Longueurs caractéristiques et régimes de propagation
En plus de la longueur d’onde λ et de la taille typique L du milieu étudié, trois grandeurs permettent de caractériser la propagation des ondes classiques en milieu désordonné :
• La longueur d’absorption ℓa est la distance typique après laquelle l’onde a été significativement atténuée par un processus anélastique .
• Le libre parcours moyen ℓ s’interprète comme la distance moyenne entre deux événements de diffusion. En l’absence d’absorption, c’est la distance typique d’atténuation de l’onde incidente. En milieu dilué, on peut le relier à la section efficace σ des diffuseurs, ℓ =1nσ, n étant le nombre de diffuseurs par unité de volume.
• Le libre parcours moyen de transport ℓ⋆ s’interprète comme la distance que doit parcourir l’onde pour perdre la mémoire de sa direction de propagation incidente (Lagendijk et Van Tiggelen, 1996). Lorsque les diffuseurs du milieu sont petits (a << λ), la diffusion est isotrope et l’on a ℓ = ℓ⋆. Si les diffuseurs sont plus grand (a ≈ λ), la diffusion est fortement piquée vers l’avant (direction incidente) et ℓ⋆ > ℓ 3. Dans des milieux où l’absorption est suffisamment faible, on peut délimiter trois principaux régimes de propagation très différents, par degré de désordre croissant :
• Le régime de diffusion simple : λ<L ≤ ℓ, ℓ⋆ < ℓa. La longueur d’onde est plus petite que la taille typique du milieu, elle-même plus petite ou de l’ordre du libre parcours moyen. L’onde interagit très peu avec les hétérogénéités du milieu, c’est le régime de validité des méthodes classiques d’imagerie. Si la longueur d’onde atteint la taille typique du milieu, les vibrations correspondent aux modes propres de la structure (ondes stationnaires).
• Le régime de diffusion multiple : λ < ℓ, ℓ⋆ <L<ℓa. Quand le libre parcours moyen est plus petit que la structure, les ondes interagissent de nombreuses fois avec le milieu. L’onde incidente est très atténuée, voire invisible et l’enregistrement est dominé par des arrivées successives d’ondes diffuses. Les méthodes classiques d’imagerie, basées sur les trajets balistiques de l’onde, ne sont plus utilisables.
• La localisation forte : ℓ ≤ λ. Si le libre parcours moyen diminue encore, pour s’approcher de la longueur d’onde, les ondes deviennent « prisonnières » du désordre et l’énergie ne se propage plus. Ce phénomène, découvert à l’origine par Anderson (1958) dans un contexte de physique quantique, a également été observé pour les ultrasons (Hu et al., 2008). Les méthodes d’imagerie en régime de diffusion simple ont largement fait leurs preuves, et ce dans de nombreux domaines. En imagerie médicale par exemple, l’échographie permet de sonder certains organes du corps humain à l’aide d’ultrasons. La sonde est constituée de plusieurs dizaines voire centaines de transducteurs piézoélectriques, qui peuvent tour à tour servir de source et de récepteur. L’hypothèse de base de la méthode est que les signaux enregistrés sont issus d’une interaction unique de l’onde incidente avec les hétérogénéités du milieu (Figure 1.1). Une deuxième hypothèse est que le milieu est constitué d’une matrice de vitesse uniforme comprenant un certain nombre de réflecteurs ou diffuseurs à imager. Les temps d’arrivées des différents échos sont alors directement reliés à la position des hétérogénéités et l’on peut construire une carte de réflectivité du milieu. En imagerie sismique, le principe reste le même mais une étape préliminaire est nécessaire. La vitesse des ondes dans le sous-sol ne peut pas être considérée comme uniforme à cause des variations physiques (pression, température) et chimiques survenant en profondeur. L’étude des ondes de surface et/ou des ondes réfractées permet dans un premier temps d’obtenir un modèle approximatif de vitesse en fonction de la profondeur. Ensuite, en prenant en compte ce modèle de vitesse, il est possible de construire une carte de réflectivité du milieu, similairement au procédé échographique. Cette carte permet principalement de localiser les interfaces entre les différentes couches géologiques du sous-sol. Elle peut ensuite permettre aux géologues des compagnies pétrolières d’estimer la probabilité de trouver du pétrole. Mais si le degré d’hétérogénéité du milieu étudié est trop important, les ondes incidentes peuvent subir plusieurs diffusions avant d’atteindre le récepteur (Figure 1.1). L’équivalence entre temps d’arrivée et position d’un diffuseur est perdue et l’utilisation des méthodes classiques d’imagerie n’est plus possible. Dans ce régime, la propagation d’onde s’apparente à une marche aléatoire et l’intensité est gouvernée par l’équation de diffusion. Les propriétés ondulatoires de l’onde semblent avoir disparu pour laisser place à une interprétation classique comparable au transport des particules. La perte apparente des propriétés ondulatoires ainsi que l’inadéquation avec les méthodes d’imagerie ont sûrement contribué au démarrage tardif de l’étude approfondie de ce régime. C’est la découverte de phénomènes d’interférences, comme la localisation forte, qui a relancé dans les années 50 l’intérêt des physiciens du solide pour l’étude des ondes dans les systèmes désordonnés. Ce regain d’intérêt pour les systèmes désordonnés a également suivi dans différents domaines qui impliquent la propagation d’ondes classiques. Parmi les phénomènes étudiés actuellement, certains ont un lien fort avec la diffusion multiple et s’appliquent à différentes échelles. On peut citer par exemple les corrélations de bruit ambiant (Lobkis et Weaver, 2001; Campillo et Paul, 2003), le retournement temporel (Derode et al., 1995), ou encore la localisation faible (Albada et Lagendijk, 1985; Larose et al., 2004). C’est ce régime de diffusion multiple qui constitue le cadre de ce travail de thèse. Si les travaux présentés dans ce manuscrit peuvent s’appliquer à tous types d’ondes classiques, ils seront illustrés par des simulations numériques d’ondes acoustiques et sismiques, et par des expériences en ultrasons dans le béton. Avant d’introduire la problématique à l’étude, commençons par rappeler brièvement les travaux déjà effectués à l’aide d’ondes sismiques multi-diffusées.
