L’incarnation du péché de chair
Si l’histoire de l’art et de la littérature semblent presque unanimement condamner la sexualité du grand âge féminin, ce serait tout d’abord parce que « la vieille femme ne peut moralement pas justifier une sexualité dont la seule raison chrétienne légitime est la reproduction » (Schuster Cordone 2009, 166). Gérard Ribes voit lui aussi dans cette condamnation le reflet de l’opposition entre une sexualité qui, selon l’idéologie chrétienne, seraitsaine et moralement acceptable, c’est à dire une sexualité procréative qui prend place dans le cadre du mariage, et une sexualité qui se résume au plaisir charnel et qui, de ce fait, est associéeau péché de la luxure et serait hautement répréhensible (Ribes 2009). Mais cette condamnation de la concupiscence au grand-âge, si elle est plus virulente pour les femmes, concerne aussi les hommes. Jacqueline Trincaz rappelle ainsi que « non seulement ridicule, le vieillard amoureux ou concupiscent est présenté comme grandement coupable dès l’Ancien Testament » (Trincaz 1998, 182). Ainsi, les nombreuses femmes de Salomon finissent par le détourner de Yahvé lorsqu’il devient vieux, et donc par le conduire à sa perte. De même, les deux vieillards de l’histoire de Suzanne, sont finalement accusés de faux témoignage, grâce à l’intervention d’un enfant, et condamnés à mort (Trincaz 1998). La morale de tout cela étant, selon Jacqueline Trincaz, que « la lubricité dans le grand âge est punie par Dieu » (Trincaz 1998, 182). D’une manière générale, on peut voir dans le regard moqueur et extrêmement réprobateur qui domine dans le domaine des représentations de la sexualité du grand âge, l’idée très ancrée dans la morale judéo-chrétienne de « la détestation nécessaire du corps, encore plus nécessaire à l’approche d’une mort qui doit impliquer un recentrage vers la sagesse chrétienne » (Ribémont 2006, 76). Le fait que cette sexualité soit d’autant plus condamnable qu’elle est perçue comme étant incompatible avec la période de sagesse et de dévotion spirituelle que doit être la vieillesse, répond à la même logique que celle qui poussait les penseurs de l’Antiquité à considérer que la vieillesse ne peut et ne doit pas être le temps des amours.
Il me paraît important de rappeler, comme le fait Caroline Schuster Cordone, que dans le contexte de la mythologie biblique, la vieillesse est une conséquence du péché originel (Schuster Cordone 2009). Cette association mythique et malheureuse de la sénescence avec le péché originel serait en grande partie à l’origine des représentations négatives qui ont traversé les siècles sur la vieillesse et sa sexualité. Mais le vieillissement « interprété comme le signe extérieur d’une moralité fautive » toucherait plus particulièrement les femmes, puisque ces dernières incarneraient « la descendance coupable d’Ève » (Schuster Cordone 2009, 9). Dans le domaine pictural, et en particulier pour Michel-Ange, le vieillissement serait un moyen de représenter la dimension périssable de l’homme et de l’opposer à l’éternité d’un Dieu resplendissant (Schuster Cordone 2009). Dans La Chute, fresque magistrale peinte par MichelAnge dans la Chapelle Sixtine, il esttout à fait significatif de constater que les signes devieillesse se concentrent sur le visage d’Ève (ibid.).
