« […] Un masque ? La barbarie nazie n’en avait généralement pas besoin. Cependant, avec la “ Solution finale de la question juive ”, l’entreprise criminelle était d’une ampleur telle qu’il fallut imaginer un subterfuge pour tromper à la fois les victimes et le monde extérieur. Ce fut le rôle de Theresienstadt, pièce maîtresse d’un stratagème dont l’audace n’eut d’égal que le cynisme . » Ultime étape avant la déportation vers les camps situés plus à l’Est, ce camp a d’abord servi de lieu de transit et de rassemblement. Pensé comme un véritable trompel’œil, ce camp était aussi présenté comme un « ghetto modèle » servant ainsi aux autorités nazies à dissimuler au monde entier l’inimaginable réalité du génocide. Pourtant et malgré ses traits si singuliers, peu d’ouvrages sont aujourd’hui édités en français sur le sujet.
Située à une soixantaine de kilomètres au Nord de Prague, Terezìn est une citadelle fondée en 1780 par l’empereur d’Autriche Jospeh II. Elle est en réalité l’addition de deux structures distinctes l’une de l’autre. La première est un petit fort situé à l’Est de la ville. Fortification d’abord destinée à garder la voie fluviale de l’Elbe, tout en servant d’écluse au système d’irrigation du fort, elle est convertie en prison militaire peu de temps après son achèvement, fonction qu’elle conserva durant la Seconde Guerre mondiale. La seconde entité, en réalité l’ancien ghetto de Terezìn, est située à quelques centaines de mètres de là. Citadelle close par d’épais remparts, elle est disposée selon un plan géométrique avec une place centrale. Ces caractéristiques facilitant le contrôle des hommes et de l’espace ont sans doute fait naître aux autorités nazies l’idée de sa transformation en ghetto pour les Juifs : Theresienstadt. Il fut créé le 24 novembre 1941 en tant que « camp de regroupement et de passage pour la population juive ». Au cours de l’année 1942, les habitants sont forcés de quitter la ville. Celleci est alors transformée en un véritable ghetto au sein duquel 155 000 personnes furent déportées durant la guerre.
Au-delà de sa fonction d’enfermement et de regroupement, Theresienstadt est l’objet d’une vaste entreprise d’imposture. De manière à masquer la réalité des camps, les autorités nazies s’attachent à minutieusement cacher la vérité de ce qui s’y passe dans le secret le plus absolu. Mais la tromperie est double. Le ghetto de Theresienstadt est aussi le lieu de la fabrication d’un faux-semblant qui doit paraître le plus vraisemblable possible au regard du monde extérieur, et ainsi contribuer à la fabrication d’un inimaginable, d’un impensable. Toute une imagerie d’un « ghetto modèle » est alors élaborée et diffusée. En vue de la visite de la délégation de la Croix Rouge qui devait servir les intérêts de la propagande du Reich, des projets d’embellissement et de mise en scène sont également entrepris: mise en place de véritables décors factices, mise en scène de la banalité de la vie quotidienne d’une « communauté juive autonome », et réalisation de films de propagande. Ce Subterfuge a eu raison des suspicions du monde extérieur. Comment Maurice Rossel, alors délégué de la Croix-Rouge et en charge de la visite du camp, a-t-il pu être aveuglé au point de ne rien voir ? De quelles manières cette entreprise d’imposture a-t-elle été fabriquée et orchestrée? En quoi la ville de Terezìn, plus qu’un autre lieu, était-elle propice à une telle manipulation de l’espace?
Cette étude pose aussi la question sous-jacente et plus générale du rapport entretenu par les sociétés à l’espace en tant que matériau de la vraisemblance. L’architecture de l’espace peut-elle en effet contribuer à créer l’illusion d’un faux semblant ? L’organisation actuelle des villes semble soulever toutes ces questions. Dans l’ouvrage La Société du spectacle, Guy Debord envisage la société comme une vaste mise en scène quotidienne de notre réalité, de ce qui nous entoure. Dans les ouvrages Lieux et non lieux et Spectacle et Société, Jean Duvignaud questionne l’idée d’une scénographie généralisée de l’espace et plus précisément de celle du « huis-clos de la ville » qui instrumentaliserait ses usagers : « […] dans la ville émerge la représentation imaginaire. Seule la ville, au milieu de son espace, organise un lieu où se jetteront les figures de la fiction . » Il s’agit donc de porter une réflexion sur ce qui rend si difficile la distinction de la réalité d’un lieu par rapport aux illusions évidentes qui le composent. Remplir le vide avec du faux ? S’attacher à préserver l’irréalité d’un vide ? Le développement actuel de la ville de Terezìn – trace d’une imposture passée – paraît à ce titre s’inscrire profondément dans le cadre de cette réflexion.
