Le sens complexe du titre
Le titre d’Une vie n’est pas seulement déterminant, car l’auteur le fait suivre de l’épigraphe, L’humble vérité. C’est une sorte de complément qui rappelle l’idée de réalisme en bien des cas de ressemblances d’avec ceux de Stendhal qui porte en épigraphe dans Le rouge et le noir ces paroles de Danton: « La vérité, l’âpre vérité ». Balzac, aussi l’a fait avec son « All is true », inspiré de Shakespeare, en épigraphe du Père Goriot. Il apparait ainsi pour ces deux génies du XIXe siècle, qu’ils sont préoccupés par un souci de vérité, de réalisme. Ce que la littérature, les romanciers en particulier doivent prendre en compte dans l’élaboration des œuvres. Et en même temps, l’auteur est interpellé directement sur la question. Pour eux, l’histoire racontée est réelle, elle a été vécue, d’où les épigraphes de ces genres. Mais, Maupassant n’a-t-il pas une autre vision de vérité différente de la leur ? Pour lui, la vérité est une question de transformation, de sélection, un choix sur les événements. Et il dira encore: « Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir ». De cette manière, la transformation qu’il fait de la reproduction de la vérité dans l’œuvre, il se la veut « humble »,et sans fastes. Disons qu’avec lui, « faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession »10. Ainsi, dans ce jeu, le lecteur est le premier à être confronté à l’illusion de la vérité ; et, quand l’auteur ne réussit pas ce qu’il attend de lui, il en est désillusionné. Car ce qu’il lit est seulement ce que l’auteur veut bien qu’il sache. Cette illusion sur le réel ne le laissera pas sans possible désillusion, vu ses espérances et l’idée qu’il peut se faire de la vérité-même. « Alors que tout grand écrivain part d’une certaine vue du monde, d’une notion de la condition humaine, d’une certaine intuition de l’être qui lui sont éminemment singulière et que « la littérature est la vie prenant conscience d’elle-même lorsque dans l’âme d’un génie elle rejoint sa plénitude d’expression »11, Maupassant signe son œuvre de ses tourments car le voilà qui affirme : « je suis le plus désillusionnant et le plus désillusionné des hommes ». Alors, ne construit-il, sinon ne reproduit-il pas Jeanne à la figure de son pessimisme, la faisant tomber dans ce tragique destin de petite femme malheureuse. Il semble plus atteint que son personnage, puisqu’il dit à propos : « je m’ennuie. Je m’ennuie d’une façon interrompue. Tout m’assomme, les gens que je vois et les événements pareils qui se succèdent ». Aussi n’est-il pas davantage troublé par : « ce son faible et bizarre, comme un semeur d’épouvante et de délire […], la voix de ce qui passe, de ce qui se défait, de ce qui trompe, de ce qui disparait, de ce que nous n’avons pas atteint, de ce que nous n’atteindrons pas, la maigre petite voix qui vise l’avortement de la vie, de l’inutilité de l’effort, l’impuissance de l’esprit et de la faiblesse de la chair ». Maupassant, en produisant Une vie, l’a marqué du sceau de l’illusion et de la désillusion en un jeu de répétitions presque touchant à un vide de la sensibilité. L’héroïne, tour à tour, est déçue de ses rapports avec les hommes et même le temps qui file ne lui permet de cueillir ses espérances, l’attente d’un changement gai, du bonheur rêvé. C’est un de ces thèmes favoris qu’il sert à son lecteur. Par exemple, dans ses Contes divers, le Vengeur en représente l’illustration. Les deux époux, par une certaine incompréhension, car, chacun attendait de l’autre rehaussement ou indulgence, finiront par vivre une nuit troublée par la désillusion. Aussi, elle en sera traitée dans les contes la chevelure, ou la dot dans lequel une autre « Jeanne » qui se faisait l’illusion d’être aimé de son mari se trouvera abandonnée par ce dernier que l’argent intéressé autant que le héros du Bel ami. En effet, il est vrai que la Jeanne d’Une vie est coup sur coup anéantie, brisée par sa confrontation à la vie, mais l’important ici est ce jeu de l’illusion qui vient quand en croyant à l’amour d’un galant homme, à la confiance en la sororité, à l’amour d’un fils, à l’amitié d’une bonne femme, à la chasteté des parents, à l’indulgence de la religion, elle finit par se désillusionner, par voir et comprendre que « tout le monde était donc perfide, menteur et faux »15, « tout n’était donc que misère, chagrin, malheur et mort. Tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer ». Il est vrai que l’illusion et la désillusion qui dominent le roman sont un thème cher à Maupassant, mais le plus important serait de voir l’époque dans laquelle a évolué l’auteur et de déterminer les matières qui ont conditionné cette œuvre si riche en écriture.