Bernard Ribémont pense que la femme a donc « un double statut » : un statut positif en tant que mère, symbolisé par Marie, et un statut négatif en tant que pécheresse, symbolisé par
Ève (Ribémont 2006, 61). Mais lorsque la femme vieillit et perd sa capacité à procréer, sa dimension de pécheresse prendrait logiquement le dessus sur sa dimension de mère (Ribémont 2006). C’est pourquoi, comme le constate Danièle Bloch, la sénescence féminine est régulièrement associée dans la peinture, mais on pourrait en dire autant à propos de ses interventions dans la littérature, à l’idée de « péché de chair » (Bloch 2008, 17). Cette association va souvent de pair avec l’idée que le corps de la femme est vieilli, usé, par la sexualité excessive de cette dernière (ibid.). On retrouve par exemple la figure de la vieillefemme dont le corps est usé par les plaisirs de la chair, dans le récit moyenâgeux de Watriquet de Couvins, les Trois chanoinesses de Cologne, qui met en scène trois femmes expertes en matière de sexe et d’amour, mais qui avaient tant pratiqué les plaisirs érotiques que leur corps en était prématurément vieilli (Ribémont 2006). Selon Antonio Dominguez Leiva : « Ce courant obsidional hanté par un dégout du corps et de la sexualité s’amplifie dans la culture ecclésiastique du Moyen-âge. Le corps âgé devient symptôme de la corruption congénitale, selon l’équation symbolique entre le péché, la chair et la mort » (Dominguez Leiva 2006, 88).
Jeunisme et âgisme
Tout d’abord, je souhaiterais aborder quelques considérations terminologiques. D’après le dictionnaire Larousse, le terme jeunisme signifie la « tendance à exalter la jeunesse, ses valeurs, et à en faire un modèle obligé », et le terme âgisme désigne une « attitude de discrimination ou de ségrégation à l’encontre des personnes âgées ». J’utiliserai pour ma part le terme « jeunisme » pour évoquer la valorisation sociale de la jeunesse, et le terme « âgisme » pour parler de la dévalorisation sociale de grand-âge. Il n’existe, à ma connaissance, pas de terme pour désigner une valorisation excessive de la vieillesse ou une discrimination sociale de la jeunesse, et ce fait me paraît en soi assez significatif.
Pour ce qui est des liens entre jeunisme, âgisme et sexualité, l’historienne Véronique Blanchard constate que « les liens entre jeunesse et sexualité sont récurrents, voire évidents, dans les représentations qu’en véhiculent les médias de masse » (Blanchard et al. 2010, 12). Le sociologue Michael Bauer remarque lui aussi que les médias et les publicitaires associent systématiquement la sexualité avec l’idée de jeunesse, et considère que cela participe à un certain nombre de « croyances » ou de représentations sociales sur le grand âge (Bauer et al. 2007). Pire encore, l’âgisme serait si profondément ancré dans notre société, qu’il aurait été intériorisé par de nombreuses personnes âgées qui, de ce fait, se considéreraient comme trop vieilles pour les pratiques sexuelles (ibid.). Il est difficile, voire impossible, de mesurer avec précision et certitude l’impact du jeunisme ambiant et de l’association quasi-systématique dans les médias de la sexualité et de la jeunesse, sur ces personnes qui se disent trop âgées pour avoir une vie sexuelle. Mais, quelle que soit l’importance du rôle des représentations dans les pratiques et dans les choix des individus, il est certain que la sexualité des aînés est quelque chose qui choque (Détrez et Simon 2006), quelque chose qui relève, dans l’imaginaire, du domaine de la marginalité, voire de la transgression.
Transgression des générations, rivalité et laideur
Par rapport aux quelques exemples littéraires et picturaux que nous avons évoqué au sujet des représentations de la vieillesse sexuellement active, il faut bien noter qu’il s’agit rarement d’une sexualité entre personnes âgées, mais bien la plupart du temps d’une personne âgée désirant une jeune personne. De même, Gérard Ribes considère que les personnes âgées sont très peu représentées dans une sexualité entre eux, mais plutôt dans une sexualité qui implique la présence « d’un tiers jeune » (Ribes 2009, 35). Sauf quelques exceptions, l’amour entre vieux est perçu de manière beaucoup moins négative et a tendance à moins choquer les individus, en témoigne les récits enthousiastes sur les amoureux de l’Institution Sainte-Périne.
