Malgré l’ouvrage fondamental de Darwin (1871) et la description du “processus d’emballement” par Fisher (Fisher 1915, 1930), la sélection sexuelle n’a réellement fait l’objet d’études comportementales qu’à partir des années 1960. Elles se sont généralisées après l’article de Trivers (1972) et la démonstration de la réalité du processus fishérien par Lande (1981). A cause de l’anisogamie (i.e. la fertilisation d’un gamète femelle de grande taille par un gamète mâle de taille plus réduite), les femelles de la majorité des espèces investissent davantage de ressources dans leur descendance que les mâles. Cette différence d’allocation d’énergie entre les sexes est souvent aggravée par les différences de soins parentaux (Trivers 1972). Dans la plupart des espèces, comme par exemple la majeure partie des Mammifères, les mères donnent l’essentiel des soins aux jeunes, le seul investissement énergétique des mâles résidant dans la production des spermatozoïdes lors de la fertilisation. Dans de telles circonstances, le succès de reproduction des mâles est limité par le nombre de partenaires de reproduction, tandis que celui des femelles l’est plutôt par le nombre d’œufs qu’elle peut produire. Il y a ainsi toujours plus de spermatozoïdes que d’ovules à fertiliser. De ce fait, les femelles représentent une ressource limitée pour les mâles, qui vont devoir entrer en compétition pour y accéder. Les mâles vont donc investir leur énergie dans des compétitions entre mâles et dans la production de caractères sexuels secondaires coûteux, destinés à “séduire” les femelles, lesquelles vont utiliser ces caractères pour choisir leur partenaire. Selon l’hypothèse du “handicap”, seuls les caractères particulièrement coûteux peuvent être considérés comme des indicateurs fiables de la qualité du mâle, car seuls les mâles de très haute qualité pourront se permettre de les produire. L’association entre la préférence des femelles pour de tels caractères exagérés et la production de ces caractères coûteux par les mâles de haute qualité serait à l’origine du dimorphisme sexuel et du processus d’emballement fishérien : si les femelles préfèrent les mâles aux caractères les plus exagérés, alors les mâles capables de produire ces traits seront favorisés même si leur survie en est diminuée. Dans les cas les plus extrêmes, une sélection sexuelle trop intense pourrait même entraîner l’extinction de certaines populations (Doherty, et al. 2003). Comme la valeur sélective d’un mâle n’est limitée que par le nombre de femelles qu’il peut conquérir, la polygynie semble – du moins pour les mâles – le système d’appariement optimal. Par ailleurs, du point de vue des femelles, divers types de bénéfices ont également pu être associés à la polyandrie. Ainsi les femelles peuvent acquérir des bénéfices directs de leurs partenaires hors couple (e.g. une meilleure fertilité, Baker, et al. 2001), ou des bénéfices indirects, sous la forme d’une meilleure valeur sélective de leurs descendants hors couple. Des mâles plus éloignés d’elles génétiquement que leur(s) partenaire(s) habituel(s) pourraient par exemple permettre aux femelles d’augmenter l’hétérozygotie et la valeur sélective de leur progéniture (Foerster, et al. 2003, Freeman-Gallant, et al. 2003). Ainsi, dans une même nichée, les poussins illégitimes des gorges-bleues à miroir (Luscinia svecica) ont une meilleure réponse immunitaire que leurs demi frères (Johnsen, et al. 2000). Cependant, chez de nombreuses espèces, de tels bénéfices indirects de la paternité hors couple n’ont pu encore être identifiés (e.g. le bruant des roseaux, Kleven & Lifjeld 2004).
Jusqu’au début des années 1980, on a cru que la monogamie était la règle chez les oiseaux. En effet, chez la plupart des espèces aviaires, les individus restent en couple jusqu’à la fin de la période de reproduction, et les soins parentaux sont partagés plus ou moins équitablement entre les deux parents. Étant donnés les bénéfices potentiels de la promiscuité, diverses hypothèses avaient été proposées pour expliquer cet état de fait plutôt inattendu (cf. Encart 1). Le développement de la génétique en écologie comportementale dans les années 1980 a cependant largement modifié ce point de vue. En effet, les oiseaux génétiquement monogames (i.e. les espèces ne présentant pas de poussins illégitimes) sont rares (Griffith, et al. 2002), et environ 90% des espèces socialement monogames présentent des taux non nuls de paternité hors couple ou de parasitisme de nids (la femelle déposant ses œufs dans le nid de son partenaire hors couple, ce qui pourrait être vu comme une forme de maternité hors couple). En fait, le système d’appariement génétique de nombreuses espèces socialement monogames est plus proche de la promiscuité que de la monogamie. Le petit pingouin (Alca torda) fournit l’un des exemples les plus emblématiques. Bien que cette espèce soit décrite comme typiquement monogame socialement et présentant un haut degré de fidélité au partenaire d’une année sur l’autre, Wagner (1997) y a décrit un système d’appariement génétique proche du lek, femelles et mâles recherchant activement des partenaires hors couple (Richard H. Wagner a ainsi proposé l’hypothèse du « lek caché », la promiscuité génétique semblant être dissimulée par la monogamie sociale, Wagner 1997).