Parallélisme ou dissimulation par rapport à Zola
A travers l’œuvre de Zola se pourrait donner à lire cet effet de l’illusion dans la composition romanesque d’Une vie. Ainsi deux épisodes de ce roman semblent renvoyer à deux autres dans La faute de l’Abbé Mouret. L’attention est alors portée sur les figures des deux couples de prêtres qui incarnent deux types de religion (UV, chapitre X ; LFAM, chapitre V) : religion tolérante et fanatisme intolérant. Ce n’est pas que Maupassant reprenne le thème de Zola, mais, dans le traitement qui sied à son écriture et à l’illusion par la nuance dont il use pour faire découvrir le grand changement qui s’effectue grandement sur la vie de Jeanne, il nous donne à voir à travers une discussion les caractères de Picôt et de Tolbiac. Aussi, ne nous étonnons-nous pas de constater encore les deux meurtres, la noyade des fauvettes et le massacre des chiots par ces prêtres fanatiques. Surtout, il faut juste voir dans cela le souci naturaliste de peindre l’ecclésiastique en ennemi de la vie et que les deux auteurs sont- si on pourrait l’affirmer- de la même école. Dès lors, ce rapprochement ne nourrit, en fait, que l’esprit constructif et démonstratif d’un prototype qui devrait se montrer bienveillant dans la vie sociale. Ces épisodes contribuent alors à la fragmentation méthodique et savante de l’écriture naturaliste qui, à travers Maupassant se perd dans son « réalisme illusionniste ». On pourrait noter, également, les nuances constatées sur les naissances dans Une vie et Potbouille de Zola. En effet, dans ces deux romans les nobles accouchent tandis que les pauvres servantes « mettent bas » dans la clandestinité, pour cause d’adultère et de bâtardise. Les derniers mots de Zola dans ce roman : « c’est cochon et compagnie » montrent bien la répugnance portée sur ces accouchements impulsés aussi par les conditions de classe.
Jeanne, « moteur » du jeu
Même si le titre du roman la place au second rang, Jeanne est le personnage phare par lequel « tout part et tout revient ». Elle est le « moteur » du récit, Une vie est « sa vie », sa vie de jeune fille à grand-mère (étalée sur une trentaine d’années). Avec elle, on a l’impression que le destin l’accable fatalement comme le dit Alain Buisine : « …dans cette existence la fin d’un malheur inaugure le suivant, le roman ne mettant bout à bout que calamités et faillites ». Le plus surprenant, ce n’est pas la suite de ses malheurs mais ce jeu établi par l’auteur. En effet, il lui fait entrevoir le bonheur, lui fait espérer la réalisation d’un rêve, lui permet d’attendre de la joie chaleureuse, fraternelle et amicale quand viennent s’abattre des « paires de désillusions ». Et, quand elle ne s’attend pas à tout cela, une joie, petite soit-elle se pointe. Voyez, combien Une vie est si bien constituée, ficelée par ce que nous appelons « le jeu de l’illusion et de la désillusion ». Joël Planque le schématisera plus clairement en ces termes : « Victime de son éducation et de ses rêves, Jeanne est guidée par eux à la conquête de son objet, le bonheur, qu’elle destine à Julien puis à Paul. Ses parents la protègent, Julien détruit ses espérances en la trompant avec Rosalie et Gilberte, Paul la ruine et la contraint à quitter le château, mais Rosalie repentante l’aide à mieux finir ses jours, dédiés à la fille de Paul ».
La figure de Julien
D’abord, examinons le rôle de Julien dans le jeu. Il nous est connu, en premier lieu, des paroles de l’abbé Picot venu rendre visite à la famille Le Perthuis des Vauds. Ainsi l’homme donne l’illusion d’ « un bien charmant garçon ; et si rangé, si paisible. [Et qui] ne s’amuse guère dans le pays », malgré les informations récoltées par la baronne : « le vicomte était d’humeur économe (…) comptait vivre simplement afin d’amasser de quoi faire figure dans le monde pour se marier avec avantage sans contracter de dettes ou hypothéquer ses fermes ». Faut dire que sa compréhension du mariage n’est pas amour, un amour rêvé comme chez Jeanne, mais un intérêt bien calculé. Son pouvoir de séduction est, peut-être, si grand que ni le baron ni la baronne n’en tiennent pas compte quand il demandait la main de Jeanne. « Ta mère et moi ne sommes pas opposés à ce mariage » lui dira son père avant même de lui demander son avis. Mais, le baron préfère adopter un fils au lieu de bien regarder, d’étudier Julien afin d’avoir une vraie idée sur sa nature réelle. Il se permet plutôt de minimiser l’argent lequel il compare au « bonheur d’une vie ». C’est quand il devient l’époux légal de Jeanne que Julien se laisse découvrir clairement : brutalise sans pudeur Jeanne (en lui demandant de monter dans une chambre d’hôtel en plein jour et devant tout le monde et l’acte sexuel luimême étant brutal et sans réel consentement chez la femme), lui vole son argent et devient l’incarnation de tous ses désespoirs. Il décevra le baron pendant leur visite aux Briseville (pp108/112), son adultère avec Rosalie (p-141) Ŕ « c’est Julien qui m’indigne. C’est infâme ce qu’il a fait là », dira le baron Ŕ et des problèmes du mariage de sa fille (pp 156/157). Mais on pourrait se demander le point de vue de la bonne par rapport à cet homme qui l’a engrossée, a voulu l’expulser du château et a refusé qu’on la marie convenablement. Ne l’a-t-elle pas le plus déçue, après sa femme, Jeanne.