Alors pourquoi l’amour charnel entre jeunes et vieux est-il à ce point perçu comme quelque chose d’anormal, amoral ou transgressif ?
D’après Caroline Schuster Cordone, la thématique du couple mal assorti remonte à l’Antiquité, comme l’attestent les comédies de Plaute qui évoquent des couples réunissant des hommes âgés et des jeunes filles (Schuster Cordone 2009). Dans la pratique, le cas de l’union d’un homme âgé et d’une jeune femme a été, et demeure dans une moindre mesure, tout à fait fréquent (Trincaz 1998), et il est en général relativement bien accepté socialement, même si c’est de moins en moins le cas. Mais sur le plan des représentations et dans l’imaginaire collectif,le vieux mari est, comme nous l’avons vu, souvent moqué, décrit comme incapable de satisfaire sa jeune épouse, dans la vie comme au lit. Jacqueline Trincaz constate également que « dans la littérature, [les vieux maris] sont présentés comme ridicules, impuissants, insultés par leur jeune femme » (Trincaz 1998, 182). La pièce Le marchand, écrite par Plaute deux siècles avant J-C, met en scène un vieil homme amoureux de la maîtresse de son fils, et s’achève par l’énoncé d’une « nouvelle loi » selon laquelle tout homme âgé d’au moins soixante ans qui tenterait de séduire des jeunes femmes sera automatiquement considéré comme un imbécile, traité comme tel et condamné à la pauvreté matérielle et sociale (Trincaz 1998). Ce qui est remarquable dans ce récit et qui suscite une réprobation aussi virulente, c’est certainement le fait que, par la faute de sa pulsion amoureuse, le vieil homme se retrouve en position de rival par rapport à son fils (ibid.). Ainsi, Jacqueline Trincaz défend l’idée que les vieux sont en fait « des rivaux redoutables et haïs des jeunes » (Trincaz 1998, 182). Anna Raventos Barangé soutient elle aussi que nous aurions tendance à associer le vieillard à l’idée de danger et que « au-delà d’un certain âge, si la manifestation physiologique [des] sensations est érotique, l’énergie du vieux apparaît d’ordinaire comme un élément déplacé dont la jeunesse a tout à craindre » (Raventos Barangé 2006, 110).
Lorsqu’il s’agit d’une vieille femme en couple avec un jeune homme, la transgression des normes, l’incongruité sociale, est à son comble. À ce sujet, un film a déclenché un certain scandale, ou du moins a suscité de nombreuses réactions lors de sa parution en 1970, il s’agit de Harold et Maude, qui raconte la rencontre et l’histoire d’amour d’une femme âgée et d’un très jeune homme. Dans ce film, réalisé par Hal Ashby, la vieille Maude apprend au jeune Harold à apprécier la vie, à chanter, à danser et à aimer. Les idées que l’on retrouve dans Harold et Maud, correspondent à l’état d’esprit d’une époque secouée par la recherche d’un bonheur véritable, conçu comme allant de pair avec la notion de liberté et comme ne pouvant passer que par l’affranchissement des conventions sociales. Si ce film est provocateur, c’est donc qu’aujourd’hui encore, il est très difficile de penser et de concevoir des histoires d’amour, et encore moins d’amour charnel, entre un jeune homme et une vieille dame. Mais comme nous l’avons vu au sujet de la sexualité du grand-âge, ce qui parait impensable ne décourage pas toujours les artistes, cela semble au contraire susciter l’intérêt de bon nombre d’entre eux. L’image de la vieille femme accompagnée d’un jeune homme est en effet un motif fréquent dans le domaine pictural, il souligne le goût des individus dans notre société pour l’effet esthétique de la réuniondes contraires, des jeux d’opposition et du contraste (Schuster Cordone 2009). Il existe à ce sujet un dessin perdu de Léonard de Vinci, réalisé vers la fin du 15ème siècle, dont le peintre Jacob Hofnagel a réalisé une copie au tout début du 17ème siècle, intitulée Couple mal assorti (voir Annexe 12) (ibid.). L’œuvre de Hofnagel représente une vielle femme dont le visage édenté ressemble plus à un visage d’homme et dont seule la poitrine débordant du décolleté rappelle qu’il s’agit bien d’une femme, souriante et enlacée par un jeune homme dont la main droite caresse la joue de la vieille, et la main gauche caresse la grosse bourse qu’elle tient et que l’on devine remplie de pièces. La présence, dans le motif du couple mal assorti, de la bourse de pièces d’or est assez fréquente, mais il semblerait que cela concerne habituellement surtout le couple réunissant vieil homme et jeune femme (Schuster Cordone 2009).
