Le regard dโun captif, Germain Moรผetteย
ย ย Dโaprรจs les informations que nous livrent Roland Lebel, Germain Moรผette naquit ร Bonnelles, prรจs de Rambouillet, en 1652. Poussรฉ par lโesprit dโaventure et peut- รชtre par lโesprit du nรฉgoce, il sโembarqua ร Dieppe en 1670, ร lโรขge de dixneuf ans, pour les Antilles, avec un de ses cousins. ยซCโรฉtait lโรฉpoque oรน les jeunes cadets de France, รฉmerveillรฉs par les rรฉcits des explorateurs des pays lointains : du Mississipi, du Canada, des Grandes Indes, de la Chine, sโenvolaient ร lโenvi du foyer natal pour tenter la fortune et les aventures.ยป1 . Fait prisonnier en route par les corsaires de Salรฉ, il resta captif au Maroc jusquโen 1681, date ร laquelle il fut rachetรฉ par les Pรจres de la Mercy. De retour en France, dans les deux annรฉes qui suivirent sa libรฉration, il rรฉdigea et publia les souvenirs de son esclavage en terre dโIslam. La Relation de Germain Mouette affiche, dรจs le seuil du texte, un aperรงu sur le contenu de la narration. Le titre Relation de la captivitรฉ du sieur Mouette dans les royaumes de Fez et de Maroc, oรน il a demeurรฉ pendant onze ans ; oรน lโon voit les persรฉcutions qui sont arrivรฉs aux chrรฉtiens captifsโฆet les travaux ordinaires auxquels on les occupe,[โฆ] et sa composition est, ร lโinstar des titres de lโรฉpoque, une reprise de lโintitulรฉ et de la substance narrative dโun livre publiรฉ en 1656 ร Bruxelles par Emanuel Aranda sous le titre : la Relation de la captivitรฉ du Sieur Emanuel menรฉ esclave ร Alger en lโan 1640 et mis en libertรฉ lโan 1642. La premiรจre รฉdition dโAranda comportait deux parties : la relation de captivitรฉ suivie de trente-sept ยซrelations particuliรจresยป. Mouette use du mรชme procรฉdรฉ scriptural en ajoutant ร lโรฉnoncรฉ de ses aventures six ยซhistoiresยป. En faisant appel ร dโautre voix narratives, les deux auteurs cherchent ร donner ร leurs rรฉcits une dimension collective qui consiste ร รฉdifier le lecteur par des histoires rapportรฉes sur le vรฉcu de lโaventure captive et sur la Barbarie honnie. ยซJโai cru que le lecteur me saurait grรฉ de lui donner non seulement lโhistoire de mon esclavage, mais mรชme les aventures de plusieurs compagnons de mes disgrรขces, que jโai jugรฉes nโรชtre pas tout ร fait indignes de sa curiositรฉยป, souligne Mouette dans la prรฉface de sa relation. Mais un peu plus loin, dans la mรชme prรฉface, il dรฉclare : ยซOutre lโhistoire de ces cruautรฉs, jโen rapporterai plusieurs autres qui seront moins tristes, et que jโai insรฉrรฉes telles que je les ai apprises de ceux ร qui elles sont arrivรฉes, afin dโรดter au lecteur les fรขcheuses idรฉes que le rรฉcit des supplices pourrait lui laisser.ยป Lโajout dโun complรฉment narratif au rรฉcit premier est peut รชtre le lieu dโun va-et-vient entre fiction et expรฉrience vรฉridique ou livrรฉe comme telle. Par ce vaet- vient, comme le constate Xavier Girard, ยซ le lecteur pouvait se faire une idรฉe de la complexitรฉ romanesque dโune geste ร multiple hรฉros, rรฉels ou imaginaires, aux situations extraordinairement embrouillรฉes et aux fortunes diverses, rรฉunies en une histoire totale.ยป Mouette sโest rendu compte, lui-mรชme, quโun rรฉcit relatant la misรจre et la cruautรฉ finirait par lasser le lecteur. Aussi a-t-il eu recours ร des motifs plaisants qui ne suscitent pas forcรฉment la compassion de ses coreligionnaires. En effet, dรจs le chapitre de la capture, Moรผette habille son rรฉcit dโun air de galanterie que les รฉpisodes de piรฉtรฉ nโexcluent pas. Ainsi, en arrivant ร Douvres oรน il resta quatre jours pour se rafraรฎchir, le voyageur eut le temps de remarquer : ยซ Les dames y sont fort galantes, civiles et admirablement belles. [Lโun des passagers] de ยซ complexion fort amoureuse, et qui parlait un bon anglais voulant faire connaissance avec elles, sโengagea dans une affaire dโoรน il ne serait pas sorti heureusement sโil nโavait รฉtรฉ secouru par quelques-unes des nรดtresยป. Dโailleurs, ce nโest pas le seul morceau galant quโon rencontre dans son ลuvre. Aprรจs le rรฉcit de sa capture et sa vente sur le marchรฉ des esclaves, le narrateur insรจre une deuxiรจme anecdote qui a des points communs avec la premiรจre : au dรฉbut de sa captivitรฉ ร Salรฉ, Moรผette fut lโobjet de tentatives amoureuses de la part de la femme de son maรฎtre, qui le sollicitait de se faire renรฉgat pour pouvoir lui donner de plus grandes marques de bienveillance. Dans un chapitre intitulรฉ ยซDu commerce galant dโun esclave franรงais et dโune dame de Salรฉยป, lโauteur raconte une histoire qui contraste sรปrement avec les souffrances des captifs et les tortures que leur infligeait Moulay Ismaรฏl. Un jeune chirurgien franรงais reรงut les faveurs de la femme dโun bourgeois salรฉtin ; des juifs qui avaient prรฉvenu le mari de son infortune furent poursuivis pour dรฉnonciation, et condamnรฉs, grรขce ร lโalibi que procura ร lโรฉpouse coupable une nรฉgresse complaisante. Le mari put donc vivre tranquille, plus occupรฉ dโailleurs ร boire quโร contenter lโardeur excessive de son รฉpouse. Lโesclave et sa maรฎtresse, que nul ne