Application du χ2 aux simulations numériques
Comme dans le chapitre 5, nous étudions un milieu carré à bords réfléchissants de largeur 20ℓ⋆ rempli de diffuseurs mous et ponctuels (1 point de grille). Nous répartissons 10 capteurs dans le milieu qui peuvent tour à tour jouer un rôle de source ou de récepteur. On peut donc compter 45 paires distinctes de capteurs (10 × 9/2). Une représentation schématique du milieu est visible en Figure 7.1. Deux séries d’acquisitions de réponses impulsionnelles sont effectuées, une à la date initiale d0 et une à la date finale d1. Entre ces deux dates, un nouveau diffuseur mou de rayon rs est ajouté à une position aléatoire r0. C’est ce nouveau diffuseur qui constitue ici le défaut (ou changement local) à imager. Nous utilisons les mêmes paramètres que ceux définis à la section 5.3.1, et nous rappelons quelques valeurs importantes. La source est une impulsion gaussienne de fréquence centrale 2MHz et de bande passante 30%. La longueur d’onde centrale vaut λc = 0.75mm et la vitesse des ondes est fixée à c = 1.5mm/μs. Le libre parcours moyen vaut ℓ = ℓ⋆ = 10λc = 7.5mm. Le pas spatial de la grille vaut 0.05mm et le pas temporel 0.0236μs. La durée d’acquisition est fixée à tmax = 1ms. Les réponses enregistrées par la paire de capteurs i sont notées φd0i(t) à la date initiale d0 et φd1i (t) à la date finale d1. Les mesures de décorrélation entre les réponses initiales et finales sont effectuées pour chaque couple de capteurs et à différents temps dans la coda selon l’équation (7.1). D’autre part, le modèle numérique, basé sur le noyau de sensibilité introduit au chapitre 5 est construit selon le protocole suivant :
• découpage du milieu en une grille de résolution souhaitée. Chaque nœud de la grille représente une position hypothétique du défaut. Dans le cas présent, le pas spatial de cette grille vaut ≈ ℓ⋆/4.
• calcul du propagateur de l’intensité pour chaque capteur vers chaque nœud de grille dans l’approximation choisie. Nous utilisons ici la superposition de la solution de la diffusion en milieu infini 2D et des images miroirs pour la prise en compte des bords réfléchissants.
• calcul du noyau en appliquant la formule (7.2), pour chaque paire de capteurs, chaque nœud de grille et chaque temps de mesure dans la coda.
Selon la configuration choisie et la résolution souhaitée, le calcul du modèle numérique peut prendre de quelques minutes à quelques heures sur un ordinateur de bureau . On note que cette opération n’est à effectuer qu’une seule fois pour une configuration expérimentale donnée. Une représentation du noyau associé au couple de capteurs 4-10 est visible sur la Figure 7.3 à deux temps différents de la coda. On peut noter sur cette Figure l’augmentation de la sensibilité autour du capteur situé proche du bord du domaine. On note également que la zone investiguée, bien que beaucoup plus large au temps long, garde encore une forte dépendance spatiale. La nature lente du processus diffusif rend l’homogénéisation du noyau sur ce milieu fermé lente également. Les zones de gradient maximum, et donc de haute résolution spatiale, se déplacent ainsi avec le temps dans la coda. En plus de l’intérêt lié au moyennage, cela motive l’utilisation de mesures à différents temps dans la coda pour une inversion donnée. Pour finir, nous suivons les étapes (7.5) et (7.6) pour calculer la valeur de la fonction de coût χ2(r) en chacun des points r du milieu. La sommation se fait ici sur les différentes paires de capteurs et sur les différents temps de mesure dans la coda. Nous présentons alors trois résultats d’inversions, associés à trois expériences différentes. Chaque expérience correspond à l’ajout d’un diffuseur mou de position et de diamètre donné (voir Tableau 7.1). Les cartes de χ 2 obtenues sont présentées dans les Figures 7.4, 7.5 et 7.6.