PREAMBULE & DISTINCTIONS TERMINOLOGIQUES
J’amorce ce travail d’écriture par une première tentative de distinctions terminologiques. La définition précise de mon sujet a en effet évolué au fil de mes recherches et réflexions. De l’idée de tromperie à celle de subterfuge, en passant par celles d’illusion et de fauxsemblant, c’est autant de notions qu’il a fallu définir, distinguer, articuler. Au final, la question de l’imposture m’a semblé constituer le point central de ma réflexion tant par le statut particulier qu’elle revêt par rapport aux autres notions que par son intime relation qu’elle entretient avec l’espace. Aussi, la recherche de sa signification m’a permis d’entrevoir à quel point la question de la clôture ne se limitait pas seulement à celle de l’espace physique contraint mais aussi à celle d’un imaginaire. Voici une synthèse de cette recherche distinguant trois registres principaux et réalisée pour une grande partie à l’aide du Dictionnaire Culturel de la langue française d’Alain Rey. Placée en préambule, cette première approche terminologique m’a ainsi permis de prendre toute la mesure des nombreuses interrogations sous-jacentes que pose l’étude du ghetto de Theresienstadt.
La fausseté. Il existe de nombreuses distinctions de définitions entre duperie, illusion, imposture, leurre, dissimulation, simulation, simulacre, subterfuge, tromperie, et trompe-l’œil, chacune de ces notions signifiant à la fois une action singulière mais aussi le résultat de celle-ci. Malgré ces différences, tous ces termes semblent pourtant être intimement liés à la question de la fausseté, c’est-à-dire au caractère d’une chose fausse, contraire à la vérité et à la réalité. Fausseté d’un point de vue, fausseté d’une idée, fausseté d’une perception. Au-delà de cette signification, la fausseté relève aussi de ce qui est contraire à la franchise, sorte de dissimulation des pensées pour mieux en tirer parti : le mensonge. Dans le cadre de mon sujet, il s’agira de concentrer principalement ma réflexion sur ce second sens, celui de quelque chose qui n’est pas ce qu’elle veut paraître trompant délibérément. En effet, durant la seconde guerre mondiale, Theresienstadt a été l’objet de l’élaboration d’une fausseté préméditée et orchestrée par les nazis. Il convient donc de ne pas considérer le sujet seulement comme l’analyse de l’écart séparant le faux du réel, mais aussi de prendre en compte la question sous-jacente de sa fabrication.
L’illusion. C’est en fait une première forme de déplacement du réel dansla fausseté. Consistant à forcer une interprétation erronée de la perception de faits ou d’objets réels par l’élaboration d’une fausse apparence, elle est mise en place par de multiples formes et artifices. Illusions du déjà-vu, de la fausse reconnaissance, du mirage, du rêve, du songe, de l’enchantement, du trucage, du tour d’adresse… etc. Dans Le Spleen de Paris, XXX., Baudelaire évoque d’ailleurs la surabondance de ce phénomène : « Les illusions […] sont aussi innombrables, peut-être, que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire quand nous voyons l’être ou le fait tel qu’il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réel ». Forme d’opinion fausse et de croyance erronée que forme l’esprit et qui l’abuse par son caractère séduisant, l’illusion peut aussi relever de la chimère, de l’espoir, du fantasme, du leurre, du rêve. A ce sujet, l’idée de se complaire dans l’illusion est souvent employée, l’homme s’ennourrissant sans cesse. Bien souvent,cela revient à confier à la réalité une apparence flatteuse, avantageuse. Illusionner. Séduire. Tromper. Eblouir. Epater.