Si la relation érotique entre une vieille femme et un jeune homme est considérée comme transgressive, cela ne semble pas cette fois être lié à la rivalité possible entre les vieilles femmes et les jeunes, cela n’est en tout cas jamais envisagé par les auteurs qui traitent du sujet, comme si, en filigrane, il était sous-entendu que la femme âgée ne pourrait en rien représenter une rivale pour la jeune femme de par le fait qu’elle serait, comme nous l’avons vu à propos de « la vieille aguicheuse », dans l’impossibilité absolue de séduire et d’attirer qui que ce soit (Trincaz 1998).
Et, à en croire Caroline Schuster Cordone, c’est justement l’aspect inexplicable du pouvoir de séduction de la vieille femme qui en ferait quelque chose qui serait perçu comme dangereux (Schuster Cordone 2009). Là encore, la figure de la sorcière n’est pas bien loin. Caroline Schuster Cordone déclare : « il est révélateur de voir que lorsqu’il est question d’un vieillard séduisant une jeune femme, le « senex amans » est perçu comme un vieux fou se leurrant lui même.À l’inverse,lorsqu’une vieille femme séduit un jeune homme, c’est les autres qu’elle trompe» (Schuster Cordone 2009, 176). Mais alors pourquoi est-il fondamentalement impossible de concevoir qu’un vieil homme puisse séduire sans user de son argent ou de sa position sociale, qu’une vieille femme puisse susciter le désir sans faire appel à la sorcellerie ou à la supercherie ?
Bessin et Marianne Blidon, « on parle de mûrissement d’un côté, de vieillissement de l’autre » (Bessin et Blidon 2011, 5). On peut y voir le fait que la beauté serait une qualité encore plus recherchée chez la femme que chez l’homme, et donc que sa perte se fait plus criante et plus problématique chez la femme. Il est vrai que les images de « canons de beauté » diffusés dans les médias et le domaine publicitaire semblent plus souvent concerner la beauté féminine que la beauté masculine (Heilbrunn 2008). On peut donc supposer que l’injonction de conserver l’apparence de la jeunesse pour garder un physique attirant pèse plus lourd sur les épaules des femmes que sur celles des hommes. Et dans ce processus, le marketing et l’omniprésence publicitaire jouent probablement un rôle non négligeable. Selon Benoît Heilbrunn, le marketing est « un dispositif par nature anxiogène » puisqu’il s’agit de mettre en évidence des signes de vieillissement et d’en amplifier la perception négative (Heilbrunn 2008, 40). Ainsi, « le marketing rend visible et hypertrophie un problème pour nous montrer qu’il le résout immédiatement » (ibid.). Une fois les signes de sénescences mis en évidence et dramatisés, les marques seraient en mesure de faire régner ce que Benoît Heilbrunn appelle « une tyrannie du jeunisme » mise en lien avec un discours scientifique et technique dont la prétention ultime est de stopper ou d’inverser le cours du temps (Heilbrunn 2008, 41). Ainsi, comme le remarquent Christine Détrez et Anne Simon, « Si Marie Claire proclame en couverture « Aimez votre âge ! » et « Belles avec leurs rides ! » (oct. 2003 et nov. 2004), les mannequins qui font la une ont cependant plutôt vingt ans… ; si Marie France affirme dans un dossier : « 40 ans, Le nouvel éclat »…, le sous-titre propose traîtreusement : « régénérant, défatiguant, lissant… Les 20 nouveautés qui changent tout » (sept. 2004) » (Détrez et Simon 2006, 359).