Espèce et population d’étude
La mouette tridactye est l’un des oiseaux de mer les plus communs de l’océan Arctique et du nord des océans Atlantique et Pacifique. Elle passe l’hiver en mer et se reproduit sur des falaises verticales, formant des colonies à haute densité et déposant ses œufs dans des nids construits sur d’étroites aspérités de la roche (Baird 1994). Longévive (Cam & Monnat 2000b, Cam, et al. 2003, Coulson 1966, Coulson 1983, Hatch, et al. 1993), elle forme des couples pouvant durer de nombreuses années (Coulson 1966, Coulson & Thomas 1980). Dans sa thèse, Fabrice Helfenstein (Helfenstein 2002) a montré que cette espèce était génétiquement monogame (Helfenstein, et al. 2004c) et que la durée d’absence des mâles au nid devenait imprévisible à l’approche de la ponte (Helfenstein, et al. 2004b). Ce comportement pourrait être une stratégie de contrôle des femelles ; la durée d’absence des mâles avant la ponte est en effet souvent plus courte que la durée nécessaire à une copulation, et si la femelle était découverte par son partenaire, les coûts engendrés par une copulation hors couple pourraient expliquer l’absence de telles copulations. Helfenstein, et al. (2004a) ont montré un appariement partiellement basé sur la longueur du tarse dans la population du Cap Sizun (les femelles à long tarse étant appariées préférentiellement avec des mâles à long tarse), mais une telle corrélation n’a pas été retrouvée dans la population de l’île de Middleton (données personnelles). Par ailleurs, les bases génétiques du choix du partenaire n’ont jamais été étudiées chez les Laridés. Afin d’étudier la reconnaissance et l’appariement, nous avons étudié deux populations :
La population du Cap Sizun
La première population est située au Cap Sizun (Bretagne, France) et cette étude fait partie d’un projet de suivi à long terme débuté en 1979 (Cadiou, et al. 1994, Cam & Monnat 2000a, Cam, et al. 2003, Danchin 1987, 1988a and b, Danchin, et al. 1998, Monnat, et al. 1990). De 1979 à 2002, 949 adultes et 12246 poussins ont été marqués individuellement par un code unique à 4 ou 5 bagues colorées. Chaque année, les colonies ont été visitées au moins une fois par semaine de février à mi juin, puis tous les jours jusqu’à fin août, ceci afin de déterminer les dates de ponte, d’éclosion, de premier envol et de fin de la période d’élevage pour la plupart des poussins. De 1983 à 1985, les poussins ont été étroitement suivis au moment de l’envol (par Étienne Danchin) ; leur comportement, ainsi que celui de leurs parents et des autres adultes présents dans la colonie, a été relevé [Article 3]. De 1995 à 2002, les adultes reproducteurs et les poussins d’une falaise particulière (nommée 5Z) ont subi un prélèvement de sang. Ces échantillons ont été conservés dans du Tris-EDTA pour les analyses génétiques ultérieures. De 1999 à 2001, les comportements sexuels (montes, copulations, quémandes et nourrissages de cour, etc.) ont également été enregistrés par Fabrice Helfenstein dans le cadre de sa thèse.
La population de l’île de Middleton
La seconde population est située sur l’île de Middleton (dans la partie nord du golfe d’Alaska, 58°25’ N, 146°19’ W). Cette île possède une importante population de mouettes, en fort déclin depuis plusieurs décennies (166 000 oiseaux en 1981, environ 39000 couples en 1991, moins de 25 000 couples en 1999, Gill & Hatch 2002, Hatch, et al. 1993). Les mouettes étudiées nichent sur des nids artificiels installés le long des murs d’une tour radar de l’U.S. Air Force abandonnée. Afin d’identifier les individus présents sur les nids et le succès de reproduction, chaque nid était observé deux fois par jours. Tous les poussins ont été marqués à la naissance et bagués individuellement à l’âge de 25 jours. Les adultes ont été bagués avec le code métallique américain et 4 bagues colorées. Les dates de ponte et d’éclosion ont été relevées précisément pour tous les couples, mais les observations annuelles cessaient trop tôt pour estimer la date d’envol. Des échantillons de sang ont été prélevés sur un maximum d’adultes (en se concentrant sur les reproducteurs) et conservés dans du tampon Longmire (Longmire, et al. 1988). Entre 2003 et 2006, une expérience parallèle à celles que j’ai menées a causé d’importantes perturbations sur la colonie, et semble également être à l’origine de nombreux divorces et ré-appariements. De ce fait, je n’ai étudié le choix du partenaire qu’en 2003 et 2004, puisque les données de choix de partenaire pour les années suivantes étaient biaisées. En 2005, des prélèvements de sang ont également été effectués sur les poussins des couples non manipulés à la naissance, et leur croissance (poids, longueur du tarse et de l’aile) jusqu’à 25 jours a été mesurée, ceci afin d’identifier les coûts éventuels de l’homozygotie pour les poussins.