dรฉrangea plus, continuรจrent ร sโaimer jusquโen 1678, oรน ils moururent ensemble de la peste. Moรผette, en commentant cette historiette pense que les femmes africaines sont pour la plupart fort peu chastes. Selon lui, la premiรจre raison majeure est que ces femmes nโont quโun mari ร plusieurs. Aussi, trouvent-elles auprรจs des jeunescaptifs, des amants voluptueux. La seconde raison, selon lโauteur, est que ces femmes ยซ aiment les Chrรฉtiens parce quโils ne sont pas circoncisยป. Dans une autre histoire ยซ contenant les aventures du sieur de La Place, gentilhomme normandยป et ร laquelle Roland Lebel consacre beaucoup dโรฉloges, lโauteur nous relate le bonheur du sieur de La Place, qui donnait des leรงons de luth ร lโรฉpouse de son maรฎtre. Celle-ci fut si contente de son esclave quโelle en parla ร ses amies. Toutes voulurent bientรดt prendre des leรงons, et elles emmenรจrent le vendredi au bain public le professeur de luth, dรฉguisรฉ en fille, ยซ lequel, pendant quโelles entraient seules dans un bain sรฉparรฉ, restait au milieu des autres femmes qui, toutes nues, se baignaient devant lui pendant quโil jouait de la guitare, en attendant que ses maitresse le vinssent retrouverยป. Moรผette ajoute : ยซ Et, sโil se passe quelque chose de plus particulier dans ces galanteries, je nโen ai point eu connaissance.1ยปLes deux histoires associent les thรจmes ressassรฉs et complรฉmentaires de la libertine barbaresque et de lโheureux esclave et montrent bien que lโaventure captive nโest pas exclusivement une sรฉrie de persรฉcutions et de supplices, mais aussi une expรฉrience luxurieuse et douce. Moรผette, en รฉtoffant sa Relation dโรฉpisodes plaisants, se dรฉmarque ainsi de lโorthodoxie rรฉdemptrice qui rรฉduisait le Maroc de lโรฉpoque ร un espace de sang et dโapostasie et le Maure ร un individu cruel, avide et sans parole. Moรผette est le seul auteur ร avoir parlรฉ des rapports des esclaves et des femmes marocaines. Les religieux ne jugeaient pas convenable moralement dโaborder un tel sujet. Dโautre part, Moรผette a connu le temps oรน les captifs nโรฉtaient pas tous rassemblรฉs dans la prison de Meknรจs. Au service de particuliers, il leur รฉtait laissรฉ une relative libertรฉ, qui favorisait les intrigues. Tout au long de son rรฉcit, le captif varie ses motifs, prend soin de faire alterner les scรจnes paisibles et les situations fortement cruelles. Le lecteur passe dโune scรจne ร lโautre, sans transition, dโune exรฉcution ร un somptueux palais, dโun mauvais traitement ร un relevรฉ topographique dโune ville. Ainsi, aprรจs avoir รฉtรฉ capturรฉ et fait esclave des Maures, Moรผette en profite pour se livrer ร un bref repรฉrage des dรฉfenses de la ville de Salรฉ : ยซ Elle est bรขtie sur la riviรจre de Bou Regrag, qui descend des montagnes des zaouรฏa et qui la divise en deux parties. Celle qui est du cรดtรฉ du nord sโappelle proprement Chellah, en langue du pays, et Salรฉ en la nรดtre. Cโest en ce lieu que demeurent les plus riches marchands juifs et maures .Elle est entourรฉe de bon murs dโenviron six brasses de hauteur et de neuf ou dix palmes, dโรฉpaisseur, construits de terre et de sable rouge, engraissรฉe de chaux pilรฉe ร la mode du pays.ยป Le captif -qui se dรฉplace beaucoup pour un esclave dans les fers- dรฉcrit chacune des villes oรน il est restรฉ quelque temps et fournit un ensemble de renseignements sur les mลurs des habitants, leurs faรงons de vivre, leurs faรงons de traiter les affaires, dโobtenir la justice. Moรผette est curieux de tout. Il entre dans les maisons et scrute tout ce qui lui paraรฎt digne de remarque. Ainsi, en dรฉcrivant les demeures fassies, lโauteur, tel un technicien, en dessine un plan dรฉtaillรฉ : ยซLes maisons de lโune et lโautre Fez, aussi bien que celle des autres villes de Barbarie, sont bรขties en carrรฉ et couvertes dโune terrasse. Les murailles qui donnent sur les rues ou sur leurs voisins, nโont aucune ouverture, elles ont ordinairement quatre chambres basses, larges de huit ร dix pieds et longues de vint-cinq ร trente, quelques-unes plus ou moins. Les portes de ces chambres sont directement au milieu, afin que le jour qui entre par icelle, donne รฉgalement dans les deux bouts de chaque chambre. La cour est au milieu, oรน il y a dโordinaire des puits, ou si ce sont des maisons de seigneurs qui sont toujours fort amples, il y a des coquilles de marbre qui jettent de lโeau et quelque vivier, sur les bords duquel sont quelques orangers et des citronniers qui sont chargรฉs de fruits toute lโannรฉe.ยป A lโinstar de ses prรฉdรฉcesseurs, comme Lรฉon lโAfricain, Moรผette vante les jardins dรฉlicieux, les vergers magnifiques, les arbres parfumรฉs et les vallรฉes heureuses des royaumes de Maroc. Il voit dans ces belles contrรฉes une terre en friche que le conquรฉrant pourrait cultiver et en tirer un bon parti. Le captif, qui nโa pas perdu de vue les intรฉrรชts de sa patrie, imagine mรชme une possible intervention : ยซSi lโon entrait dans le pays pour y faire des conquรชtes, il faudrait se mettre en campagne au mois de mars, afin de faire retirer les Arabes du cรดtรฉ des montagnes, et pour se conserver les grains quโils commencent ร couper vers le mois de mai, et quโils enserrent dans la terre et labourent dessus. Car si on y allait aprรจs quโils sont coupรฉs, lโarmรฉe y pรฉrirait de faim, aussi bien les hommes comme les chevaux, car ils ne font aucune provision dโherbes sรจches, que le soleil dรฉtruit en รฉtรฉ par son excessive chaleur.