Imbrications identitaires

J’arrivai à Guamal pour la première fois en 2013, dans le cadre d’une enquête ethnographique réalisée au cours de mon Master en anthropologie. Mon objectif originel était d’initier une recherche empirique concernant des fêtes pratiquées par les Indiens de Cañamomo Lomaprieta. Les démarches administratives auprès des autorités indigènes – concernant la délivrance d’un « permis de recherche » (permiso de investigación) – se sont cependant avérées devoir prendre plus de temps que ce dont je disposais pour la réalisation de mon ethnographie. Je décidai alors de rester à Supía (figure 1). Je souhaitai y obtenir quelques informations et me laisser le temps d’envisager sereinement l’orientation à donner à ma présence dans la région. Au cours d’une conversation, je fus informée de la préparation d’une fête qui se tiendrait quelques jours plus tard dans l’une des veredas  adjacente à la municipalité. Il s’agissait du Carnaval de Guamal, que l’on m’a alors présenté comme l’une des plus importantes manifestations culturelles associées aux descendants d’esclaves de la région.

Ce Carnaval approchant s’est pour moi mué en véritable aubaine. Wilson Lemos, jeune homme guamaleño et fonctionnaire à la mairie de Supía, m’a permis d’établir mes premiers contacts à Guamal. Il m’avait auparavant expliqué que je n’aurai besoin d’aucun permis de la part du Gouverneur indigène pour effectuer des recherches dans cette vereda. J’abandonnai définitivement l’idée d’ethnographier les fêtes indigènes pour essayer d’approcher ce Carnaval. Wilson m’a invité à me présenter à William Moreno, son oncle, homme guamaleño âgé de soixante ans et leader au sein du Conseil communautaire afrodescendant de Guamal. Cette organisation se prétendait en effet, depuis juillet 2013, date de sa reconnaissance par le Ministère de l’intérieur, l’unique autorité ethno-territoriale légitime à Guamal.

Les Conseils communautaires sont des institutions collectives à travers lesquelles s’organisent les communautés noires en Colombie, dans le cadre de la loi 70 de 1993. Ils possèdent ou aspirent à posséder différents droits politiques et territoriaux. « Communauté noire » est une catégorie ethno-politique, légalement reconnue par la loi 70, attribuée aux populations descendantes de groupes d’esclaves arrivés à l’époque coloniale. Dans le même temps, la communauté de Guamal se trouvant à l’intérieur du resguardo indigène de Cañamomo Lomaprieta, elle est placée sous sa juridiction.

Un resguardo est une entité territoriale reconnue par l’État colombien, concédée à une communauté indigène ayant démontré son caractère ethnique et sa relation ancestrale avec le territoire. Il s’agit d’une propriété collective sur laquelle les autorités indigènes possèdent leur autonomie en termes de droit d’aménagement, de contrôle de la vie interne du groupe et de défense de ses normes et traditions culturelles. L’un des objectifs du Conseil communautaire de Guamal est de devenir autonome vis-à-vis des autorités indigènes, dans une région caractérisée par la présence de quatre resguardos indigènes légalement reconnus : Nuestra Señora Candelaria de la Montaña (Riosucio), San Lorenzo (Riosucio), Escopetera y Pirza (Riosucio), et Cañamomo y Lomaprieta (Supía et Riosucio) .

IDENTITÉS COMMUNAUTAIRES ET MYTHO-PRAXIS

La Configuration de Guamal 

Dans cette perspective, le concept d’ « identité » est central. Je tiens à clarifier de suite l’usage que j’en fait : je privilégie une définition à partir de différentes approches théoriques, mais toujours en considérant l’identité – personnelle et collective – comme un enjeu principalement politique. Les identités sont relationnelles. Elles sont des pratiques de différentiation et de démarcation. Elles encadrent à la fois l’appartenance et la différence (E. Restrepo, 2004). Elles sont historiquement situées et sont partie prenante d’un processus dans le temps et dans l’espace. Elles n’émergent ainsi pas indépendamment d’un contexte historique précis (Hall, 1985). Les identités sont à la fois l’objet et l’outil de la dispute et de la confrontation sociale (Alcoff et Mendieta, 2007), elles sont discursives et politiquement configurées, elles se placent dans le champ de la dispute et de la domination (Foucault, 1992). Elles reproduisent et matérialisent les principes classificatoires et sont d’une part appropriées et de l’autre attribuées (identités proscrites et identités archétypiques) (Wade, 2000). Elles sont à la fois formatives et expressives (E. Restrepo, 2010).

