Cette thèse porte sur la façon dont s‟articulent des logiques induites par la mondialisation agricole, la féminisation du marché du travail et les politiques migratoires, dans un secteur d‟emploi bien délimité, la fraisiculture intensive dans la province de Huelva en Espagne. En y étudiant le mode saisonnier de mobilisation de main-d‟œuvre, elle vise à mettre en relation le contrôle de la mobilité des travailleurs développé dans ce secteur, les conditions locales qui rendent disponible une population féminine pour l‟émigration, et les stratégies personnelles des travailleuses, se traduisant notamment par des comportements que les discours patronaux désignent comme des « fuites ».
L‟étude empirique portera sur les conditions de recrutement et d‟emploi de saisonnières marocaines sous contrat temporaires dans un marché du travail très particulier, mais aussi à bien des égards exemplaire de la globalisation des marchés productifs et des marchés de main-d‟œuvre dans le secteur agricole. Sur le marché international, l‟Andalousie est aujourd‟hui la première zone exportatrice de produits maraîchers pour l‟ensemble de l‟Europe. Au sein de ce système agricole, la culture de la fraise dans la province de Huelva connaît, depuis les années 1980, un extraordinaire développement. Cette spécialisation tient à la capacité des agriculteurs locaux à produire, de janvier à avril, grâce à des techniques et des variétés importées de Californie, des fraises précoces qui seront exportées dans toute l‟Europe. Cette culture, implantée sur une terre naturellement pauvre, nécessite de nombreux intrants : engrais, pesticides, semences, achetés aux multinationales de l‟agroalimentaire, investissements technologiques et emprunts financiers. L‟industrialisation de l‟agriculture locale s‟est inscrite dans le paysage, et les 7 000 hectares de monoculture sous serre donnent l‟impression au visiteur d‟être plongé au cœur d‟une mer de plastique. Pour être rentable malgré l‟importance des coûts intermédiaires, la production de « l‟or rouge » implique d‟employer à moindres frais des travailleursvenus d‟autres pays.Entre l‟augmentation du prix des semences et les pressions de la grande distribution, le producteur ne peut maintenir son exploitation qu‟en disposant d‟une force de travail flexible et bon marché. L‟immigration devient un facteur clé de rentabilité, et les travailleurs étrangers un «intrant » de plus. Ainsi, les journaliers andalous d‟autrefois qui assuraient la récolte pendant les années 1980 ont cédé la place, dans les années 1990, à une immigration devenue d‟autant plus indispensable que les “nationaux” se dirigeaient alors vers d‟autres secteurs ou rejetaient les conditions de travail dégradées du jornalerismo agricole.Au début des années 2000, ces étrangers déjà présents sur le territoire espagnol ont été remplacés, à leur tour, par de nouveaux arrivants, le secteur fraisicole s’étant aménagé un canal sûr d’obtention de main-d‟œuvre, via la mise en œuvre d‟un programme de migration temporaire, la contratación en origen. Ce programme répondait aux besoins locaux mais s‟inscrivait également dans la dynamique de promotion de ces programmes par la Commission européenne.
Une référence pour l’analyse du marché du travail au sein de la mondialisation agricole : le modèle californien
La fraisiculture de Huelva peut être appréhendée comme un segment d’une chaîne agroalimentaire mondialisée, selon le modèle bien étudié dans la situation californienne. « C’est sur ce territoire que s’est développé historiquement un modèle agricole fondé sur une concentration intensive de capital, la mobilisation d’importants contingents de main-d‟œuvre salariée et une minutieuse rationalisation productive qui a permis des accroissements substantiels à l’échelle de la production et de la circulation des fruits et légumes frais » (Pedreño et Quantara 2002 cités par García Azcárate 2004 : 11-12). Dans son « modèle californien », Jean-Pierre Berlan a mis ainsi l’accent sur les contraintes que cette forme d’agriculture intensive impose à l’agriculteur en termes de recrutement de main-d‟œuvre. Dans ces systèmes productifs, les contraintes sont telles que l‟exploitant doit pouvoir disposer d’une force de travail sûre, immédiatement mobilisable et démobilisable et qui ne soit payée que pour le temps qu’elle a travaillé. Ce modèle ressemble en partie à celui de l’agriculture intensive méditerranéenne définie comme ayant d‟importants besoin de main-d‟œuvre par hectare (intensive en main-d‟œuvre), et des besoins de travail très inégaux au long de l’année. Dans son analyse de la « californisation » de l’agriculture méditerranéenne, Berlan souligne l’importance des coûts de main d‟œuvre dans les cultures intensives (50 % en moyenne) et analyse par conséquent la réduction de ces coûts comme un objectif prioritaire de l’agriculteur. La spécialisation provinciale oblige à disposer des ressources correspondantes en main d‟œuvre : il doit donc exister un mécanisme totalement sûr qui permette de fournir aux agriculteurs les ouvriers dont ils ont besoin (Berlan 1987). Dans les cultures d’exportation, ces contraintes ont débouché sur une féminisation importante du marché du travail.