ยป En dรฉtaillant les fortifications des villes et les piรจces dโartillerie dโune ville comme Salรฉ, plus dโun conseil pratique pour une invasion en rรจgle et ร la bonne saison, Moรผette livre lโimage dโune terre facile ร occuper. Il nโoublie pas, pour autant, que son ยซ principal dessein est de faire connaรฎtre les misรจres des pauvres captifs de ce paysยป. Si sa Relation se fixe un programme dโรฉdification morale et religieuse, il convient, cependant, de noter quโelle est loin dโรชtre un rรฉquisitoire contre lโesclavagisme comme lโavait illustrรฉ le Pรจre Dan au milieu du XVIIe siรจcle, ou Dominique Busnot au dรฉbut du siรจcle suivant. Lโauteur-captif relate son expรฉrience personnelle et celle de ses semblables non comme un fervent propagandiste, mais comme un simple tรฉmoin dโune captivitรฉ apaisรฉe. Capturรฉ en mer le 16 dรฉcembre 1670, Moรผette fut vendu ร Salรฉ, pour la somme de 360 รฉcus. Ses propriรฉtaires รฉtaient au nombre de quatre, dont lโun possรฉdait ร lui seul la moitiรฉ de lโesclave. Les trois autres, dont chacun sโรฉtait rรฉservรฉ le sixiรจme de Moรผette, vinrent le voir tout de suite au foundouk oรน il avait รฉtรฉ conduit aprรจs la vente. Le plus vieux, Muhโammed al Marrakchรฎ, รฉtait ยซfermier des poids du Roiยป ; le second รฉtait un marchand de laine et dโhuile, nommรฉ ยซMohammed Liebusยป, et le troisiรจme un juif, Rabbรฎ Yamรฎmin. Muhโammad el Marrรขkchi mena lโesclave chez lui et le fit voir ร sa femme qui lui donna ร manger ยซun pain blanc, du beurre, avec du miel et quelques dattes et des raisins de Damasยป. Moรผette, reconduit au fondouk, y reรงut la visite du juif qui le salua cรฉrรฉmonieusement et lui promit la libertรฉ pour peu que ses parents acceptent bien de payer le prix exigรฉ par les quatre propriรฉtaires. Ses maรฎtres le forcรจrent ร รฉcrire une lettre et lโenvoyer en France pour demander la ranรงon. Craignant dโรชtre chรขtiรฉ impitoyablement et de mourir dans un matemore, le captif sโexรฉcuta sans hรฉsitation : ยซ Jโรฉcrivis donc une lettre la plus pitoyable du monde, et je mandais ร un frรจre, que je traitais de savetier, de faire la quรชte pour amasser quarante ou cinquante รฉcus, pour donner aux Pรจres de la Rรฉdemption, afin quโils ne mโoubliassent pas quand ils viendraient dans le pays.ยป
Saint-Olon : de lโambassade au descriptif de lโรฉtat des lieux de ยซla maison Marocยป
ย ย Depuis 1672, date de son accession au trรดne, soit sur vingt ans de rรจgne, la France รฉtait le seul pays avec lequel Moulay Ismail nโavait jamais pu parvenir ร un accord diplomatique dรฉfinissant les relations entre les deux nations. De part et dโautre, les tentatives et les occasions nโavaient pourtant pas manquรฉ. Lorsquโen mars 1692, le consul de France ร Salรฉ, Jean- Baptiste Estelle, transmet ร Louis XIV la lettre du sultan du Maroc, par laquelle celui-ci sollicite lโenvoi urgent dโun ambassadeur, les relations entre les deux pays รฉtaient dans un รฉtat des plus dรฉplorables. Malgrรฉ les conflits et les divergences de vue relatives ร la question des captifs, Louis XIV et Moulay Ismail recherchaient et dรฉsiraient visiblement รฉtablir un traitรฉ de paix. Pour le roi de France qui avait, depuis vingt ans, exigรฉ, menacรฉ, essayรฉ dโintimider le roi du Maroc, en envoyant ร maintes reprises ses escadres de guerre le long des cรดtes marocaines, la demande du sultan marocain รฉtait une occasion pour en finir avec la course salรฉtine qui contrariait le commerce de lโHexagone en Mรฉditerranรฉe depuis le milieu du XVIIe siรจcle. Mal renseignรฉ sur le Maroc, Louis XIV continua ร raisonner en 1692 comme si ยซle royaume des Mauresยป, encore largement terra incognita se limitait ร Salรฉ et ร ses corsaires. Cette vision myope et rรฉductionniste qui prรฉvalait dans le regard occidental de lโentitรฉ marocaine prรฉfigure le schรจme colonialiste futur fondรฉ sur la parcellarisation entre un Maroc ยซ utile ยป et un autre versant dรฉvoilant peu dโintรฉrรชt aux fins de mise en coupe rรฉglรฉe de lโentitรฉ territoriale. Charles Penz, pragmatique et prospectif, ne sโy est pas trompรฉ lorsque, faisant allusion ร de vraisemblables vellรฉitรฉs expansionnistes, dit ร ce propos : ยซMais si le roi de France avait รฉtรฉ mieux renseignรฉ par des consuls actifs et clairvoyants, il aurait compris le profond changement qui sโopรฉrait au Maroc. La vigoureuse politique autocratique de Moulay Ismail, en unifiant le pays, favorisait les relations de puissance ร puissance. Des hommes dรฉcidรฉs ร remplir leur mรฉtier de souverain, comme Louis XIV et comme Moulay Ismail, auraient pu sโentendre, pour leur profit mutuel, et cet accord avait pu se produire si celui qui brillait dรฉjร de toute sa gloire avait devinรฉ son semblable en celui qui luttait รฉnergiquement pour se donner un empire. Mais comment juger de Paris ou de Saint-Germain les rรฉvolutions desroyaumes de Maroc et de fez. On ne connaissait que les Salรฉtins, on continuerait ร les combattre : en ce temps-lร , la stratรฉgie se nourrissait de prรฉjugรฉs.