Nous sommes le 8 septembre 1995, et c’est officiel : la une du numéro 291 du magazine Entertainment Weekly proclame l’avènement des gay nineties et annonce, sans équivoque, la sortie du placard du « monde du divertissement ». La couverture du magazine arbore une mosaïque de vignettes de célébrités ou de personnages tirés de produits culturels fictionnels qui contribuent d’une manière ou d’une autre à rendre visible la culture LGBTQ+. Jess Cagie, l’auteur de cet article, explique que cette « révolution » s’est faite à la fois « progressivement et soudainement » et est advenue du fait de l’incorporation de la « sensibilité gay » à la culture populaire mainstream ainsi que de la « prolifération des personnages gays » dans les films et à la télévision. Ainsi, l’affirmation de ce coming-out généralisé est motivée par le constat selon lequel la représentativité LGBTQ+ dans la culture populaire aurait atteint un point de bascule. Que ce changement soit « révolutionnaire » ou non, nul ne peut nier l’augmentation significative du nombre de personnages LGBTQ+ dans la culture populaire américaine.
La Gay and Lesbian Alliance Against Defamation (GLAAD), l’association américaine de veille médiatique, publie chaque année un rapport intitulé Where We Are on TV dans lequel elle fait un tour d’horizon du paysage télévisuel et y recense les personnages LGBTQ+. Il est aisé de voir à quel point le nombre de personnages LGBTQ+ a augmenté depuis 2005, année de publication du premier rapport. À la lecture de ces rapports, on constate qu’ils sont chaque année, un peu plus approfondis. Alors que celui de 2005 tient sur deux pages et n’étudie que les personnages qui apparaissent sur les chaînes hertziennes de grande diffusion (networks), celui de 2017/2018 compte 32 pages et s’intéresse également aux contenus diffusés sur les chaînes du câble et sur les plateformes de streaming. Ces dernières ne sont prises en compte que depuis le rapport de la saison 2015/2016. Les rapports s’étoffent aussi parce qu’ils incluent un nombre croissant de types de personnages : les personnages handicapés ne figurent dans ces statistiques que depuis 2010. Après avoir posé un diagnostic quant à l’état de la représentation des personnages LGBTQ+, à la fin de chaque rubrique, sous l’intitulé GLAAD’s Recommendations, l’association formule des prescriptions qu’elle invite les chaînes à suivre. Dans le rapport de 2017/2018, qu’il s’agisse des networks, des chaînes du câble ou des plateformes de streaming, les recommandations formulées concernent principalement le manque de diversité raciale.
Placard institutionnel
Histoire de la censure : le cas du Television Code of Practices
L’accès à la représentation des personnages gays a été progressif, et avant que ne puisse être annoncé l’avènement des gay nineties, et sonné le glas du placard, ce dernier constituait le prisme le plus courant par lequel ils étaient représentés. Vito Russo, dans son ouvrage fondateur, a documenté le passage de ce qu’il a nommé le « placard de celluloïd » à l’ère de la visibilité à Hollywood. Il a étudié un très grand nombre de films pour y localiser, même lorsque celles-ci étaient obliques, voire souterraines, les références à l’homosexualité. Le corpus de films analysés s’étend du début du XXe siècle jusque dans les années 1980. Russo identifie, dans une citation de Gore Vidal, les années 1960 comme la décennie au cours de laquelle l’homosexualité a commencé à être représentée au cinéma.
As for overt homosexuality in pre-1960 films, it was not attempted and not possible. Sonnets have fourteen lines. You wrote sonnets then and there was never an extra or an odd line… but subtexts did occasionally insert themselves. Gore Vidal.
Russo a nommé la période pré-1960 « les années de l’invisibilité », et dans les films datant de l’époque, les références à l’homosexualité relevaient du sous-texte. On signifiait alors l’homosexualité de façon indirecte, et l’accès à ce sens caché ne pouvait se faire qu’au moment de l’interprétation du spectateur, qui était partie prenante de la construction de l’homosexualité à l’écran :
The ‘under’ or ‘below’ text; what is not said or done. […] A reader tends to construct a subtext for herself or himself, imagining or interpreting what is not said or not done (and how it is not said or done), what may be implied, suggested or hinted, what is ambiguous, marginal, ambivalent, evasive, emphasized or not emphasized – and so on. In doing all this the reader exercises insight into the ‘unconscious’ elements in the work itself and thus elicits additional meanings.