Ces prises de distance avec la réalité sont créées, conditionnés, et rendus possibles au moyen de nombreux procédés. C’est par exemple le cas du leurre, artifice servant à attirer quelqu’un pour le tromper. Il consiste à la mise en place d’un piège prédéfini. A la pêche, il est matérialisé par une amorce factice munie d’un ou plusieurs hameçons lancé et destiné à simuler la présence de cibles. Attirer pour mieux tromper. C’est aussi le cas de la dissimulation, artifice consistant à cacher et à camoufler des sentiments, des pensées, des cachotteries. Ce procédé semble davantage relever de la duplicité et de la sournoiserie. La simulation est davantage de l’ordre de la comédie, de la feinte, de l’imitation, du déguisement. Ce stratège vise très clairement à stimuler le comportement observé d’un autre. Le simulacre consiste à évoquer au moyen d’images. Rendre compte d’une apparence sensible qui se donne pour une réalité. Par ce jeu d’imitation et de simulation, l’illusion est alors créée. La tromperie est le fait d’induire volontairement en erreur par des paroles ou des actes, et de déterminer une illusion par la fausse apparence. C’est le cas du trompe-l’œil, visant à créer, par des artifices de perspective, l’illusion d’objets réels en relief. Il est une forme extrême du réalisme rendant difficilement lisible la distinction entre le réel et l’illusion. Enfin, lesubterfuge correspond à un moyen habile et détourné pour échapper à une situation, pour se tirer d’embarras : « Un gouvernement […] résolu à entraîner son peuple dans la guerre trouve toujours un subterfuge pour être attaqué, ou pour le paraître . » Echappatoire, faux-fuyant.
THERESIENSTADT, ESPACE CONCENTRATIONNAIRE
Maillon constitutif de l’entreprise nazie d’extermination du peuple juif, Terezin revêt à la fois les traits communs aux autres appareils génocidaires du dispositif nazi, mais aussi ceux d’un lieu à part entière. Les raisons sont multiples : un environnement singulier, une histoire riche, une configuration spatiale complexe, de nombreuses fonctions assignées, et une gestion différant de celle mise en place dans les autres camps. Résultant de logiques paraissant d’abord contradictoires, ces dispositifs s’inscrivent pourtant dans un processus global pensé, maîtrisé, et contrôlé par les autorités nazies.
Dénomination d’un lieu
• Terezìn, Theresienstadt
Ce qu’on appelle Terezìn est la ville située au Nord-Ouest de la République Tchèque. Cette ville est aussi couramment dénommée Theresienstadt. C’est en fait le nom allemand utilisé par les nazis pour désigner ce lieu, « Die Stadt » signifiant la ville en langue allemande. Cette dénomination a largement prédominé pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, bien qu’administrativement la ville soit nommée Terezìn, il semble que l’appellation « Theresienstadt » évoque plus profondément le passé de la ville.
• La « Grande forteresse » et le « Petit fort »
Par ailleurs, cette ville fut composée de deux typologies d’enfermement fonctionnant distinctement l’une de l’autre. C’est sans doute l’une des raisons pour laquelle il est souvent difficile de nommer précisément ces lieux. Est appelée « Petite Forteresse de Terezìn » ou « Petit Fort » l’ancienne prison située à l’Ouest de la ville. Cette petite citadelle est aujourd’hui préservée comme musée et lieu de mémoire. Est appelé « Grande forteresse de Terezìn » l’ancien ghetto situé au sein de la grande citadelle. Cette dernière est aujourd’hui à nouveau habitée par environ deux mille résidents. Avant la Seconde Guerre mondiale, sept mille personnes habitaient dans cette citadelle.
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Table des matières
Introduction
Préambule et distinctions terminologiques
THERESIENSTADT, ESPACE CONCENTRATIONNAIRE
Toponymie et dénomination d’un lieu
Un environnement « exceptionnel »
• Une localisation stratégique
• La Bohême, un « paradis terrestre » ?
• Des lieux chargés d’histoire
• Le ghetto et la prison : une organisation duale
Theresienstadt (1939-1945)
• Fonctions et déportations
• « Autogestion » et « privilèges »
THERESIENSTADT, LIEU DE L’IMPOSTURE
De la réalité à l’illusion : la fabrication d’une image
• Theresienstadt, « station thermale »
• Du « ghetto modèle » au « Village Potemkin »
• La fabrication d’un impensable
De l’illusion à l’imposture : la mise en scène de l’image
• Un lieu visité
• Un lieu « cinématographié »
Theresienstadt, lieu de l’ambiguïté permanente
• Une ville « presque normale »
• La vie artistique au service de l’imposture ?
Récit de la visite réalisée le 24 juin 2011
TEREZÌN, EMPREINTE DE L’IMPOSTURE
La ville, lieu de l’imposture ?
• La ville, objet de toutes les fascinations ?
• La ville, le lieu du virtuel?
• Terezìn, la « muséification » d’un lieu en question
L’imposture, un mensonge nécessaire ?
• Une nécessaire prise de distance avec la réalité ?
• L’imposture, catalyseur d’un visible ?
• Trace de l’imposture : le paradoxe de Terezìn
Conclusion