ยป Moulay Ismail, qui avait dรฉjร commencรฉ le processus dโunification de son pays grรขce ร la levรฉe dโune armรฉe rรฉguliรจre, permanente de cinquante mille hommes, parvint ร reconquรฉrir les villes portuaires occupรฉes par les Europรฉens. En 1681, les Espagnols abandonnรจrent la Mamora au nord de Salรฉ, quโils tenaient depuis 1614 ; Tanger qui รฉtait aux mains des Anglais fut reprise en 1684, Larache et Asilah, deux forteresses occupรฉes par lโEspagne, sont, ร leur tour, reconquises en 1689 et 1691. Dโun point de vue stratรฉgique, le fait dโenvisager la conclusion dโun traitรฉ dโalliance avec la France, lui permettrait, par consรฉquent, de reprendre aux Espagnols les presidios1 Melilla annexรฉe depuis1497 et Ceuta depuis 1668, sans craindre que ses navires soient attaquรฉs par la flotte franรงaise. La France nโรฉtait pas du tout portรฉe par le mรชme รฉlan conquรฉrant que le Maroc de Moulay Ismail. Louis XIV, assailli par des ennuis de santรฉ, nโรฉtait plus le Dieu de la guerre de ses annรฉes de jeunesse. Lโengagement de ses troupes en Catalogne, en Italie, dans les Flandres รฉtait le plus souvent forcรฉ par des ligues puissantes. Le 9 juillet 1686, presque toute lโEurope (ร lโexception de LโAngleterre de Jacques II, du Portugal et de la Russie) adhรฉrait ร la ligue dโAugsbourg et se concertait pour mettre un terme ร lโexpansionnisme de Louis le Grand. Sur le plan intรฉrieur, la rรฉvocation de lโEdit de Nantes, le 18 octobre 1685 et le renvoi hors de France de prรจs de trois cent mille religionnaires dโรฉlite vers les pays ร vocation protestante ne manquaient pas dโeffets. Beaucoup dโhuguenots รฉmigrent en emportant leur ire et leur savoir. De plus, le pays connut une pรฉriode calamiteuse sans prรฉcรฉdent. Le ยซvilain tempsยป sโest abattu sur les campagnes. Les rรฉcoltes รฉtaient mauvaises. La famine menaรงait. Le trรฉsor รฉtait vide. ยซ Pontchartrain vendit tout ce qui รฉtait ร vendre : les gouvernements, des emplois publics, les magistratures, les monopoles, les licencesโฆ Il imagina une multitude de rentes et dโoffices royaux, disant ร Louis XIV : Sire, toutes fois que Votre Majestรฉ crรฉe un office, Dieu crรฉe un sot pour lโacheterโฆยป Les tremblements de terre secouรจrent le nord de la France. Les รฉpidรฉmies et la mortalitรฉ sรฉvissaient de sorte quโentre 1693 et 1694, on ne compta pas moins de deux millions de morts. Une hรฉcatombe dรฉmographique et รฉconomique sans prรฉcรฉdent qui impulsera un inflรฉchissement dans la conduite de la politique extรฉrieure de la France. En effet, dans ce contexte dรฉfavorable, du cรดtรฉ de Versailles, on sโavisait quโun accord, qui permettrait de faire un tour dโhorizon sur les questions รฉconomiques et militaires avec le royaume chรฉrifien, serait, ร tout le moins bรฉnรฉfique, dans lโลuvre de renflouement des caisses de lโEtat. Dans cette optique de ยซ realpolitik ยป avant lโheure, ร la fin du XVIIe siรจcle, Louis XIV envoya deux ambassadeurs ร la cour de Moulay Ismail et lui-mรชme reรงut la visite de deux reprรฉsentants du sultan. La premiรจre ambassade franรงaise, confiรฉe au baron de Saint-Amans eut lieu au cours de lโhiver de 1682-1683, immรฉdiatement aprรจs la signature du traitรฉ de paix et dโamitiรฉ franco-marocain de Saint-Germain-en-Laye. La seconde, qui fut habilement prรฉparรฉe par le jeune consul Jean Baptiste Estelle depuis 1691, nโeut lieu quโen 1693. Contrairement ร ce quโรฉcrivait Louis XIV ร Moulay Ismail le 23avril 1692, lโambassadeur ne fut pas un officier de marine, mais un diplomate de terre ferme, le sieur Pidou de Saint-Olon. Il est le fils dโun tourangeau, un modeste chevalier, commandeur et greffier dโun obscur ordre royal et militaire de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Saint-Lazare, รฉlevรฉ gentilhomme ordinaire de la chambre par brevet. En 1720, lโannรฉe de sa mort, le duc SaintSimon lui rendit un hommage un tantinet ironique : ยซSon nom est Pidou et de fort bas alois : il รฉtait gentilhomme ordinaire chez le Roi nโen parle en des voyages en pays รฉtrangers avec confiance et avait รฉtรฉ aussi envoyรฉ du Roi au Maroc et ร Alger oรน il vint ร bout dโaffaires difficiles et mรชme fort pรฉrilleuses pour lui, avec une grande fermetรฉ et beaucoup dโadresse et de capacitรฉ, dโailleurs fort honnรชte homme et qui ne sโen faisait point accroire.