Depuis les années 1940, les β-lactamines constituent une famille majeure d’antibiotiques très largement utilisées en pratique clinique, autant en milieu intra hospitalier qu’en médecine de ville. Ces molécules agissent en inhibant la synthèse de la paroi bactérienne par fixation aux protéines liant les pénicillines (PLP), enzymes impliquées dans la synthèse du peptidoglycane. Le peptidoglycane étant un composant de la paroi bactérienne permettant de maintenir sa structure et offrant une protection contre la pression osmotique.
Chez les bacilles à Gram négatif (BGN), il existe quatre types de mécanisme de résistance aux β-lactamines : la faible affinité pour les PLP, les phénomènes d’imperméabilité, les phénomènes d’efflux, et surtout l’inactivation enzymatique par des β-lactamases.
Les premières β-lactamases (pénicillinases à spectre étroit) plasmidiques (de type Temoneira 1-2 ou TEM 1-2 ; et de type Sulfhydryl variable 1 ou SHV-1) ont été initialement décrites dans les années 60 pour des souches d’Escherichia Coli (E. Coli) et de Klebsielle Pneumoniae (K. Pneumoniae) et ont très vite diffusé parmi d’autres espèces (d’autres entérobactéries, Haemophilus influenzae, Neisseria gonorrhoeae, Pseudomonas aeruginosa) [1,2]. Devant l’émergence de ces enzymes, de nouvelles β-lactamines (notamment des céphalosporines à spectre élargi comme les céphalosporines de 3e génération) ont été développées dans les années 70-80. Cependant, de par leur utilisation intensive en pratique courante, il s’en est suivi l’apparition précoce d’antibiorésistance. Ainsi, la première β-lactamase capable d’hydrolyser les céphalosporines à spectre élargi (de type Sulfhydryl variable 2 ou SHV-2, mutant ponctuel de SHV-1) a été décrite en 1985 dans une souche de K. Pneumoniae en Allemagne. Depuis leur première description en 1983, nous constatons une propagation mondiale d’entérobactéries productrices de bêtalactamases dont le spectre d’activité s’est élargi ; nommées dès lors bêtalactamases à spectre étendu (BLSE) [3]. A ce jour, de nombreuses BLSE (>230) ont été décrites dans le monde, apparaissant comme une menace de santé publique.
En France, les entérobactéries représentent près de 37.5% des infections nosocomiales déclarées en réanimation en 2017, dont 17.8% de BLSE contre 9.9% en 2005 (source REARAISIN Avril 2019). Nous remarquons cependant depuis dix ans une relative stabilité des infections déclarées à entérobactéries productrices de BLSE en réanimation (avec 18.4% en 2010).
Parmi les nombreuses enzymes associées à l’activité des BLSE, la classe A de la classification d’Ambler est la plus fréquemment détectée (principalement représentée par les types Cefotaximase-Munich ou CTX-M, TEM et SHV). Les familles des TEM et SHV bêtalactamases sont le plus souvent produites par des souches nosocomiales, en particulier de K. Pneumoniae et d’Enterobacters Sp, et notamment en secteur de réanimation [4-6]. Cependant, depuis le début des années 1990, de nouvelles BLSE ont été décrites, nommées CTX-M. [7,8] Ces enzymes sont le plus souvent observées dans des souches d’E. Coli, retrouvées aussi bien en milieu intra-hospitalier que dans la communauté [6 -11].
Intérêts complexes des précautions complémentaires contact
Les infections à entérobactéries BLSE sont associées à une mortalité plus importante [66], une durée d’hospitalisation prolongée et un coût d’hospitalisation plus élevé, motivant l’instauration d’un isolement du patient dit « précautions complémentaires contact ». Certaines sociétés savantes recommandent la mise en œuvre de précautions complémentaires contact pendant l’hospitalisation en réanimation dès lors que le patient est colonisé ou infecté à une entérobactérie BLSE. Notons que cette politique découle de celle employée pour contrôler la propagation du Staphylocoque aureus résistant à la Méticilline (SARM). Ces précautions complémentaires contact viennent renforcer les précautions dites « standard ». Les précautions standard s’appliquent à tous les soignants et ce pour tous les patients. Elles comprennent un ensemble de mesures générales afin d’éviter la transmission croisée de micro-organismes.
Elles englobent notamment :
➤ l’hygiène des mains avec une solution hydro-alcoolique entre deux patients ou entre deux activités,
➤ le port d’une tenue de protection lors d’un soin contaminant ou exposant à des liquides biologiques,
➤ le port de gants lors d’un risque de contact avec des liquides biologiques, les muqueuses, une peau lésée ou du matériel souillé.
