nous intéresser à deux d’entre elles et tenter de résumer leur apport. L’article le plus ancien sur le sujet est aussi sans doute l’article fondateur. Il s’agit de l’article de 1968 de Richard Schneider (né en 1933) intitulé « La Christologie fonctionnelle de Maître Eckhart ». L’auteur s’interroge sur la place du Christ chez Eckhart. Dans la mesure où celui-ci était un théologien chrétien, comment comprenait-il la révélation du Christ ? Quelle idée se faisait-il du Christ ? « Le Christ était-il seulement une question secondaire dans ses spéculations philosophiques et théologiques ou bien le Christ occupait-il une place centrale dans sa théologie et sa philosophie ? » (291). Selon R. Schneider, la christologie d’Eckhart n’est pas une christologie ontologique qui traiterait de l’union hypostatique des deux natures (humaine et divine) dans le Christ ; c’est une christologie fonctionnelle qui entend avant tout analyser la figure du Christ « du point de vue de sa signification et de sa fonction dans la relation entre Dieu, l’homme et le monde » (293). Cet adjectif « fonctionnel » sur lequel R. Schneider fonde toute son hypothèse et sa dense et longue argumentation doit sans aucun doute être replacé dans le contexte intellectuel de la fin des années 1960, l’article datant de 1968. À ce moment-là, en sciences humaines (notamment en anthropologie, en sociologie et en linguistique), le fonctionnalisme qui s’identifie peu ou prou avec le structuralisme, désigne l’idée selon laquelle chaque élément d’un ensemble prend son sens par rapport à la fonction qu’il remplit dans ledit ensemble. Il faudrait donc sans doute, mais nous nous contentons de l’indiquer de manière incidente car cela n’entre pas directement dans notre réflexion, réfléchir sur les effets qu’a pu produire le modèle fonctionnaliste sur la théologie et les études religieuses en général, l’article de R. Schneider offrant sur ce terrain un bon exemple.

Quoi qu’il en soit, notre auteur développe cette hypothèse de départ selon quatre directions : la relation éternelle du Verbe au Père et à Son Esprit (293-301), la fonction cosmique du Verbe (301-305), la signification salvifique du Christ (306-315) et, enfin, la fonction du Christ dans l’expérience mystique de l’homme (315-322). Le Christ revêt donc chez Eckhart une fonction triple, en plus de son rôle en tant que personne contribuant à la dynamique trinitaire : cosmique, salvifique et mystique. Résumons.

La relation éternelle du Verbe au Père et à Son Esprit

La première partie de l’article relève davantage de la théologie du Verbe que de la christologie au sens strict même si on sait bien que chez Eckhart (comme chez d’autres auteurs, d’ailleurs) les deux sont liées et communiquent. Le Christ, en tant que seconde hypostase de la trinité, n’est-il pas le Verbe incarné ? Cette première partie de l’article entend aborder la question du Christ chez Eckhart à partir de la théologie trinitaire en étudiant sa place dans la dynamique trinitaire. C’est donc avant tout à travers la figure du Fils que le Christ est étudié dans cette partie. R. Schneider commence par analyser les caractéristiques de l’engendrement du Fils par le Père selon Eckhart et en dénombre trois. Cet engendrement est éternel, puisqu’il se fait hors du temps. Eckhart écrit en effet du Christ dans son Commentaire de l’Évangile de Jean qu’il est toujours en train de naître et toujours né, « semper nascitur, semper natus est » (LW III, 8).

Cet engendrement ne procède pas de manière externe comme la création qui suppose une séparation entre Celui qui crée (Dieu) et l’objet créé (le monde, les créatures, etc.). Il s’agit, dit R. Schneider, d’une « une procession à l’intérieur de l’unité absolue du Père » (294). Il n’y a donc pas de séparation, en raison de leur unité substantielle, entre le Père et le Fils. Il y a certes une distinction personnelle mais pas de différence d’identité : « le Fils est une autre personne (alius) et non une autre réalité ou chose (aliud), puisque personne ne peut s’engendrer soi-même » (294). Ou pour le dire autrement : « En engendrant le Fils le Père produit une personne qui est comme Lui sous tous les rapports si ce n’est la paternité » (ibid.). Le mouvement par lequel le Père engendre son Fils est un mouvement d’amour qui introduit donc la troisième personne de la Trinité, à savoir l’Esprit Saint même s’il existe par ailleurs un amour entre Père et Fils indépendamment de l’Esprit. La relation Père-Fils est abordée sous l’angle du rapport producens/productum, principium/principiatum, le principiatum étant la manifestation du principe, ce par quoi il se rend visible (on pense à la question de l’incarnation). Ces considérations conduisent Maitre Eckhart à une autre manière d’analyser la relation Père/Fils à l’intérieur de la Trinité : à travers le rapport entre Intellect divin (Père) et Verbe divin (Fils). Ce rapport Intellect/Verbe permet d’appréhender toujours l’unité et la distinction qu’il y a entre Père et Fils et qui constitue le nœud central de leur relation : « Cette procession du Fils en tant que Verbe de Dieu est ainsi vue comme une sorte de génération intellectuelle qui contraste avec la génération naturelle, un mouvement interne et non externe. C’est un mouvement universalisant, unifiant » (296). Le Christ peut aussi être vu comme image éternelle du Père . « Le Christ en tant qu’image du Père est l’expression pleine et entière du Père » (ibid.). Dans le Commentaire sur l’Évangile de Jean (14, 11 et 10, 30), l’unité et la distinction entre Père et Fils sont sans cesse mises en valeur. « Moi et le Père sommes un » (10, 30). « Sommes » renvoie à une pluralité et « un » à une unité. « La forme plurielle du verbe exprime le fait que malgré cette unité la distinction entre le Père et son image demeure dans la mesure où Il exprime et produit l’image et dans la mesure où cette image est exprimée et produite par le Père. […] Puisque le Fils est l’image parfaite du Père et l’expression totale du Père, il n’y a pas d’autre image divine en plus de Lui » (297).