ยป Sa plus importante mission avait รฉtรฉ jusquโalors celle de Gรชnes en 1682. Cette citรฉ fut, ร lโรฉpoque, soumise ร un bombardement intensif de lโescadre dโAbraham Duquesne, qui nโen arrรชta la destruction systรฉmatique quโen 1684. Pendant ces deux annรฉes, lโenvoyรฉ du Roi- Soleil patienta claquemurรฉ dans une ville, au milieu de lโhostilitรฉ gรฉnรฉrale dโune population et dโun gouvernement qui traitaient en ennemi toute personne suspecte de relation avec la France. Saint-Simon ajoute que ยซlongtemps employรฉ en des voyages en pays รฉtrangersยป, Pidou de Saint-Olon fut dรฉpรชchรฉ pour porter les compliments et surtout les condolรฉances de Louis XIV. Une mission protocolaire en Espagne en 1709 oรน il serait porteur des condolรฉances du roi ร lโoccasion de la mort de la mรจre de Marie Anne de Neubourg le ferait surnommer, le consolator afflictorum. Lorsque Saint-Olon eut รฉtรฉ choisi comme ambassadeur, Louis XIV lui confรฉra un titre de crรฉance pour le sultan quโil avait rรฉdigรฉ en ces termes : ยซTrรจs haut, trรจs excellent et trรจs puissant prince, notre Trรจs cher et bon ami. ยซLe dรฉsir que vous nous avez marquรฉ de renouveler le traitรฉ et de rรฉtablir la bonne correspondance qui รฉtait ci-devant entre nos sujets nous ayant portรฉ ร faire choix du sieur chevalier de SaintOlon, notre ambassadeur ordinaire, pour vous assurer de la sincรฉritรฉ de nos intentions et traiter avec vous, nous avons cru devoir le charger de cette lettre pour vous prier dโajouter une crรฉance entiรจre ร tout ce quโil vous dira de notre part. Sur ce, nous prions Dieu quโil vous ait, trรจs haut, trรจs excellent et trรจs puissant prince, en sa garde. ยซEcrit de notre chรขteau Imperial de Versailles, le 14 janvier1693ยป1 Habituรฉ ร des missions peu glorieuses et ne connaissant ni les affaires marocaines ni les affaires africaines, le nouvel ambassadeur de France avait raison de sโaffliger de la mission quโon lui avait confiรฉe. La correspondance adressรฉe par Saint-Olon au ministre de la Marine Pontchartrain nous renseigne dรฉjร sur ses apprรฉhensions. De Paris, le 9 fรฉvrier, il lui fait part des soucis que lui cause lโincompรฉtence de son interprรจte. ยซIl convient, รฉcrit Sain-Olon, quโil ne sait ni lire ni รฉcrire le franรงais, quโil nโentend pas bien lโarabe de ce pays-lร , mais quโil espรจre que, quand il y aura รฉtรฉ douze ou quinze jours, il lโentendra. Voyez dans quel embarras cela va me jeter, et quel remรจde vous y pouvez apporter, car la bonne volontรฉ quโil tรฉmoigne ne rendra pas son service plus utile, et il me serait bien fรขcheux, outre le prรฉjudice quโen recevrait le service du Roy, de ne pouvoir ni entendre, ni รชtre entendu. Vous serez vous-mรชme le tรฉmoin de son savoir si vous voulez bien mโassigner un quart dโheure dโaudience ce mercredi soir ou jeudi matinยป. Aprรจs avoir reรงu des instructions et des รฉclaircissements sur la nature de sa mission, Saint-Olon prit la route de Marseille, se rendit ร Toulon oรน il dressa le rรดle des Marocains galรฉriens, soit 233dont 29 invalides. Il y prit note รฉgalement que le nombre total des invalides musulmans de diffรฉrentes origines sโรฉlevait ร 272 au cas oรน Moulay Ismรฏl pourrait les accepter dans lโรฉchange. Les instructions remises ร lโambassadeur franรงais avaient pour finalitรฉ de convenir avec le sultan marocain des articles et conditions de la paix, de faire cesser la guerre de course des Salรฉtins. Pour ne pas donner ร penser que Louis XIV cherchait ร solliciter quelques faveurs et renonรงait ร la politique de prรฉรฉminence habituelle du Roi Soleil, les cadeaux devraient se faire au nom de son envoyรฉ. Pour le reste, Pidou รฉtait chargรฉ par le roi de France, comme ses prรฉdรฉcesseurs, de faire un travail de renseignement dโordre gรฉopolitique. Il devait recueillir les รฉlรฉments dโun rapport dโensemble sur la situation gรฉnรฉrale du Maroc : sโinformer si les terres รฉtaient fertiles, si elles รฉtaient peuplรฉes, quels รฉtaient les princes voisins de ces royaumes avec lesquels le roi du Maroc pourrait entrer en guerre, quelles รฉtaient ses troupes, quelle รฉtait la conduite de ce prince dans le gouvernement de ses Etats ; quelle รฉtaient les mลurs des habitants et leur religion. Bref, une enquรชte dรฉtaillรฉe sur ยซlโensemble des Etats du roi de Marocยป. Dรฉcidรฉment, Louis XIV, comme Richelieu auparavant, nourrissait lโidรฉe dโune รฉventuelle tentative de conquรชte du pays. Armรฉ de ces recommandations et de quelques objets de mercerie diplomatique, lโambassadeur du ยซroi des roumsยป comme lโappelait Moulay Ismail, sโembarqua sur LโArc-en-ciel le 4 avril 1693. Il arriva en rade de Tรฉtouan le 3 mai aprรจs un pรฉriple de vingt-huit jours qui faisait commencer son ambassade sous de fรขcheux auspices. Il sโen plaignit tout de suite ร son ministre Pontchartrain dans une lettre : ยซNous avons voulu forcer les vents pour sortir de Toulon et nous mettre en route, mais nous nโen avons eu que plus de fatigue et nous nโen avons pas fait plus tรดt notre chemin, puisquโaprรจs vingthuit jours dโune navigation trรจs pรฉnible nous ne faisons quโarriver en cette rade
La Rรฉdemption, un supplรฉment dans lโaventure barbaresque