Il apparaît parfois plus juste de parler d’ « identification ». Je fais alors référence à des processus de transformations de ces identités, résultant des luttes et des renégociations entre les groupes sociaux. De fait, les identifications peuvent être plurielles et multiples, elles peuvent coexister en même temps en un même individu et sont mises en jeu dans différents contextes de la vie sociale (Avanza et Laferté, 2005; Luque, 2002).

Le jeu permanent entre ces deux concepts (identité et identification) m’est particulièrement utile pour l’analyse du cas de Guamal : les conflits, mais aussi les accords et les échanges impliquent constamment les identités, les positionnements identitaires, tout en procédant à des mesures d’identifications multiples.

Frederick Barth (2008) [1969] développe une réflexion selon laquelle l’ethnicité est fondamentalement une question d’organisation sociale. Les groupes ethniques n’existent que les uns par rapport aux autres. Ce qui importe alors pour moi, ce sont les conditions politiques qui entourent ces frontières ethniques, en mettant l’accent sur le pouvoir dans l’action et dans les discours des individus ou des collectifs (Hechter, 1986; Hobsbawm, 2000; Ramirez Goicoechea, 1991). L’analyse de frontières, qui séparent et lient les collectifs qui se fondent sur des principes ethniques, permet de voir la configuration des ordres institutionnels, des bénéfices dans le cadre des logiques du pouvoir et de la relation entre le consensus et la dispute. Comme le soutient Wimmer (2008), ces frontières se dessinent dans un cercle de reproduction et de transformation composé par différents niveaux de stabilisation et d’évaluations transformatrices.

Je cherche à comprendre la configuration des identités communautaires à partir d’une analyse de la mytho-praxis (Sahlins, 1983), considérant le mythe comme une forme de connaissance ainsi que comme un cadre d’action au cœur de la production de l’histoire. En ce sens, j’aborderai dans le chapitre 1 le testament de Josefa Moreno de la Cruz, l’une des dernières maitresses esclavagistes de la région, au début du XIXe siècle, en tant que récit fondateur tant de la « communauté » que de la localité de Guamal. Je traiterai ensuite, dans le chapitre 2, la notion locale de communauté indigène, qui s’est construite dans un face-à-face avec un « autre usurpateur », à partir des récits mytho-historiques autour de la lutte, de la résistance et de la défense des terres ancestrales. Je présenterai au cours du chapitre 3 l’influence des acteurs institutionnels et mythico-religieux dans l’émergence de conflits fonciers, mais aussi dans l’émergence de négociations et d’échanges sur la scène locale guamaleña. L’Église catholique joue un rôle central dans les transformations de l’organisation sociale et de la propriété foncière depuis la fin du XIXe et au long du XXe siècle. L’analyse me permettra de saisir la manière dont les « réalités » mytho-historiques sont mises en récit en tant que discours de légitimation identitaire et territoriale.

LE TESTAMENT DE JOSEFA MORENO DE LA CRUZ 

Discours de légitimation historique du concept local de communauté guamaleña

En janvier 2016, Alonso Moreno, homme retraité d’environ 60 ans qui était à l’époque le vice-président du Conseil communautaire afrodescendant de Guamal, m’a accordé un rendezvous. Les différents échanges que j’ai pu avoir avec lui au cours de mon travail empirique ont été très enrichissants pour ma démarche et le développement de mes recherches. Nous avons ce jour-là abordé mes recherches dans les Archives Notariales de Supía – ANS – (Archivo Notarial de Supía) : il s’est montré très intéressé par les résultats obtenus. Quelques semaines plus tard j’ai reçu un appel téléphonique de Nelson Moreno, président de cette même organisation. Nous avons alors convenu d’un rendez-vous pour quelques jours plus tard, dans une cafétéria à Supía. Il avait eu vent, par Alonso, de mes recherches archivistiques. Nous avons ce jour-là beaucoup échangé, au sujet de nombreux documents de natures diverses. Au cours de notre entretien, nous avons également abordé l’organisation qu’il représentait depuis sa fondation, l’origine du Conseil communautaire afrodescendant de Guamal, ses projets en cours ainsi que d’autres thèmes pertinents pour ma recherche. À la fin de notre rendez-vous, il m’a demandé si, par hasard, je n’avais pas trouvé dans les archives des pistes concernant le testament de Josefa Moreno.