Les transformations de l’apparence liées au vieillissement sont tellement systématiquement associées à l’idée d’enlaidissement, que le lien entre la sénescence et la perte de la beauté pourrait finir par apparaître comme quelque chose de tout à fait « naturel ». La psychologue Marie de Hennezel déclare ainsi : « du point de vue du corps objectif, de la corporéité, la vieillesse est incontestablement laide » (De Hennezel 2008, 91). Cela la conduit à avancer l’idée que l’individu vieillissant devrait faire « le deuil de la beauté objective du corps » (ibid.) et accéder ainsi à « une nouvelle forme de sensualité […], où l’audition et le regard perdent de leur importance, souvent au profit du toucher » (De Hennezel 2008, 93), et à une relation amoureuse où la tendresse remplacerait la séduction (De Hennezel 2008). Mais plutôt que de considérer de manière tautologique, comme le fait Marie de Hennezel, que le corps vieux est laid parce qu’il a perdu les attributs de la beauté qui, par le plus grand des hasards, se trouvent correspondre aux attributs de la jeunesse, pourquoi ne pas envisager que le corps vieux est laid parce que la vieillesse dérange, parce qu’elle est perçue de manière négative et que, par conséquent, les attributs de la vieillesse sont associés aux critères de la laideur ?
L’horreur de la vieillesse et le « vieillir jeune »
Comme nous l’avons vu avec le mythe du péché originel et comme le rappelle Jacqueline Trincaz, c’est dans la malédiction que la vieillesse puise ses origines (Trincaz 1998). Mais cette représentation n’est pas le propre de la civilisation judéo-chrétienne puisque dans la mythologie Grecque, la vieillesse est amenée par Pandore pour punir les hommes d’avoir voulu égaler Dieu (ibid.). Car l’éternité est, partout et en tout temps, le propre des dieux (ibid.). Et non seulement les dieux sont éternels mais surtout les dieux ne vieillissent pas. Le vieillissement est donc un châtiment divin qui oblige l’homme à s’extraire de l’impression narcissique de sa toute puissance et de l’intemporalité de son identité, et qui le ramène à sa condition de grain de sable dans le gigantesque cycle de la vie, lui rappelant que ce qui est tout pour lui aujourd’hui bientôt ne sera plus.
L’âgisme est définit par le dictionnaire Larousse comme la discrimination du grand âge, et Michael Bauer considère qu’il est généralement intériorisé par les personnes âgées (Bauer et al. 2007). Or, d’après Rose-Marie Lagrave, « la discrimination incorporée devient stigmate » (Lagrave 2011, 6), et le stigmate se distinguerait également des autres discriminations de par son caractère irréversible (Lagrave 2011). Dans cette perspective, les signes de sénescence peuvent donc être considérés comme des stigmates puisqu’ils sont dans de nombreux cas des facteurs de discrimination, qu’ils sont irréversibles et que cette discrimination est connue et intégrée par les personnes qui en sont victimes. Dans son ouvrage Stigmate, il est difficile de savoir clairement si Erving Goffman intègreles signes de la vieillesse dans ce qu’il appelle les stigmates. Selon lui, tous les attributs dévalorisés ne sont pas des stigmates mais seulement ceux qui ne correspondent pas à l’idée que nous avons de ce que devraient être les attributs d’une « certaine sorte d’individus » (Goffman 1975, 13). Le stigmate serait donc « une différence fâcheuse d’avec ce à quoi nous nous attendions » (Goffman 1975, 15). Selon cette théorie et si l’on considère que les personnes âgées sont « une certaine sorte d’individus », alors il n’y a pas de raison pour considérer que les signes extérieurs de vieillesse sont des stigmates puisque en ce qui concerne les personnes âgées, on s’attend à ce qu’elles aient l’air âgées. Pourtant, lorsque Erving Goffman évoque le fait que les personnes stigmatisées sont sans cesse exposées à des individus ou des groupes qui tentent de leur vendre des remèdes pour atténuer ou supprimer l’objet de leur stigmatisation, il donne parmi les exemples de remèdes les « restaurateurs de jeunesse » (Goffman 1975, 20), ce qui laisse à penser qu’il inclue les signes de sénescence dans la catégorie des stigmates.