ย ย Les Pรจres rรฉdempteurs eurent une place essentielle dans la littรฉrature relative ร lโesclavage chrรฉtien en terre dโislam, en tant que reprรฉsentants dโinstitutions dรฉvouรฉes ร la mรฉdiation entre les deux rives de la Mรฉditerranรฉe. Les rรฉcits de ces missionnaires forment, avec quelques rรฉcits des esclaves eux-mรชmes, le fonds dโune littรฉrature consacrรฉe ร la captivitรฉ qui connut une grande faveur auprรจs du public. Le captif devient alors un personnage romanesque propre ร attendrir les lecteurs plus encore quโร servir la curiositรฉ de lโhistorien. Les missions dโรฉvangรฉlisation entrprises par les Pรจres nโรฉtait point destinรฉe, ร lโinstar des autres pays de lโAfrique, aux Marocains. En effet, leur entreprise marocaine ne consistait quโร pouvoir sauver lโรขme des captifs intรฉressรฉs qui ne cessaient dโuser de tout les expรฉdients pour se faire racheter beaucoup plus que dโaspirer ร la bรฉatitude de la foi. Jouissant dโun capital de confiance auprรจs du roi et de ses sujets, ces religieux prirent la relรจve des missions dโambassades avortรฉes et leurs tentatives sโavรฉrรจrent plus efficaces et moins coรปteuses que les dรฉmarches officielles. ยซPour ne pas abandonner les captifs ร leur sort, sur lequel tout le monde sโapitoie mรชme lorsquโon ne fait rien pour eux, le mieux est dโemployer les religieux des ordres qui ont รฉtรฉ crรฉรฉs spรฉcialement en vue du rachat des esclaves. Telle est la solution qui reรงoit lโagrรฉment de la cour de France : les rรฉdempteurs seront des intermรฉdiaires plus honnรชtes et plus dรฉvouรฉs que des marchands et moins coรปteux que des ambassadeurs officiels. A dโaussi humbles nรฉgociateurs, les maรฎtres des captifs nโoseront pas prรฉsenter des prix majorรฉs. Enfin, les religieux se chargent de trouver eux-mรชmes les fonds nรฉcessaires ร la rรฉdemption par des quรชtes effectuรฉes dans toute la France ยป Depuis le dรฉbut du XVIIe siรจcle, les captifs chrรฉtiens avaient bรฉnรฉficiรฉ de la sollicitude de deux ordres rรฉdempteurs qui sont issus de la Croisade : lโordre de la Trรจs Sainte Trinitรฉ dont les membres portaient le nom de Trinitaires ou Mathurins et celui des mercรฉdaires (ou Pรจres de la Mercy). Le premier, celui de la Sainte Trinitรฉ, auquel appartient le Pรจre Busnot et qui a รฉtรฉ fondรฉ par Jean de Matha et Fรฉlix de Valois en 1198, รฉtait fortement implantรฉ dans le sud de la France et en Espagne (ร Marseille, Arles, Saint-Gilles-du-Gard, Tolรจde, Sรฉgovie, Burgos); le second, celui de Notre-Dame de la Merci, en 1218, lโa รฉtรฉ par Pierre Nolasque et Raymond de Penafort, รฉtait fixรฉ notamment ร lโouest du pays et en Catalogne. Les deux ordres ne se distinguaient pas seulement par leur ancrage gรฉographique, mais aussi sur le plan de la conception religieuse : la rรจgle des Mathurins stipulait quโun tiers de leurs revenus (tertia pars) devait รชtre consacrรฉ au rachat de chrรฉtiens captifs chez les infidรจles. En revanche, les Mercรฉdaires pouvaient se dรฉmarquer par le quatriรจme vลu de leur ordre (aprรจs lโobรฉissance, la pauvretรฉ et la chastetรฉ) parlequel ils se devaient de faire le sacrifice de leur personne en รฉchange de la dรฉlivrance des captifs. ยซSโil manque quelque chose au prix [de la ranรงon], sโรฉmerveillait Bossuet, le rรฉdempteur [mercรฉdaire] offre un supplรฉment admirable : il est prรชt ร donner sa propre personne, il consent dโentrer dans la mรชme prison, de se charger des mรชmes fers, de subir les mรชmes travauxยป. Humbles nรฉgociateurs, les religieux se chargeaient eux-mรชmes de trouver les fonds nรฉcessaires ร la rรฉdemption par des quรชtes effectuรฉes en France pour les plus dรฉmunis des captifs et dont les familles ne pouvaient pas rรฉunir le paiement de leurs ranรงons. Le 28 mars 1638, par lettres patentes du roi, les Mercรฉdaires furent chargรฉs du rachat des esclaves franรงais ร Salรฉ. En 1638, un arrรชt du 6 aoรปt partagea la France en deux rรฉgions : la Bretagne, la Provence, le Languedoc, provinces maritimes directement intรฉressรฉes par la rรฉdemption, furent rรฉservรฉes aux Mercรฉdaires, le reste de la France aux Trinitaires. Les aumรดnes recueillies par les Trinitaires, auprรจs des รขmes charitables, leur permirent dโeffectuer plusieurs voyages au Maroc et leurs missions de rachat sโachevรจrent, gรฉnรฉralement, par un succรจs. Le Pรจre Jean Escoffiรฉ qui reรงut lโordre dโaller au Maroc le 27 juin 1641, ramena ร Marseille, le 22 novembre 1642, quarante et un captifs dont le Pรจre Dan nous donne le nom, lโรขge et la ville dโorigine. A leur arrivรฉe ร Marseille, les captifs furent accueillis par les Trinitaires de cette ville. Une procession solennelle se forma, les captifs marchaient deux par deux, accompagnรฉs de jeunes enfants dรฉguisรฉs en anges qui ยซtenant chacun dโeux une chaรฎne dโor les menaient par les bras au lieu de celles de fer dont ils รฉtaient cruellement enchainรฉs en Barbarie.