La féminisation du marché de l’emploi dans l’agriculture mondialisée : « L’avantage comparatif du désavantage des femmes »
De nombreuses études se sont penchées sur les conditions de vie et de travail des ouvrières agricoles travaillant dans les cultures destinées à l‟exportation implantées dans les pays du sud. Lorsque des capitaux étrangers investissent dans ces pays, à la recherche de terres et de maind‟œuvre bon marché, de régulations environnementales souples et de subventions (Raynolds et al. 1993) ils y emploient principalement des femmes. Cette embauche s‟inscrit généralement en continuité avec le travail que les femmes accomplissaient déjà dans l‟agriculture avant de telles implantations agricoles. Pour autant, l‟implantation de cette nouvelle forme de capitalisme change la donne, aussi bien quantitativement que qualitativement, et participe à une renégociation des rapports de classe et de genre dans la zone. Au début des années 80, Lourdes Arizpe et Josefina Aranda, dans un article qui est aujourd‟hui un classique, expliquent l‟embauche préférentielle d‟une main-d‟œuvre féminine par l‟avantage comparatif que tirent les firmes délocalisées du désavantage dont les femmes souffrent sur le marché du travail local du fait des normes traditionnelles de genre. En embauchant des femmes, l‟agrobusiness s‟appuie sur certaines caractéristiques sociales et culturelles des régions où il s‟implante, par exemple une forte croissance démographique, les traditions culturelles qui assignent un rôle soumis aux femmes, la structure familiale des communautés (Arizpe et Aranda 1981). Via cette analyse, Arizpe et Aranda fournissent une explication alternative aux affirmations naturalisantes qu‟on retrouve toujours dans les discours des employeurs selon lesquelles les femmes seraient plus délicates ou plus consciencieuses, ce qui serait à l’origine de leur recrutement pour certaines tâches féminisées comme la récolte, l’emballage et éventuellement la plantation. En mettant en œuvre de tels recrutements, les firmes cherchent à importer au sein des exploitations agricoles des formes de moralités familiales pour discipliner la force de travail (Collins 1995 : 229) et également, à s’appuyer sur l’organisation sociale de la famille élargie pour flexibiliser leur approvisionnement en main-d‟œuvre (Borgeaud Garciandia 2009). Mais si les auteures critiquent les conditions de vie et de travail dans les champs, comme les femmes elles-mêmes d‟ailleurs, elles reconnaissent qu‟un dilemme émerge lorsqu’on entend ces dernières affirmer être heureuses de travailler dans ces exploitations car cela leur permet de sortir de la routine quotidienne et de l‟enfermement au village. Cet article a ouvert la voie à une riche littérature anglo-saxonne et latinoaméricaine sur l‟usage du genre par l‟agrobusiness dans les pays du sud. Pour Gunawardana, la « féminisation de la force de travail » fait référence non seulement au fait que plus de femmes entrent sur le marché du travail mais aussi au fait que les hommes, les femmes et aussi les enfants sont soumis à des conditions d‟emploi qui étaient traditionnellement reléguées aux activités féminines : absence de syndicats, bas salaires et contrats temporaires de travail. Les images et les idéologies de genre ont été utilisées pour construire le travailleur désirable dans les industries d‟exportation (Gunawardana 2011). Cependant, même si l‟on observe une assez large féminisation du marché du travail dans les cultures tournées vers l‟exportation, Laura T. Raynolds rappelle qu‟il n‟y a pas de lien direct entre cette dernière et la précarisation de l‟emploi comme le suggèrent certains auteurs (Barndt 1999, Barrientos 1996, Lara Flores 1995). Si l‟emploi féminin est certainement en hausse et souvent associé avec l‟informalisation des relations de travail, Raynolds refuse de caractériser l‟emploi dans l‟agro-export par la féminisation car cela encourage une vision unidimensionnelle et trop déterministe de relations de production complexes et souvent contradictoires. Au-delà des inégalités de genre, les divisions basées sur l‟ethnicité et le statut juridique sont aussi exploitées depuis longtemps pour fabriquer une main-d‟œuvre dite « adéquate » (Bourgois 1989, Moberg 1996, Raynolds 2001). Comme l‟a montré Collins (1996), l‟agrobusiness établit différents régimes de mobilisation de main-d‟œuvre selon les pays où il s‟implante, les caractéristiques du marché du travail local ou de la production développée. Là où des firmes embauchent des femmes pour disposer d‟une force de travail bon marché, disciplinée et flexible, d‟autres mobilisent des hommes migrants ou sous-traitent