Conclusions et perspectives
Ce travail de thèse a porté sur l’étude de changements locaux en régime de diffusion multiple. Les différents développements théoriques et méthodologiques ont été illustrés à l’aide de simulations numériques d’ondes acoustiques et sismiques ainsi qu’avec des expériences en ultrasons dans des éléments en béton. En introduisant des défauts locaux dans une éprouvette en béton (matériau très hétérogène), nous avons tout d’abord observé l’apparition de fines variations des formes d’ondes de la coda. Pour quantifier ces variations, nous avons effectué deux types de mesure : des mesures de décorrélation et des mesures de déphasage (ou variation apparente de vitesse). Nous avons supposé que la décorrélation était une mesure adaptée à l’étude d’un changement local de « structure » (fort contraste d’impédance), et que le déphasage était une mesure adaptée à un changement local de « vitesse » (faible contraste d’impédance). D’une part, nous avons estimé théoriquement ces deux observables pour des changements aux caractéristiques connues. Cet axe de recherche constitue le problème direct. D’autre part, nous avons adopté le cheminement inverse en essayant d’inférer les caractéristiques du changement à partir des mesures de variation de la coda. Cet axe de recherche constitue le problème inverse. Les principaux résultats des recherches opérées dans ces deux axes complémentaires sont présentés dans la suite.
Étude du problème direct : Dans un premier temps, nous avons dérivé une expression théorique de la décorrélation de la coda induite par un changement local de « structure ». Ce changement peut correspondre en pratique à tout type de forte variation locale des propriétés mécaniques d’un milieu hétérogène. Dans le cas d’un défaut de section efficace σ suffisamment faible (qualitativement σ<λ), nous avons montré que la décorrélation est proportionnelle à σ et qu’elle s’exprime à l’aide d’un noyau de sensibilité basé sur le transport de l’intensité dans le milieu. Après avoir étudié ce noyau pour différentes solutions du transport (diffusion, transfert radiatif), nous l’avons confronté à des données issues de simulations numériques en différences finies. Ces simulations ont permis de souligner la nécessité d’utiliser le transfert radiatif dans les deux situations suivantes :
• pour l’expression de la décorrélation aux temps courts dans la coda, quelle que soit la position du défaut.
• pour l’expression de la décorrélation quand le défaut est proche de l’un des capteurs, quel que soit le temps dans la coda .
Nous avons également montré que pour des défauts de section efficace plus importante (σ ≥ λ), il est nécessaire d’ajouter des termes correctifs au modèle initial. Ces termes permettent de prendre en compte l’effet des visites récurrentes du défaut. Nous avons ensuite proposé une méthode « rapide » permettant de construire le noyau dans des géométries complexes ou des situations plus générales que celles étudiées. Cette méthode est basée sur le calcul de l’intensité solution de la diffusion à l’aide de matrices de transfert. Dans un second temps, nous avons abordé le cas particulier d’un changement local de « vitesse » (faible contraste d’impédance) apparaissant dans le milieu. En appliquant l’approximation de Born pour le défaut, nous avons montré que la décorrélation est négligeable et que l’effet principal de ce changement est un déphasage (ou variation apparente de vitesse) des ondes de la coda. Contrairement à un changement global de vitesse dans le milieu, ce déphasage ne croît pas linéairement avec le temps dans la coda. En utilisant le formalisme appliqué à l’estimation de la décorrélation, nous avons retrouvé un résultat connu (Pacheco et Snieder, 2005), en montrant que ce déphasage s’exprime proportionnellement au noyau de sensibilité étudié précédemment. Contrairement au cas du changement de structure, l’approximation de Born permet ici de généraliser l’expression du déphasage à des défauts spatialement étendus. Nous avons alors utilisé ce modèle dans le cadre d’une étude de la sensibilité de la coda sismique à un changement de vitesse en profondeur. Ce travail collaboratif (Obermann et al., 2013b), basé sur la combinaison de la sensibilité des ondes de surface et des ondes de volume, a permis de démontrer entre autres les propriétés suivantes :
• un changement de vitesse dans une couche profonde 8 peut être détecté dans la coda grâce aux conversions entre les différents modes de propagation, même lorsque le récepteur et la source sont situés à la surface. Les conversions, et par conséquence la sensibilité, augmentent avec le degré d’hétérogénéité du milieu.