ยป En 1683, les Pรจres de la Mercy, profitant de la signature du traitรฉ de SaintGermain signรฉ un an avant, envoyรจrent trois membres de leur ordre ร Ceuta pour une nouvelle rรฉdemption. Les Pรจres qui furent choisis pour cette mission, รฉtaient le Pรจre Monel, de Paris, le Pรจre Bernard Mรจge et le frรจre Joseph Chastel de Toulouse. Celui-ci, qui connaissait le Maroc pour y avoir รฉtรฉ lui-mรชme captif de 1671 ร 1676, qui parlait lโarabe et qui avait une expรฉrience de Moulay Ismail porta la parole ; aprรจs des nรฉgociations houleuses et des incommoditรฉs lors du retour ces Mercรฉdaires ramenรจrent, quand mรชme, une cinquantaine de captifs. Au dรฉbut du XVIIIe siรจcle, les Mathurins et les Mercรฉdaires ลuvraient de concert pour sauver le plus grand nombre dโesclaves possible au meilleur prix. Ils se rendirent ร trois reprises au Maroc (en 1704, 1708 et 1712). Leur premier voyage, en novembre 1704, rassembla les Pรจres mercรฉdaires de la province de Paris et de Rouen : Le Berthier, Quillet et Nolasque Nรฉant, et les Pรจres trinitaires Toรซry, Liรฉbe et Busnot, auxquels se joignirent les Mercรฉdaires de Toulouse, les Pรจres Castet, Brun et Forton. Au second voyage qui eut lieu ร Ceuta, le pรจre Busnot รฉtait en compagnie des Pรจres Nolasque et Forton. Pour le troisiรจme et dernier, il รฉtait avec le seul Nolasque. Busnot comme Nolasque furent les journaliers de lโaventure rรฉdemptrice. Lโun et lโautre se chargรจrent de relater lโexpรฉrience barbaresque. Le rรฉcit de rรฉdemption รฉcrit est aussi un rรฉcit dโinitiation avec ses multiples รฉpreuves, sa quรชte et sa rรฉvรฉlation. Dรจs le dรฉbut de la relation, le Pรจre-narrateur livre au lecteur les difficultรฉs rencontrรฉes pour lโaccomplissement de la mission de rรฉdemption diligentรฉe par la cour de Louis XIV et tant attendue par les captifs chrรฉtien de Moulay Ismaรฏl. La premiรจre difficultรฉ selon le Mathurin vient du statut mรชme des captifs franรงais au Maroc : ยซIl nous avait รฉtรฉ toujours plus facile de travailler, comme on a fait avec succรจs, ร racheter les captifs dans les autres Etats de Barbarie parce que les esclaves y appartiennent ร des particuliers avec lesquels on peut entrer en composition [โฆ]. Mais dans lโempire de Maroc, ils appartiennent tous au roi qui ne les relรขche quโavec peine parce quโil les trouve plus adroit que les maures pour les bรขtiments qui sont son occupation ordinaire et que, par leur moyen, il sโattire les prรฉsents de toutes les nations de lโEurope.ยป La deuxiรจme difficultรฉ est liรฉe ร lโitinรฉraire parcouru. Aprรจs lโobtention du passeport, les religieux, partis de Paris, devaient rejoindre Madrid pour atteindre Cadix. Cโรฉtait lโรฉpoque oรน lโEspagne et le Maroc รฉtaient ร peu prรจs au mรชme degrรฉ de dรฉveloppement. On y marchait en caravane. On emportait des provisions pour vivre. Les routes de la pรฉninsule avaient toutes les incommoditรฉs des routes marocaines, cahoteuses, torrides, et, de surcroรฎt, elles รฉtaient moins sรปres. Il fallait sโy dรฉfendre le jour contre les excessives chaleurs ยซet toutes les nuits du grand nombre de voleurs que lโimpunitรฉ y multipliaitยป. Lโitinรฉraire par voie de terre avait semblรฉ plus sรปr que le voyage par mer ร cause du conflit avec lโAngleterre provoquรฉ par lโaffaire de Succession dโEspagne. Le port de Cadix รฉtait alors le grand relais du commerce europรฉen avec le Maroc avant que Gibraltar ne sโy substituรขt au cours des annรฉes suivantes. La colonie franรงaise y รฉtait nombreuse et riche. La place fournissait les piastres indispensables au rachat des esclaves. Le petit groupe de Pรจres y sรฉjourna prรจs de trois mois. Il rejoignit Salรฉ le 4 novembre1704 aprรจs une traversรฉe difficile de prรจs de cinq jours. Le sรฉjour des rรฉdempteurs ร Salรฉ leur รฉtait favorable car ils avaient lโoccasion de rencontrer les chanceliers du consulat de France, dโรชtre reรงus agrรฉablement par le gouverneur de la ville, de pouvoir ยซoffrir chaque jour le saint sacrifice comme en terre chrรฉtienne et dโadministrer les sacrements ร quelques marchands et ร quelques captifs dont la piรฉtรฉ, soutenue dโune patience รฉprouvรฉe [les] รฉdifia beaucoup ยป. Le Pรจre Nolasque, en dรฉcrivant la ville de Salรฉ, ville rรฉputรฉe par ses corsaires fรฉroces qui terrorisaient les cรดtes des pays chrรฉtiens, donne lโimpression de rรฉdiger un rapport destinรฉ aux officiels des renseignements. Il nโรฉprouve aucune รฉmotion relative aux couleurs locales, aucun รฉmerveillement devant les senteurs dโun espace inconnu. De la mรชme maniรจre que ses prรฉdรฉcesseurs, le regard du religieux ne se soucie ni des couleurs ni des nuances sur lesquelles disserteront les voyageurs du siรจcle suivant. Au lieu des sensations pittoresques, lโauteur prรฉfรจre dessiner un plan de la ville portuaire : ยซ [โฆ] Il faut faire le plan de la ville de Salรฉ. Salรฉ comprend deux villes, dont lโune qui regarde le nord est proprement ce qui sโappelle Salรฉ, et une riviรจre nommรฉe Boureggret et qui en fait le point. On passe dโune ville ร lโautre par des bateaux [โฆ]. Les maisons nโont point de fenรชtres en dehors, et elles nโont pour la plupart que lโรฉtage dโen bas, [โฆ], et elles sont toutes couvertes en terrasses. [โฆ]. Ces deux villes ont chacune leur muraille avec des tours de distance en distance, mais celle de la nouvelle ville est dโune plus grande circonfรฉrence. [โฆ]. Elle a de plus deux chรขteaux ; le plus grand est situรฉ sur un rocher assez รฉlevรฉ du port, et il y a au bas, sur lโembouchure de la riviรจre, un fortin muni de cinq piรจces de canons pour faciliter la retraite de corsaires. [โฆ]. Au dehors de cette nouvelle ville, il y a une gemme, cโest-ร - dire une mosquรฉe, qui nโest