➤ la gestion du transport des prélèvements biologiques, du matériel souillé et du linge,
➤ la gestion et l’entretien des surfaces et du matériel souillé
➤ la gestion d’un accident d’exposition au sang.
Les précautions complémentaires contact, mises en place sur prescription médicale et basées sur le mode de transmission du micro-organisme, imposent un isolement technique et géographique du patient contaminé ou infecté à une BLSE. Cette organisation des soins demande de réserver du matériel au patient. Une affiche informative devant la porte du patient est obligatoire tout comme l’information du personnel, du patient lui-même et de ses visiteurs. La gestion des excrétas ne diffère que peu de celle des précautions standard selon la société française d’hygiène des hôpitaux : élimination dans les toilettes si possible ; si incontinence fécale, élimination des déchets dans la filière des déchets assimilés aux ordures ménagères (DAOM). En réanimation, l’emploi d’un bassin ou d’une chaise percée nécessite l’utilisation de sachet protecteur. De ces précautions découlent plusieurs limites quant à la prise en charge du patient. Celui-ci est notamment affiché ou catégorisé en plus d’être isolé géographiquement ce qui peut être mal vécu psychologiquement par le patient ou sa famille [12]. Le regroupement des soins et le temps d’habillage nécessaire amènent également à un nombre de visites réduit par le personnel médical et paramédical, ce qui pourrait constituer un potentiel défaut de prise en charge du patient [13,28].
Il est décrit également un nombre plus important d’effets indésirables chez les patients en isolement, en majorité évitables, comme des escarres ou des troubles hydro-électrolytiques [12,13,29]. De plus, il existe souvent une confusion par l’équipe soignante sur les mesures à entreprendre, notamment sur la tenue nécessaire selon les situations abordées face à un patient isolé, entraînant une probable surconsommation de matériel [68]. Il apparaît dès lors justifiable de rechercher les mesures les plus sûres, éthiques et rentables pour contrôler la propagation de ces différentes entérobactéries en réanimation.
Données actuelles sur l’épidémiologie des entérobactéries
Actuellement, les politiques de contrôle les plus efficaces pour réduire l’incidence des entérobactéries productrices de BLSE en milieu hospitalier restent à être précisément déterminées. Bien que discutées, de nombreuses études montrent que le dépistage des producteurs de BLSE à l’admission et la mise en œuvre de l’isolement des sujets contacts pourraient être efficace pour contrôler leur propagation dans les milieux hospitaliers. Cependant, la plupart de ces études ont été conçues pour contrôler la propagation des K. Pneumoniae BLSE [14] ou Enterobacter Cloacae BLSE (E. Cloacae) et prévenir des épidémies assez fréquemment observées en milieu hospitalier. Nous notons actuellement la rareté des infections à E. Coli BLSE en réanimation contrairement aux autres entérobactéries comme la K. Pneumoniae ou l’E. Cloacae BLSE chez les patients colonisés par ces mêmes entérobactéries [14-16]. Plusieurs études mettent également en avant un potentiel de transmission croisée bien moindre pour l’E. Coli BLSE comparé aux autres entérobactéries, même en réanimation ; alors même qu’E. Coli représente plus de la moitié des entérobactéries BLSE rencontrées.
La plus importante de ces études est une étude multicentrique française de 1158 patients sur cinq années (réalisée dans deux hôpitaux parisiens) [24]. L’un de ces hôpitaux poursuivait l’isolement des patients colonisés à E. Coli BLSE alors que l’autre l’interrompait. On observait alors une augmentation parallèle et identique de l’incidence des colonisations à E. Coli producteur d’une BLSE dans les deux hôpitaux indépendamment du maintien ou non des précautions complémentaires contact sans cependant d’augmentation d’incidence des infections à cette même entérobactérie. Les principales limites de l’étude portaient notamment sur un recrutement pédiatrique pour un des deux hôpitaux et une durée d’étude faible.
D’après ces différentes analyses, nous pouvons nous interroger sur la nécessité de maintenir des précautions complémentaires contact pour toutes les entérobactéries et notamment pour E. Coli. D’autant plus que ces précautions complémentaires sont coûteuses, économiquement, en temps médical, paramédical et peu écologiques. Il existe peu d’études quant à l’impact des précautions complémentaires contact concernant les entérobactéries BLSE en réanimation et plus précisément sur E. Coli BLSE [24-27]. Nous notons cependant que certains pays dont la Belgique, avec la Belgian Infection Control Society, ne préconisent pas de précautions additionnelles pour E. Coli BLSE même en réanimation en dehors d’une épidémie avérée [67]. A la lumière de ces informations, après avis d’experts, la sous-commission en charge du Comité de Lutte contre les Infections Nosocomiales (CLIN) du CH Intercommunal d’Aix-Pertuis a pris la décision d’arrêter la mise en place systématique de précautions complémentaires contact chez les patients porteurs d’un E. Coli BLSE. En raison de l’absence de recommandations claires basées sur les espèces de bactéries (actuellement basées sur les mécanismes de résistance), nous ne pouvons nous arrêter exclusivement au monitorage des E. Coli BLSE. La surveillance d’une potentielle transmission croisée plasmidique inter-espèce devra être évidemment recherchée.