J’avais entendu parler de ce document dès ma première visite à Guamal, en 2013. Le testament de la dernière propriétaire des esclaves habitants à Guamal au début du XIXe siècle est évoqué dans la plupart des récits historiques du village. Josefa Moreno est présentée comme la fondatrice du village et comme l’ancêtre symbolique de ses habitants. Au début de l’année 2016, je passais des journées entières dans le petit espace des Archives notariales de Supía, sans rien trouver (en grande partie à cause de mes méconnaissances techniques). Lorsque j’expliquai à Nelson n’avoir rien trouvé en lien à ce document, il n’a pas eu l’air étonné, m’expliquant que la trace en avait été perdue de longues années auparavant.

Dans mon mémoire de master, ainsi que dans un article publié en 2016 (Lara Largo, 2014, 2016), j’avais proposé une première analyse à ce sujet. J’affirmais que le testament de Josefa Moreno faisait partie de la consolidation d’un discours de légitimation de l’ancestralité de l’occupation territoriale des Guamaleños et qu’il était présenté comme une preuve de leur histoire en tant que descendants d’esclaves. J’insistais aussi sur son statut officiel, défendu par certains de mes interlocuteurs, et sur l’évocation de sa disparition en tant qu’élément central du discours mythique de Guamal. À partir des questionnements ouverts par mes recherches antérieures, je décidai de revenir sur certains aspects que je n’avais pas eu l’occasion de développer. Les récits que j’ai pu recueillir au cour de mon enquête ethnographique, qui évoquent le testament comme discours de fondation de la localité, mettent en évidence un usage local de la notion de communauté. La « communauté » guamaleña se veut le pilier de la défense d’une identité collective distincte de celle de ses voisins (notamment Indiens et métis, même si ces derniers ne revendiquent aucune identité ethnique).