bรขtie quโร moitiรฉ, et qui aurait รฉtรฉ fort vaste ร en juger par la quantitรฉ des piliers qui y sontยป. Grรขce ร ce descriptif topographique, nous apprenons peu de choses hormis que Rabat nโรฉtait quโune sorte de faubourg de Salรฉ, et que ce nom de Salรฉ, si souvent rencontrรฉ dans la littรฉrature du XVIIe et XVIIIe siรจcle, sโappliquait รฉgalement ร Rabat. Paradoxalement, lorsque le descripteur a lโoccasion de sโapprocher de lโhumain, la subjectivitรฉ et les jugements de valeur sont de mise pour assombrir les habitants du pays visitรฉ : ยซLes habitants, tant de Salรฉ que des autres villes des royaumes de Fez et des Algarves, sont blancs et bien faits, je veux dire les naturels du paรฏs, parce quโil y a beaucoup de noirs qui sont รฉtrangers, et de moulattes qui son nรฉs dโun blanc et dโune noire. La mauvaise รฉducation quโon leur donne pendant leur jeunesse les rend si peu polis quโon peut dire quโils nโont que la figure dโhomme.[โฆ]Quand on entend frapper ร la porte, on distingue si cโest un Chrรฉtien ou un Maure, le Chrรฉtien frappe ร la mode du paรฏs, mais le Maure frappe trente fois de suite et avec une prรฉcipitation extraordinaire [โฆ].Ce nโest pas que les Maures nโayant naturellement beaucoup dโesprit, mais il est mal cultivรฉ, et ils ne sโen servent que pour ramasser de lโargent quโils enterrent, dans lโespรฉrance que la loy de Mahomet leur donne quโils en jouiront aprรจs leur mortโฆยป2. Le regard du Pรจre Nolasque devient, toutefois dรฉconcertant lorsque lโon passe de ยซlโimpolitesse des Mauresยป ร un jugement favorable portรฉ sur la croyance de ces mรชmes gens. En effet ces hommes dont le Prophรจte estยซ un faux prophรจte ยป et Dieu ยซune fausse divinitรฉยป sont de fervents de ce quโils jugent vรฉnรฉrable et sacrรฉ. ยซCe quโils ont de bon, cโest un grand respect pour le nom de Dieu. Le sieur Flabron mโen fit faire un jour une expรฉrience qui me- surprit. Il dรฉchira en petits morceaux un papier รฉcrit des deux cรดtรฉs et les jeta dans la rue. Il me fit attendre quelques temps et le premier Maure qui passa eut la patience de les ramener, sans en laisser un, et, ensuite, les mit tous dans un trou de muraille, et cela dans la crainte quโil nโy ait sur ces morceaux de papier des lettres qui puissent exprimer le nom de Dieu et que ce Saint nom ne fรปt profanรฉ par les passants. Bel exemple pour les Chrรฉtiens qui renient si souvent un nom si terrible ! Aussi, dans la langue arabe, il nโy a point dโexpressions qui blessent tant soit peu le respect pour le Nom de Dieu [โฆ] On sait le respect que les Mahomรฉtans ont pour leurs temples et je dirai ร ce sujet que cโest un crime puni de mort que de faire de lโeau auprรจs des murs en dehorsยป. En valorisant les Mahomรฉtans, le Pรจre, de par son statut, vise ร รฉdifier une conscience qui sโรฉloigne un peu de Dieu. Il sโรฉtonne, en effet, que les Musulmans, ces hommes ยซqui nโont que la figure dโhommesยป puissent vรฉnรฉrer Dieu, respecter leur temples alors que les Chrรฉtiens ยซnations policรฉesยป sโรฉgarent de Dieu et de ses รฉglises. La petite caravane constituรฉe prit la route de Meknรจs le 16 novembre quโelle atteignit le 19 novembre aprรจs trois bonnes journรฉes de chemin. Au cours du voyage, les Pรจres dรฉcouvrent et font dรฉcouvrir le bled (cโest-ร -dire, tout ce qui nโest pas ville) : le bled apparait avec ses pistes sablonneuses ou rocailleuses, qui sโรฉlargissent ou se rรฉtrรฉcissent, suivant la nature du sol ; ses riviรจres, quโon franchit ร guรฉ, plus souvent quโร lโaide de bacs ; ses villages, ou douars, formรฉs de tentes groupรฉes en rond la plupart du temps, entourรฉs de haies ; les troupeaux, quโon fait rentrer le soir dans les ยซ azibsยป de peur des lions et des tigres. En traversant ces espaces, Busnot promรจne son regard et sโoffre lโoccasion de juger terre et gens
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Table des matiรจres
Introduction
Premiรจre partie : Image(s) franรงaise(s) du Maroc sous le rรจgne de Moulay Ismaรฏl
Chapitre I : Images du Maroc barbaresque
Chapitre II : La captivitรฉ chrรฉtienne sous le rรจgne de Moulay Ismaรฏl
Chapitre III: Le regard dโun captif, Germain Mouรซtte
Chapitre IV: Saint-Olon, de lโambassade ร la description de lโรฉtat des lieux de ยซ La maison Maroc ยป
Chapitre V: La rรฉdemption, un complรฉment narratif dans lโaventure Barbaresque
Chapitre VI : Moulay Ismaรฏl ou le mythe du despote oriental
Deuxiรจme partie : La quรชte dโun Orient marocain
Chapitre I : Louis Chรฉnier du consulat ร lโorientalisme
Chapitre II : Le Maroc de Delacroix
Chapitre III : Gabriel Charmes ou le temps/Ton du mรฉpris
Chapitre IV : Le Maroc de Pierre Loti
Chapitre V : Le Maroc funรจbre dโAndrรฉ Chevrillon
Troisiรจme partie : De lโenquรชte ร la conquรชte
Chapitre I : Charles de Foucauld ou la reconnaissance utile
Chapitre II : Le Maroc inconnu dโAuguste Mouliรจras
Chapitre III : Linarรจs ou le regard du mรฉdecin
Chapitre IV : Vers le Protectorat
Conclusion
Chronologie des รฉcrits franรงais sur le Maroc avant le Protectorat
Glossaire
Bibliographie
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