Objectifs de l’étude
L’objectif principal de notre étude consiste à comparer l’incidence des infections acquises en réanimation à E. Coli producteur de BLSE avant et après l’arrêt des précautions complémentaires contacts pour les porteurs d’E. Coli BLSE en service de réanimation.
Les objectifs secondaires sont :
– Montrer l’évolution de la densité d’incidence d’infection acquise et de colonisation à E. Coli BLSE avant et après arrêt des précautions complémentaires contacts pour les patients porteurs d’E. Coli BLSE en service de réanimation.
– Comparer l’incidence des infections acquises en réanimation à d’autres entérobactéries comme K. Pneumoniae et E. Cloacae BLSE avant et après arrêt des précautions complémentaires contacts pour les patients porteurs d’E. Coli BLSE en service de réanimation.
– Déterminer l’évolution de la densité d’incidence de colonisation et d’infection acquise à ces autres entérobactéries BLSE, avant et après arrêt des précautions complémentaires contacts pour les patients porteurs d’E. Coli BLSE en service de réanimation.
– Évaluer la consommation en antibiotiques (notamment en carbapénèmes), avant et après arrêt des précautions complémentaires contacts pour les patients porteurs d’E. Coli BLSE en service de réanimation.
– Évaluer le taux d’antibiothérapie probabiliste inadaptée avant et après arrêt des précautions complémentaires contacts pour les patients porteurs d’E. Coli BLSE en service de réanimation.
– Estimer la consommation annuelle de solution hydro alcoolique avant et après arrêt des précautions complémentaires contacts pour les patients porteurs d’E. Coli BLSE en service de réanimation.
– Estimer la consommation en matériel médical tels que les tabliers et les blouses employés pour les précautions complémentaires contact durant la période de l’étude et estimer le coût engendré pour les deux phases d’observation.
MATERIEL ET METHODE
Conception de l’étude
Il s’agissait d’une étude rétrospective observationnelle monocentrique au Centre Hospitalier Intercommunal d’Aix – Pertuis, menée sur une période de huit années, divisée en deux phases d’observation de quatre années chacune. Une première phase d’observation allant du 1er Juillet 2014 au 30 Juin 2018 suivie d’une seconde phase d’observation du 1er Juillet 2018 au 30 Juin 2022 correspondant à l’arrêt des précautions complémentaires contact chez les patients porteur d’un E. Coli producteur d’une BLSE.
Une analyse intermédiaire a été réalisée dans le cadre d’un travail de thèse pour obtenir le grade de Docteur en Médecine. Ce travail présente les résultats de cette analyse intermédiaire réalisée entre le 1er juillet 2014 et le 30 juin 2020.
Concernant la première phase d’observation, les investigateurs participant à l’étude colligeaient les données de tous les patients hospitalisés dans le service de réanimation sur une période de 4 ans du 1 Juillet 2014 à 30 Juin 2018. Concernant la deuxième phase d’observation, les investigateurs colligeaient les données de tous les patients hospitalisés dans le service de réanimation suite à l’arrêt des précautions complémentaires contact des patients porteurs d’E. Coli BLSE, entre le 1er Juillet 2018 et le 30 Juin 2020. En raison de l’épidémie de SARS-COV 2, des précautions complémentaires contact et air ont été employées sur la période allant du 11 mars 2020 au 1er juillet 2020. Les patients durant cette période épidémique ont donc été exclus de l’étude.