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Table des matières

INTRODUCTION
ABRÉVIATIONS ET TRADUCTIONS UTILISÉES
INTRODUCTION MAÎTRE ECKHART ET LA CHRISTOLOGIE : ÉTAT DES LIEUX
1-La christologie, parent pauvre des études eckhartiennes
2-Lectures christologiques d’Eckhart (1) : l’hypothèse de la « christologie fonctionnelle » de Richard Schneider
3- Lectures christologiques d’Eckhart (2) : le christ d’eckhart selon edouard-henri weber
4-ECKHART, SUSO, TAULER ET LA QUESTION DU CHRIST : SPECULATION CONTRE EXPERIENCE ?
CHAPITRE I SITUATION DE LA CHRISTOLOGIE MÉDIÉVALE
1-Au commencement était la christologie conciliaire
2-La christologie médiévale
3 – La christologie d’Eckhart est-elle hérétique ? Quelques réflexions sur la bulle In Agro Dominico
CHAPITRE II CHRISTOLOGIE ET PRÉDICATION AU MOYEN ÂGE
1-La prédication au Moyen Âge
2 -La prédication au Moyen Âge : éléments historiques
3-Les formes du sermon médiéval
4-Techniques et méthodes du sermon médiéval
5-Thématiques des sermons médiévaux : quelques éléments
6-Qu’est-ce qu’un sermon au Moyen Âge ? Eléments de définition
7-Maître Eckhart et le renouveau de la prédication
8 – Prédication, parole et existence : L’apport augustinien dans la prédication d’Eckhart
8-1 L’expérience du prédicateur chez Augustin et Eckhart
8-2 Comment prêcher ? La méthode de prédication selon Augustin et Eckhart
8-3 La finalité de la prédication chez Augustin et Eckhart : la naissance du « Maître intérieur » dans l’âme
CHAPITRE III L’ENRACINEMENT CHRISTOLOGIQUE DE L’EXPERIENCE DE PENSEE D’ECKHART
1 – La christologie comme point d’articulation existentiel entre l’anthropologie d’Eckhart et sa théologie
2- Humilité et détachement : deux vertus christiques
3- Filiation divine et divinisation de l’homme : enjeux christologiques
Chapitre IV Maître Eckhart et le Christ des Évangiles (1) : les marchands du temple (Sermon 1)
§1Sens général de l’épisode : l’âme doit viser la vacuité
§2 Critique du mercantilisme spirituel
§3 Ne rien attendre en retour : condition de l’union à Dieu
§4 Les tourterelles : anatomie d’un détail ambigu
§5 (1/2) La lumière sans mélange de la vacuité
§5 (2/2) La résonance de la parole dans le fond de l’âme
§6 La révélation du Christ dans et par la parole
§7 La parole du Christ comme sagesse et connaissance de soi
§8 et dernier L’homme rassemblé en lui-même
Chapitre V Maître Eckhart et le Christ des Évangiles (2) : Résurrection du fils de la veuve de Naïm (Sermons 18, 42 et 43)
1- Le Sermon 18 : première prédication d’Eckhart sur la résurrection du fils de la veuve de Naïm
§1 Introduction : rappel de l’épisode
§2 La ville, image de l’âme
§3 Simplicité et limpidité de Dieu
§ 4 L’infusion trinitaire : théorie de la tisane spirituelle
§5 Les disciples, la foule, la porte
§6 La mort dans l’âme
§7 Puissance surnaturelle de la parole
2 – Le Sermon 42 : deuxième prédication d’Eckhart sur la résurrection du fils de la veuve de naîm
§1 Introduction : rappel de l’épisode
§2 « Un quelque chose dans l’âme » : construction d’une digression
§3 Au-delà de l’entendement et du désir
§4 Notre jeunesse
§5 « Non, rien de rien… »
§6 Détachement et engendrement du fils dans l’âme : acheminements vers la parole
§7-9 Le « dire de dieu » : retour final à l’épisode et conclusion
3 – Le Sermon 43 : troisième prédication d’Eckhart sur la résurrection du fils de la veuve de Naïm
§1 Rappel de l’épisode
§2 La veuve, image de l’âme
§3 Détachement et fécondité
§4 Parole, vie et naissance
§5-6 Naissance éternelle et jeunesse éternelle
§7 1/2 La grâce et « le chef de l’âme »
§7 2/2 « L’âme est plus noble que le ciel »
§ 8 et dernier Union à Dieu et image de Dieu
§1 Rappel de l’épisode
§2 Deux brèves remarques pour commencer
§3 (1/2) Pourquoi Marie-Madeleine est-elle restée sans crainte à côté du tombeau du Christ ?
§3 (1/2) Pourquoi Marie-Madeleine est-elle restée sans crainte à côté du tombeau du Christ ?
§4 Pourquoi Marie-Madeleine se tient-elle debout devant le tombeau du Christ ?
§6-7 Pourquoi Marie-Madeleine ne voit-elle pas le Christ ?
CONCLUSION

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