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Table des matières

INTRODUCTION
PROBLÉMATIQUE
APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE
PLAN DE LA THÈSE
PREMIÈRE PARTIE : IDENTITÉS COMMUNAUTAIRES ET MYTHO-PRAXIS. LA CONFIGURATION DE GUAMAL
Introduction de la première partie
CHAPITRE 1 : LE TESTAMENT DE JOSEFA MORENO DE LA CRUZ. DISCOURS DE LÉGITIMATION HISTORIQUE DU CONCEPT LOCAL DE COMMUNAUTÉ GUAMALEÑA
1.1 Le rôle des images dans la consolidation de la communauté de Guamal
1.2 L’économie coloniale minière et les maitres esclavagistes
1.3 La pérennité du nom de famille Moreno
1.4 La liberté des esclaves au service des versions croisées de l’identité
Conclusions du chapitre 1
CHAPITRE 2 : « L’USURPATION HISTORIQUE ». CONSOLIDATION DE LA NOTION DE COMMUNAUTÉ INDIGÈNE
2.1 Les événements mis en récits : l’usurpation historique des territoires ancestraux
2.2 La construction de la notion de communauté indigène : un face-à-face avec « l’autre usurpateur » dans le contexte d’un projet régional de modernité
2.2.1 Ethnonymes et bifurcations historiques des identités
2.2.2 En quête de civilisation et de progrès : les colons paisas
2.2.3 L’État-nation usurpateur et la citoyenneté attribuée : le rôle des avocats caucanos dans la division des terres indigènes au cours du XIXe siècle
Conclusions du chapitre 2
CHAPITRE 3 : SANTA ANA. TERRES, IMAGE RITUELLE ET TRANSFORMATIONS INSTITUTIONNELLES À LA FIN DU XIXe ET AU COURS DU XXe SIÈCLE
3.1 Santa Ana de Guamal : agentivité et image plurielle
3.2 Propriété et appropriation des terres communales de Guamal et des terres de Santa
Ana de Guamal
3.3 La fin de la propriété légale de l’église et la transition tardive vers l’État moderne
« La récupération des territoires ancestraux » ou « l’invasion paysanne » sur les terres de Santa Ana
Conclusions du chapitre 3
Conclusions de la première partie
DEUXIÈME PARTIE : RECONFIGURATION DES FORMES DU POLITIQUE FACE AU MULTICULTURALISME
Introduction de la deuxième partie
CHAPITRE 4 : LES ORGANISATIONS ETHNIQUES FACE À L’ÉTAT MULTICULTUREL. COPRODUCTION DES CADRES JURIDIQUES
4.1 Les antécédents du Cabildo indigène de Cañamomo Lomaprieta
4.1.1. La loi 89 de 1890 et la lutte territoriale au cours de la première moitié du XXe siècle
4.1.2. L’insertion du resguardo de Cañamomo Lomaprieta dans les mobilisations sociales de la seconde moitié du XXe siècle
4.2 Le Cabildo indigène de Cañamomo Lomaprieta à l’ère du multiculturalisme
4.2.1 La production de l’incertitude juridique des resguardos coloniaux
4.2.2 Le fonctionnement de l’organisation indigène contemporaine à Cañamomo Lomaprieta
4.3 Le Conseil communautaire afrodescendant de Guamal
4.3.1 La loi 70 de 1993 en dehors du Pacifique
4.3.2 La consolidation du Conseil communautaire afrodescendant de Guamal et la lutte pour la terre
4.4 Disputes légales et transformations du champ politique local : la mise en place de l’« action en protection » et de la consultation préalable
4.4.1 La consultation préalable libre et informée à Guamal
Conclusions du chapitre 4
CHAPITRE 5 : RECONFIGURATION DU CHAMP POLITIQUE ET COMPÉTENCES MULTICULTURELLES
5.1 La politique électorale dans le département de Caldas et la conjoncture du multiculturalisme
5.2 Compétences politiques multiculturelles et construction d’un « conflit interethnique » à Supía dans la conjoncture politique de 2015
5.3 La gestion des espaces publics : un enjeu politique resignifié en termes ethniques
5.3.1 Le conflit autour du système d’assainnissement
5.3.2 Le conflit autour du centre communautaire de Guamal
5.4 Une autre facette de la manipulation du langage ethnique : la valorisation de la diversité et la notion d’ « afroindigènes »
Conclusions du chapitre 5
CHAPITRE 6 : CHEVAUCHEMENTS NORMATIFS. DROITS DE PROPRIÉTÉ FONCIÈRE DANS L’INCERTITUDE
6.1 Les statuts de la propriété foncière dans le resguardo de Cañamomo Lomaprieta
6.1.1 La propriété privée à Cañamomo Lomaprieta
6.2 Les terrains du Fond National Agraire – FNA
6.3 Les attributions à Cañamomo Lomaprieta : politique indigène de contrôle de l’accès, de l’usufruit et de la propriété dans le territoire du resguardo
6.4 Processus micro-politiques autour de l’accès, du contrôle et de l’usage de la terre
6.4.1 Contester les abus et l’autoritarisme aux interstices des autorités
6.4.2 Faire appel au Conseil communautaire pour contester l’autorité du Cabildo
6.4.3 Autorité indigène vs. État inactif
6.5 Instrumentalisation identitaire : au-delà de la stratégie politico-territoriale
Conclusions du chapitre 6
Conclusions de la deuxième partie
ÉPILOGUE : CONVERGENCES ET BIFURCATIONS IDENTITAIRES AU PRISME DES CONFLITS. LE CAS DE « EL GUADUAL » À SANTA ANA, GUAMAL
Appropriation multifamiliale d’une propriété privée : héritage, usufruit et perceptions croisées sur les droits territoriaux
Controverses quant aux autorités territoriales et à l’identité ethnique
L’intervention des médias et d’autres acteurs exogènes : le conflit échappe à l’échelle micro-locale
CONCLUSION
GLOSSAIRE DE TERMES ESPAGNOLS
BIBLIOGRAPHIE
Références juridiques
Références de presse et sites internet
ANNEXES

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