Population étudiée
Les critères d’inclusions étaient : tout patient majeur hospitalisé pour une durée supérieure à 48h dans le service de réanimation ou unité de soins continus du CH Intercommunal d’Aix-Pertuis, et présentant au moins un prélèvement biologique positif à une entérobactérie BLSE étaient inclus dans l’étude. Le centre investigateur étant une réanimation et une unité de soins continus accueillant plus de 1000 patients par an. Les critères d’exclusion étaient : le refus d’utilisation des données de santé d’un patient, les patients neutropéniques ainsi que les patients COVID positifs. L’ensemble des données avait été collecté dès l’admission du patient : caractéristiques anthropologiques et démographiques, maladies chroniques, catégorie diagnostique, présence d’un traumatisme, statut immunitaire, score de gravité (IGSII, SOFA et McCabe), durée de séjour en réanimation. Ces données étaient ensuite enregistrées tout au long du séjour en réanimation : évaluation quotidienne des différentes fonctions d’organes, procédures de soins invasives et leurs durées, portage d’entérobactéries BLSE, infections acquises à agents producteurs de BLSE, type de site colonisé ou infecté, exposition aux antibiotiques, durée d’antibiothérapie, autre antibiorésistance, état vital à la sortie de la réanimation. Les données étaient collectées à l’aide d’un logiciel spécialisé dans les soins critiques (PICIS) permettant une faible perte des données de santé. Ces données ont été rétrospectivement colligées dans une base de données informatisée et anonymisée par les investigateurs, après avoir recherché l’absence d’opposition du patient à l’utilisation de ses données de santé. Une information sur l’étude a été transmise au patient ou à ses proches de manière orale et écrite par envoi d’une lettre d’information.
Politique de contrôle des infections
Dans cet hôpital, la politique de contrôle des infections à germes multi résistants consistait entre autre en une surveillance hebdomadaire pour les patients hospitalisés en réanimation et en unité de soins continus (dépistage urinaire, pharyngé et rectal sur écouvillon à l’admission et hebdomadaire) et aussi par prélèvements à visée diagnostique lors d’une suspicion d’infection acquise. Lorsqu’il existait une entérobactérie BLSE retrouvée dans la liste du Centre de Prévention des Infections Associées aux Soins (CPIAS), la mise en place de précautions de soins complémentaires était réalisée systématiquement. Un système d’alerte provenant du laboratoire permettait d’envoyer systématiquement et immédiatement à l’ensemble des médecins de la réanimation un email indiquant la présence d’une entérobactérie BLSE pour un patient testé. L’isolement des patients porteurs de BLSE nécessitait du matériel médical dédié, une information de l’ensemble des acteurs de soins, du patient et de ses visiteurs et une signalétique spécifique sur la porte de sa chambre. Notamment une affiche spécifique rappelait les consignes en matière de précautions complémentaires contact et/ou gouttelette avant l’entrée dans la chambre (Annexe 10). Nous nous focalisions évidemment sur les précautions complémentaires contact. La première phase d’observation du 1er Juillet 2014 au 30 Juin 2018 maintenait les précautions complémentaires contacts pour l’ensemble des entérobactéries BLSE en plus des précautions standard. Fin juin 2018, la sous commission du CLIN de cet hôpital avait décidé d’abandonner l’utilisation des précautions complémentaires contact à la date du 1er Juillet 2018 pour les patients porteurs d’E. Coli BLSE en réanimation. Les précautions d’hygiène standard étaient maintenues. La deuxième phase d’observation s’étendait alors du 1er juillet 2018 au 30 Juin 2020.
La présence d’une entérobactérie productrice de carbapénémase amenait obligatoirement à l’emploi des précautions complémentaires contact même s’il s’agissait d’un E. Coli. Les précautions complémentaires contact ont été maintenues pour les patients porteurs d’une entérobactérie autre qu’E. Coli BLSE. Nous nous limitions à l’étude des entérobactéries les plus fréquemment rencontrées : K. Pneumoniae et E. Cloacae BLSE. Ainsi, tout patient colonisé ou infecté à deux entérobactéries productrices de BLSE dont l’une était un E. Coli BLSE était exclu des analyses lors de la deuxième phase d’observation (arrêt des précautions complémentaires contact). Concernant la gestion des prélèvements biologiques, l’identification et la recherche de sensibilité aux antibiotiques étaient conformes aux règles dictées par le Comité de l’Antibiogramme de la Société Française de Microbiologie (CASFM).
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Table des matières
Introduction
Contexte
1. Introduction
2. Intérêts complexes des précautions complémentaires contact
3. Données actuelles sur l’épidémiologie des entérobactéries
4. Objectif de l’étude
Matériel et Méthode
1. Conception de l’étude
2. Population étudiée
3. Politique de contrôle des infections
4. Recherche des infections et colonisation à entérobactéries BLSE
5. Données de consommations hospitalières
6. Analyses statistiques
Résultats
1. Population et données générales
2. Infection et colonisation à E. Coli BLSE
3. Infection et colonisation aux autres entérobactéries BLSE (K. Pneumoniae et E. Cloacae BLSE)
4. Infection et colonisation à entérobactérie productrice de carbapénémase
5. Données de consommations hospitalières
Discussion
Conclusion
Bibliographie
Annexes