Expériences de son
Les « long calls » (Danchin 1987, Tinbergen 1959) des adultes ont été enregistrés, soit lors de l’atterrissage, soit durant le repos sur le nid. J’ai également enregistré les cris émis par les poussins, après 25 jours, lorsqu’ils agitent leurs ailes et émettent un cri assez comparable au long call des adultes. Un microphone AKG D770 était placé directement sur le nid, et relié à un enregistreur Marantz PMD670. Grâce à la configuration particulière de la tour de Middleton, les cris ont été enregistrés en moyenne à moins de 30 cm des individus émetteurs. Les cris ont par la suite été rediffusés grâce à un amplificateur Marantz MA6100 et des hautparleurs Audax AP080M4. Les sons ont été modifiés grâce au logiciel CTWave32 (Creative Technology Ltd) et analysés avec SAS Lab Pro (Avisoft).
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Table des matières
Introduction
A. Introduction générale
B. Espèce et population d’étude
1. La population du Cap Sizun
2. La population de l’île de Middleton
C. Expériences de son
D. Analyses génétiques
E. Statistiques
I. Reconnaissance vocale chez les mouettes [Articles 1,2,3]
A. Signature individuelle et géographique dans le long call [Article 1]
B. Reconnaissance du partenaire de reproduction d’après le long call [Article 2]
C. Reconnaissance parents-jeunes [Articles 2 & 3]
D. Rôles de la reconnaissance individuelle
1. Au moment du premier envol des jeunes [Article 3]
2. Au moment de la formation des couples
II. L’appariement chez les mouettes [Article 4]
A. Les individus sont appariés de façon à augmenter la probabilité d’avoir des jeunes hétérozygotes [Article 4]
B. Quels sont les bénéfices à s’apparier avec un individu génétiquement différent ? [Article 4]
C. Fréquence de copulation et consanguinité du couple
III. Comment les individus estiment-ils le génotype de leur partenaire ? [Article 5]
A. Choisissent-elles selon des paramètres vocaux ?
B. Choisissent-elles suivant les odeurs et le génotype du CMH ? [Article 5]
C. Rôles de l’odorat chez les oiseaux
1. Les oiseaux ont un sens de l’odorat développé
2. L’origine des odeurs corporelles chez les oiseaux
3. Qu’en est-il chez la mouette tridactyle ?
Conclusions et perspectives
SYNTHESIS (English version)
Introduction
A. General introduction
B. Study species and populations
1. Cape Sizun population
2. Middleton Island population
C. Sound experiments
D. Genetic analyses
E. Statistics
I. Vocal recognition in kittiwakes [Articles 1,2,3]
A. Individual and geographical signature in the long-call [Article 1]
B. Mate recognition according to the long-call [Article 2]
C. Parent-offspring recognition [2,3]
D. Roles of individual recognition
1. During fledglings first flight [Article 3]
2. During mate choice
II. Mating pattern in kittiwakes [Article 4]
A. Individuals are mated in a way that increase the likelihood of producing heterozygous offspring [Article 4]
B. Benefits of mating with genetically dissimilar individuals [Article 4]
C. Copulations and inbreeding avoidance
III. How do individuals assess their mate’s genotypes? [Article 5]
A. Choice according to vocal parameters?
B. Choice on odors and MHC genotypes? [Article 5]
C. Roles of olfaction in birds
1. Current evidence that birds can smell
2. The origin of body odors in birds
3. And in kittiwakes?
Conclusions and perspectives
Références utilisées dans la Synthèse / Literature cited in the Synthesis
ARTICLES
ARTICLE I: “Dialects” in a non-oscine bird: long-call differences between Atlantic and Pacific kittiwakes
Abstract
Introduction
Methods
Studied populations
Recordings
Long-call analyses
Statistical analyses
Results
Calls are individually distinct
Evolution of the long-call during the season and during years
No sexual dimorphism in Middleton Island long-calls
Regional differentiation
Bibliography
ARTICLE 2 : Experimental evidence of vocal recognition in young and adult black-legged
kittiwakes
Abstract
Introduction
Methods
Study population
Recording and building playback samples
Test of chick recognition capacities
Test of breeder recognition capacities
Statistics
Results
Chick recognition capacities
D. Breeder recognition capacities
II. Discussion
Conclusion