L’absence de personnages gays et l’invisibilité généralisée de l’homosexualité à l’écran ne sauraient être comprises comme une simple omission. Il s’agissait d’une stratégie d’invisibilisation liée notamment, en ce qui concerne le cinéma, à l’autocensure du Code Hays, en vigueur de 1934 jusqu’en 1968. En effet, non seulement les fictions de l’époque ne comportaient pas de personnages gays, mais les films biographiques censés représenter des personnages historiques tels que Michel-Ange dans The Agony and the Ecstasy (Carol Reed, 1965), ou Alexander the Great (Robert Rossen, 1956), dont l’homosexualité fait consensus parmi les historiens, les transformaient en hétérosexuels. Plus récemment, la série Da Vinci’s Demons (Starz, 2013-2015) a fait subir ce même processus d’hétérosexualisation, parfois désigné sous l’appellation straightwashing à la figure de Léonard de Vinci.
Par ailleurs, les œuvres littéraires dans lesquelles figuraient des personnages plus ou moins explicitement gays, se voyaient systématiquement « hétérosexualisées». Par exemple, le court roman de Truman Capote intitulé Breakfast at Tiffany’s (1958) narre les aventures de Holly Golightly et raconte notamment sa relation avec le narrateur, dont on ignore le nom, mais que Holly appellera « Fred » car il lui rappelle son frère. Bien que l’homosexualité du narrateur ne soit pas explicite, la relation qu’il entretient avec Holly n’est pas romantique, et s’apparente davantage à une relation d’amitié. La proximité et la complicité chaste des deux personnages a été généralement interprétée comme le témoin de l’homosexualité du narrateur, renvoyant à celle de Capote. Dans le film Breakfast at Tiffany’s (Blake Edwards, 1961), le narrateur anonyme est incarné dans le personnage de Paul Varjak, et la relation de ce dernier avec Holly est transformée en aventure amoureuse. L’adaptation filmique de la pièce de Tennessee Williams, Cat on a Hot Tin Roof (1955), fournit un autre exemple intéressant de straightwashing. Le texte original de Williams est queer, notamment du fait de son recours à ce que Georges-Claude Guilbert appelle le « motif du défunt queer » (dead queer motif). En effet, selon lui, la mort de Skipper, qui précède la diégèse, constitue le moteur principal de la pièce, tout comme l’hubris constitue celui de la tragédie grecque. C’est précisément sur le « défunt queer » que porte le processus de straightwashing. Dans la pièce, comme l’affirme Guilbert, c’est la « panique homosexuelle » qui a tué Skipper. Le film Cat on a Hot Tin Roof (Richard Brooks, 1958) réécrit complètement la mort de Skipper, et met son suicide sur le compte de la crise identitaire d’une star du football vieillissante. Le straightwashing n’est pas devenu désuet depuis les années 1950, et ne s’est pas limité aux fictions cinématographiques.
L’industrie cinématographique n’a pas été la seule à se pourvoir d’un système d’autocensure pour se prémunir contre toute intervention fédérale. Toutefois, à l’inverse du cinéma, la radio et la télévision, puisqu’elles utilisent les ondes hertziennes, une ressource limitée considérée comme « d’utilité publique », se doivent de se conformer à un certain nombre de contraintes. C’est pour contrôler l’exploitation de ces ondes que la Commission Fédérale des Communications (FCC) a été créée.
The broadcast spectrum was considered a limited public resource, so the Federal Communications Commission–a government-sponsored agency–oversaw the licensing of new stations and the periodic renewal of those already in existence. The FCC consequently had legal sanction to set technical and thematic standards for broadcast images and to suspend any station that deviated from them.
Créée en 1934 à l’occasion de l’adoption du Communications Act, la FCC est une agence indépendante du gouvernement des États-Unis. C’est néanmoins le président qui nomine ses membres, au nombre de cinq. Ces derniers doivent être approuvés par le Sénat et se voient confier un mandat d’une durée de cinq ans.