L’aspect des deux prêtres
Nous ne saurons terminer cette analyse du jeu à travers les personnages sans parler des deux curés : Picot et Tolbiac, qui ont tous deux propulsé le jeu de l’illusion et de la désillusion. Ils sont tous deux ministres de Dieu, incarnant donc la religion, ici. Leur contribution au jeu vient de ce qu’ils représentent deux cas de religion distincts suivant leur interprétation et leur application des textes. Leur aptitude à mener les croyants, qui fait que ces derniers ne semblent plus savoir où ils en sont, tant le second diffère du premier et leurs méthodes souffrent de justesse. C’est, comme l’affirme Henri Mitterand dans la préface du roman, « La casuistique désabusée de l’abbé Picot et le sectarisme dément de l’abbé Tolbiac affermissent les convictions du lecteur anticlérical ». Jeanne n’est-elle plus apte, elle qui a fréquenté les deux curés pour constater cette grande différence : « L’abbé Picot se contentait du peu qu’elle lui pouvait lui donner et ne la gourmandait jamais. Mais son successeur, ne l’ayant point vue à l’office du précédent dimanche, était accouru inquiet et sévère64 ». Quand, l’un comprend l’homme avec ses faiblesses et essaie de l’amener moins qu’il ne le contraint vers le droit chemin ; Tolbiac, lui, force l’homme à être chaste, droit, pieux, le poussant au paroxysme de la pratique du culte. Le départ de Picot attriste Jeanne, et l’arrivée de Tolbiac lui fait voir une personne à l’âme violente. La discussion des deux abbés (p-205) montre bien l’illusion de Tolbiac à pouvoir changer les mœurs de cette région, malgré la tempérance du vieux curé. Et l’exacerbation du jeune prêtre conduira d’abord à un boycott, une désertion de son église, puis à la mort de Julien et de Gilberte. Son intervention fera la désillusion d’un mari (le baron de Fourville) Ŕ se croyant aimé et vivant heureux dans son illusion en le rendant du coup meurtrier et veuf. A la lumière de ce qui a été dit, il apparait clairement évident que Maupassant, en composant son premier roman, Une vie, a fait de l’illusion et de la désillusion un jeu densément important dans toute l’étendue du texte. Il le fait, d’abord, par la relation entre le paratexte et le contexte historique dans lesquels le texte est baigné, mais aussi, par la voie et les liens de ses personnages Ŕ Jeanne au centre Ŕ entre eux et avec l’entourage, d’une façon à nous demander le pourquoi et le comment d’un tel esprit de composition. Ne relèverait-il pas d’une tendance réaliste singulière à Maupassant pour mieux parler de la vie ? Ou ne serait-il pas la conséquence, le travail sur l’œuvre, la manière de voir les enseignements du maître Flaubert sur son style créatif ? Mais aussi, cela ne constituera-t-il pas finalement une vision, une certaine manière d’analyse, de redécouverte de la vie et des sentiments qui généralement s’y rattachent, avec ceux de l’auteur comme ceux des personnages et des hommes, en général ?
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Table des matières
Introduction
Première partie : L’illusion et la désillusion autour des indices paratextuels et historiques
Chapitre I : Le jeu autour de l’œuvre
I. 1- Le lecteur au texte
I. 2- Le sens complexe du titre
Chapitre II : Contexte et création
II. 1- Sur le plan historique
II. 2- Sur le plan littéraire
II. 3- Du rapport au réalisme
Chapitre III : Le masque intertextuel ou l’illusion de la répétition
III. 1- Parallélisme ou dissimulation par rapport à Zola
III. 2- L’assimilation au flaubertisme
Deuxième partie : L’illusion et la désillusion à travers le texte
Chapitre IV : Le jeu par la relation des personnages
IV. 1- Jeanne, moteur du jeu
IV. 2- Le jeu à travers les autres personnages du texte
Chapitre V. Le réalisme maupassantien comme mesure du jeu
V. 1- Un jeu comme création
V. 2- Les ferments flaubertiens dans le jeu
Chapitre VI. Le questionnement existentiel et l’évocation du temps
VI. 1- Le questionnement existentiel
VI. 2- L’évocation du temps
Chapitre VII. Vers une nouvelle interprétation des sentiments
VII. 1- De l’homme à l’œuvre
VII. 2- Du naturel au fantastique
Conclusion
Bibliographie / Webographie
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