à des ménages ruraux pour atteindre les mêmes objectifs. L‟organisation de la production varie selon l‟époque et l‟entreprise car elle est continument renégociée en fonction des disponibilités du marché du travail local et international. Souvent, les recherches qui parlent de féminisation de l‟emploi se basent sur une période particulière obscurcissant ainsi le rôle dynamique du genre sur le lieu de travail. Par ailleurs, le fait que le genre soit, dans le milieu universitaire, considéré comme un outil d’analyse légitime, voire incontournable lorsqu‟on étudie des femmes alors qu‟il ne constitue presque jamais – exception faite des études récentes menées aux Etats Unis sur la masculinité (Roberge 2008) – une problématique de recherche lorsque le recrutement, tout aussi genré, ne concerne que des hommes, pose problème. L‟utilisation systématique du concept de genre pour étudier presque exclusivement les femmes risque à terme de mettre implicitement en équivalence le genre qui est un rapport et les femmes qui sont un des termes du rapport, et par là, de lui faire perdre toute sa portée heuristique. Dans le cas qui nous intéresse, « c‟est précisément la co-formation des rapports de production capitalistes – les rapports d‟exploitation salariée – et des rapports de production « non capitalistes » – les rapports d‟appropriation, servage, esclavage et sexage – mis en évidence magistralement par Colette Guillaumin (1992 [1978]), qui doit être au cœur de notre analyse » (Falquet 2009 : 179). Cela tant qu‟on ne perd pas de vue que cette co formation est une modalité de flexibilisation du marché du travail agricole et donc de contrôle des flux particulière, mais qu‟il en existe d‟autres.
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Table des matières
Introduction
Première Partie : Construction de l’objet
Chapitre 1 : Problématisation et méthodologie
I. Construction de l’objet
A. Champs mobilisés et cas étudié
a) Présentation des champs mobilisés
b) Caractéristiques principales du cas étudié
B. Positionnement théorique et construction de l’objet
a) Appropriation des femmes, sexage, sexisme et mode de production domestique
b) Intégration entre travail domestique et salarié dans un contexte de migration
temporaire
c) L’échange économico-sexuel au cœur de cette imbrication travail domestique/travail
salarié
C. Replacer le contrôle de la sexualité au sein de l’utilitarisme migratoire
a) Yann Moulier Boutang et Ann Laura Stoler : Contrôle de la mobilité des travailleurs et
contrôle de l’exogamie
b) Les pratiques sociales et la dynamique entre les rapports de pouvoir
c) Problématique finale : théoriser la relation rapport de sexe-travail-migration
temporaire
II. Méthodologie de terrain
A. Un terrain difficile d’accès… techniquement, et politiquement : de l’entrée syndicale à la
fermeture des portes
a) L’isolement des travailleurs et les difficultés de déplacement
b) Campagnes médiatiques anti-fraise et méfiance du secteur
B. L‟enquête
a) Démarche inductive et approche systémique
b) Séjours de terrain, entretiens et observations
1) Le Sénégal et le Codetras, des pas de côté qui éclairent l’objet
2) L’enquête à Huelva et dans le Gharb
c) La position sur le terrain
C) La plongée ambigüe du chercheur dans la mer de plastique
a) La peur chez les enquêtés
b) Le marché du travail de la province comme lieu de rencontre d’intérêts
c) Le déni de perception et la place intenable du chercheur
Deuxième Partie : Contextualisation
Chapitre 2 : Histoire de la fraisiculture et de la mobilisation de main-d’œuvre dans la
province de Huelva
I. Le développement de la monoculture de fraise en Espagne et au Maroc
A. Huelva : une terre vierge et stérile transformée en « usine à fraise »
a) Naissance et développement d’une monoculture intensive
b) L’intensification
c) Un maillon dépendant au sein d’une chaîne globale de valeur archétypique du troisième
régime alimentaire globalisé
B. De l’or rouge à la crise du secteur
a) Nouveau contexte concurrentiel et réglementaire
b) Le recours à la technologie pour répondre à la baisse de rentabilité
c) L’hétérogénéité au sein du système
C. “La fresa mueve dinero pero no te da”
a) L’accaparement de la valeur ajoutée hors du maillon productif
b) Stratégies pour faire face à la baisse de la rentabilité : limiter la production, diversifier,
réduire les coûts
c) L’impasse du modèle méditerranéen
D. La délocalisation au Maroc : fuite vers le sud et économie d’enclave
a) L’implantation
b) L‟organisation actuelle du secteur au Maroc : une tendance à l’externalisation de la
production : Les stratégies globalisées du “monde-comme-un-tout”
c) une économie d’enclave?