Développement du câble : horizon ciel bleu
Alors que la télévision hertzienne était encore un média de création récente, le sentiment général d’insatisfaction exprimé entre autres par Newton Minow dans son discours du « vaste champ de ruines » en 1961 à l’égard de la banalité des programmes et de son caractère excessivement commercial s’est vite développé. L’industrie des chaînes du câble, surtout dans sa version payante, aurait pu constituer une alternative à la médiocrité prétendue de la télévision hertzienne de l’époque. Elle a néanmoins vu son développement entravé tout d’abord par le Congrès dans les années 1950, puis par la FCC la décennie suivante :
[In the fifties] [c]ongressional representatives who had broadcast investments joined the anti-pay television movement as well. In fact, at least six bills were introduced to ban pay television, with hearings held on the topic by the FCC, the Senate, and the House.
Ces actions législatives, motivées par l’intérêt particulier de certains membres du Congrès, ont retardé l’essor de la télévision payante, entreprise dans laquelle s’étaient lancés dès les années 1950 certains studios hollywoodiens et quelques sociétés médiatiques bien établies. Ce n’est que vingt ans plus tard, avec la création de HBO en 1975, Showtime en 1978 et une kyrielle d’autres chaînes que l’avènement de la télévision payante est advenu. Aux balbutiements de cette industrie, dans les années 1940, la fonction des « antennes communautaires », aussi connues sous l’acronyme CATV (Community Antenna Television) était avant tout de retransmettre les signaux hertziens dans des zones reculées où ces derniers ne parvenaient pas. Toutefois, l’industrie a rapidement pris de l’envergure et il est devenu clair qu’elle allait devenir un service en soi, qui ne se contenterait pas d’être le simple relais des émissions des networks, mais viendrait s’y ajouter, voire leur faire concurrence. Beaucoup croyaient, au commencement des chaînes du câble, qu’elles étaient vouées à disparaître :
[T]he medium no longer could be dismissed by either government regulators or the general public as some sort of temporary measure or cottage industry that would disappear after enough broadcast television stations had been launched.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. GÉNÉALOGIE DU PLACARD
I. 1. Placard institutionnel
I. 1. a) Histoire de la censure : le cas du Television Code of Practices
I. 1. b) Développement du câble : horizon ciel bleu
I. 1. c) Placard professionnel : les acteurs gays
I. 2. Placard textuel
I. 2. a) Omniprésence des récits de coming-out
I. 2. b) Épisodes à thématique gay, assimilation narrative et mobilité actancielle
I. 2. c) Récits post-placard, nouvelles modalités de signification identitaire
I. 3. Sortie du placard : quelles modalités ?
1. 3. a) Visibilité et progrès social : le contexte politique des années 1990
I. 3. b) Activismes médiatiques antagonistes
I. 3. c) Séries de transition
II. « MIGRATION SYMBOLIQUE » : ÉVOLUTION DES MODALITÉS DE REPRÉSENTATION DES IDENTITÉS GAYS
II. 1. Personnages gays : inclusion et diversité
II. 1. a) Question d’âge
II. 1. b) Entre deux feux : personnages gays noirs à l’intersection des discours postgay et post-racial
II. 1. c) Généalogie des corps gays : évolution des discours disciplinaires de la « pédale » pré-Stonewall (pre-Stonewall sissies) aux Madames-Muscle (Gym Queens)
II. 2. Tropes post-placard ?
II. 2. a) Le gay best friend, accessoire dernier cri des personnages hétérosexuels
II. 2. b) « Modèles intégrationnistes » : stéréotypes et dynamiques de genre dans les séries post-placard
II. 2. c) Recul de la mortalité des personnages gays : de bury your gays à preserve your gays
II. 3. Assimilation et politiques de respectabilité
II. 3. a) Représentation « positive » : modèles et contre-modèles
II. 3. b) Épisodes de mariage gay : étude de cas
II. 3. c) Emplois de gays : monde du travail post-placard ?
III. LIMITES DU POST-PLACARD
III. 1. Post-placard et post-gay, des discours convergents ?
III. 1. a) Discours post-gay et fin de l’homophobie ?
III. 1. b) Espaces communautaires
III. 1. c) Déstabilisation d’une identité gay fixe
III. 2. Post-placard et biais hétérocentrique
III. 2. a) Narrowcasting, dualcasting, multicasting : contenus gays et publics-cibles
III. 2. b) Représentations éducatives : un projet hétérocentrique
III. 2. c) Pédagogues gays
III. 3. Reconfigurations du paradigme du placard
III. 3. a) Survivances du placard
III. 3. b) Coming-outs post-placard
III. 3. c) Post-placard : redéploiement d’un régime identitaire strict
CONCLUSION
SOURCES