Si, selon le point de vue qu’on adopte, les symptômes de la vieillesse peuvent apparaître ou non comme stigmates, ils sont dans tous les cas régulièrement des facteurs de mise à l’écart des personnes âgées et de disqualification de leur potentiel érotique (Bauer et al. 2007). Rose-Marie Lagrave rappelle à ce propos que représenter le désir sexuel des vieux comme obscène consiste en une véritable « violence symbolique » (Lagrave 2011, 6). Alors de quelles solutions disposent les personnes âgées pour contrer l’exclusion et la stigmatisation ? Il semblerait que la première solution vers laquelle le grand âge est encouragé à se tourner serait de se conformer au jeunisme et de tout mettre en œuvre pour conserver au maximum les attributs de la jeunesse.
Comme nous l’avons suggéré au sujet des rapports entre vieillesse et beauté, Claudine Attias-Donfut pense que le fait que le corps vieux soit dévalorisé est le résultat du rejet social de la vieillesse et est inextricablement lié au jeunisme ambiant (Attias-Donfut 2001). Claudine Attias-Donfut constate également que l’âgisme touche surtout les femmes (ibid.), et suggère que la perception négative du vieillissement est essentiellement liée au « stéréotype de la dégradation cognitive » (Attias-Donfut 2001, 6). À ce propos, Sylvain Poupi a lui aussi constaté lors de de ses entretiens que la peur de vieillir est surtout liée à l’angoisse de devenir sénile et que, au-delà d’un certain âge, n’importe quelle marque de distraction comme un banal oubli peut être interprété comme un signe de sénilité, comme le symptôme d’un « mal vieillir » (Poupi 2000, 4).
Éros et Thanatos
Claudine Attias-Donfut déclare que « le corps vieux fait peur, comme la mort » (AttiasDonfut 2008,72). Il est vrai, selon Isabelle Durand-Le Guern, que l’idée de vieillesse est intimement liée à l’idée de mort (Durand-Le Guern 2006), « le vieillissement est considéré comme un état terminal, prélude à la mort, car il l’annonce et la précède » (Jimenez 2006, 100).
En France, quasiment les trois quarts des décès auraient lieu après l’âge de 65 ans, et il en résulterait que l’individu âgé serait associé à la mort, « il devient porteur de la mort » (Poupi 2000, 4). Clotho(1893), une sculpture de Camille Claudel qui représente une très vieille femme nue, à la peau tombante, aux « seins creux » et dont « le corps est enfoncé par le poing du sculpteur », incarne, selon Danièle Bloch, le délabrement, la décrépitude du corps, sa chair « annonce l’affaissement jusqu’à la liquéfaction, la dissolution » (Bloch 2008, 21). Ce qui est terrifiant et fascinant dans le corps vieilli, ce serait donc qu’il semble préfigurer le corps mort.
Ainsi, le vieillard fait horreur car « il témoigne à son corps décati défendant que, si Éros et les jeux de l’amour mènent le monde, Thanatos ramasse inexorablement la mise » (Maisondieu 2006, 40). Et lorsque des individus choisissent d’ignorer les personnes âgées, de détourner leur regard des corps vieillis, ça serait en réalité la mort qu’ils tentent d’ignorer, leur propre « périssabilité » qu’ils souhaitent chasser de leurs pensées (Maisondieu 2006). C’est pourquoi le vieux est obscène : « son manque de savoir mourir pour n’offusquer personne par la vision de sa mortalité est aussi un manque de savoir vivre » (Maisondieu 2006, 41).