II. Des journaliers à la contratación en origen en passant par les travailleurs sans-papiers : Histoire de
la mobilisation de main-d‟œuvre à Huelva
A. Les régimes du travail en vigueur dans le modèle californien et leurs déclinaisons
méditerranéennes
a) Le programme Bracero
b) un renouveau anachronique du métayage
c) La question de l’externalisation de la force de travail hors-saison
d) Californisation de l’agriculture méditerranéenne et systèmes d’emploi
B) A Huelva : du jornalerismo à la contratación en origen en passant par l’embauche de travailleurs sans-papiers marocains et subsahariens
a) Ejidos, plans de colonisation et jornalerismo
b) Le subsidio agrario et les premières embauches de travailleurs immigrés
c) Du mouvement autonome de l‟étranger en situation irrégulière au mouvement dirigé de l‟étranger sous contrat temporaire : une politique de canalisation des flux
d) La contratación en origen : A Huelva, trois renouvellements de main-d‟œuvre en dix ans : Saisonnières à la carte?
e) Les statistiques disponibles
C. La genèse et le développement du recrutement au Maroc
a) Exporter des fermes puis importer des femmes
b) Le développement du recrutement à travers le projet Aeneas Cartaya : rencontre
d‟intérêts entre l‟UE – les Etats espagnol et marocain et les agriculteurs de Huelva
c) Une ère de flottement et de trafic
d) Les réticences initiales du secteur fraisicole
D. La canalisation des saisonnières marocaines
a) Le zèle de l’Anapec : « Le critère d‟attache améliore le taux de retour »
b) L‟externalisation du recrutement et de la canalisation
c) Offre et demande genrée pour contrôler la mobilité
d) Une convergence d’intérêts qui disparaît avec la baisse des contrats et des rapports asymétriques de pouvoir qui réapparaissent
Conclusion partielle
Chapitre 3 : « Faites tourner ». Un renouveau de la migration temporaire de travail ?
A. La doctrine de la Commission en matière de migration économique : « Choisis, contrôlés, placés »
a) La politique migratoire en voie de communautarisation
b) La migration temporaire adaptée aux évolutions du système économique
c) L’apparition d’une nouvelle catégorie : “la migration circulaire” et le lobbying des
grandes organisations internationales
d) La combinaison du volet répressif et du volet économique : une Europe forteresse ou canalisée?
e) Un concept non validé politiquement, mais qui fait son chemin dans les faits
B. La migration circulaire : analyse d’une nouvelle catégorie au sein des politiques
migratoires
a) La hantise de l’installation : penser une politique “de placement à l’étranger” et non une politique d’émigration
b) Du paradigme migratoire au paradigme mobilitaire
c) Les figures du sans-papier et du travailleur sous contrat comme outils de contrôle de la mobilité et de gouvernance des migrations
d) L’externalisation de la gestion des migrations de travail aux pays tiers et la mise en compétition des pays fournisseurs
e) Le développement comme outil de contrôle de la mobilité
f) “Choisis, contrôlés, placés” et retournés : des bâtons dans les roues
Conclusion partielle : Le projet Aeneas Cartaya, à la fois exemple et exception
Conclusion
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