• la variation de vitesse apparente (mesurée dans la coda) est proportionnelle à la variation de vitesse réelle s’opérant dans la couche. La variation apparente peut être modélisée par une combinaison linéaire de la sensibilité des ondes de surface en fonction de la profondeur et du noyau de sensibilité étudié précédemment (pour les ondes de volume).
• en fonction de la dynamique de la variation de vitesse apparente au cours du temps dans la coda, il est possible de discriminer un changement s’opérant en surface d’un changement s’opérant en profondeur.
Dans le cas du changement de vitesse comme dans le cas du changement de structure, nous avons pour l’instant travaillé dans l’approximation des ondes scalaires. Lorsque le milieu élastique est suffisamment hétérogène, les conversions et l’équipartition des modes de propagation permettent d’utiliser une constante de diffusion effective pour le transport de l’intensité et la construction du noyau. Il serait intéressant d’étudier si la construction d’un noyau « élastique » permettrait d’obtenir plus d’informations sur les changements s’opérant dans des milieux modérément hétérogènes.
|
Table des matières
I Problématique et état de l’art
1 Introduction
1.1 Longueurs caractéristiques et régimes de propagation
1.2 La coda sismique
1.3 Plan du manuscrit
2 La coda pour contrôler le béton : État de l’art
2.1 Introduction
2.1.1 Ultrasound to probe concrete
2.1.2 The four frequency domains of US in concrete
2.1.3 Focus on the multiple scattering regime and US coda waves
2.1.4 Sensitivity of coda waves to weak changes
2.2 CWI data processing
2.3 Application of CWI to thermal changes
2.4 Application of CWI to acousto-elasticity
2.4.1 Application to monitoring stress changes
2.4.2 Application to monitoring damage
2.5 Conclusion et perspectives
3 Éléments théoriques et transport en diffusion multiple
3.1 Équation d’onde et fonctions de Green en milieu homogène
3.1.1 Équation d’onde et fonctions de Green
3.1.2 Solutions en milieu homogène
3.2 Fonctions de Green en milieu hétérogène
3.2.1 Développement perturbatif
3.2.2 Cas d’un diffuseur unique
3.2.3 Diffusion multiple et milieu effectif
3.3 Description de l’intensité
3.4 Équations et solutions du transport
3.4.1 Le régime diffusif
3.4.2 Équation du transfert radiatif
II Effet d’un changement local sur la coda : Le problème direct
4 Expériences introductives en ultrasons
4.1 Protocole générique d’acquisition des ultrasons
4.2 Expérience 1 : Détection de changement local
4.2.1 Protocole de l’expérience
4.2.2 Traitement des données
4.2.3 Résultats et discussion
4.3 Expérience 2 : Dépendance spatiale et temporelle de la décorrélation
4.3.1 Protocole de l’expérience
4.3.2 Traitement des données et résultats
5 Changement local de structure
5.1 Estimation théorique de la décorrélation
5.1.1 Défaut de faible section efficace
5.1.2 Défaut de section efficace importante
5.2 Noyau de sensibilité
5.2.1 Noyau en diffusion
5.2.2 Noyau en transfert radiatif
5.3 Simulations numériques
5.3.1 Protocole des simulations
5.3.2 Sections efficaces de diffuseurs mous
5.3.3 Étude de l’intensité, l’enveloppe de la coda
5.3.4 Étude de la décorrélation
5.3.5 Milieux quelconques et matrices de transfert
6 Changement local de vitesse
6.1 Estimation théorique du déphasage
6.1.1 Défaut de vitesse ponctuel
6.1.2 Défaut de vitesse étendu
6.2 Sensibilité de la coda sismique à des changements en profondeur
6.2.1 Introduction .
6.2.2 Numerical simulations
6.2.3 Modeling the two sensitivity kernels
6.2.4 Model for the depth sensitivity
6.2.5 Conclusion
III Imagerie : Le problème inverse
7 Localiser un changement unique
7.1 Méthode d’inversion
7.1.1 Test du χ2
7.1.2 Inférence bayésienne et carte de probabilité
7.2 Application du χ2 aux simulations numériques
7.3 Application expérimentale du χ2
7.4 Limites de la méthode
8 Localiser plusieurs changements simultanés
8.1 RL7 : Une expérience à « taille réelle »
8.1.1 Objectifs
8.1.2 Protocole expérimental
8.1.3 Résultats
8.1.4 Discussion
8.1.5 Conclusion
8.2 Inversion de changements simultanés
8.2.1 Nouvelle formulation du problème direct
8.2.2 Inversion linéaire au sens des moindres carrés
8.3 Application aux simulations numériques
Conclusions et perspectives
Bibliographie
Télécharger le rapport complet