Si l’on reprend l’idée avancée par Sigmund Freud vers 1920 et que l’on considère, comme Cécile Sakai, Éric Sanchez ou Pierre Tap, que l’impulsion érotique constitue une forme d’expression de l’instinct de vie et de la force vitale de l’individu (Sakai 2006; Sanchez 2011; Tap 2011), alors le sujet très âgé qui manifeste un désir sexuel exprime avec force ce que Jean Maisondieu appelle un « manque de savoir mourir ». On pourrait donc émettre, avec beaucoup de réserves, l’hypothèse que ce qui dérange dans la sexualité de la personne âgée, c’est quecette dernière manifeste à travers son désir érotique sa volonté de se tourner vers la vie, et non pas vers la mort comme son grand âge lui imposerait de le faire. La disqualification de la sexualité des sujets âgés traduirait, selon cette perspective, un conflit de génération, entre les anciennes qui souhaiteraient encore tourner le dos à la mort et s’orienter vers la vie et les nouvelles qui chercheraient à les pousser vers la sortie. Le retour de Casanova (1918) et Mademoiselle Else(1924) sont deux nouvelles de Schnitzler dont les héroïnes, Marcolina et Mademoiselle Else, sont les victimes du vice et de la persécution de vieillards qui, selon Rennie Yotova, représentent finalement « l’instance paternelle » (Yotova 2006, 293). Pour Yotova, si dans ces deux nouvelles la relation entre les jeunes femmes et les vieux hommes est conflictuelle, c’est surtout parce que ce qui est en jeu dans ce rapport, « c’est la lutte entre l’aube et le déclin du jour » (ibid.). Audelà de la théorie du « conflit de génération »,Gabriele Vickermann-Ribémont suggère pour expliquer l’incompatibilité sur le plan imaginaire de la vieillesse et de la sexualité que « l’érotisme, impulsion de vitalité par excellence, n’a pas de place positive dans l’espace imaginaire attribué à la vieillesse qui se situe entre le domaine de la vie et celui de la mort »
(Vickermann-Ribémont 2006, 139). Dans la même optique, Cyril Hazif-Thomas parle de « trou représentationnel » (Hazif-Thomas et al. 2002, 409).
Nous l’avons compris la sénescence, fruit d’une malédiction, associée au péché, à la laideur et à la mort, dissociée de l’amour charnel et de l’attractivité érotique, n’est pas un état enviable dans notre société. Il n’est guère étonnant dès lors que le refus de vieillir soit un sujetqui traverse les représentations et les discours sur la vieillesse, un leitmotiv dans le domaine littéraire, au théâtre, mais aussi dans les manuels de savoir-vivre et aujourd’hui dans le domaine publicitaire (Montandon 2006). Il y a notamment deux célèbres personnages de fiction qui ont refusé de céder à la fatalité de la vieillesse et ont fortement marqué l’histoire de la littérature : il s’agit de Dorian Gray et Faust.
Le héros du roman de Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, exprime tout au long de l’œuvre une hantise terrible à l’idée de se voir vieillir (Durand-Le Guern 2006). Et si, pour Dorian Gray, vieillir est à ce point abjecte et inacceptable, c’est avant tout parce que le personnage ne peut supporter l’idée de voir sa beauté s’évanouir, or, pour Dorian Gray comme pour d’autres, la beauté va de pair avec la jeunesse (ibid.). En effet, tout l’enjeu du roman est là : ce que Dorian Gray est incapable d’accepter et qui va motiver son recours au surnaturel, c’est de perdre le plaisir narcissique de se savoir attractif, admiré, d’avoir un pouvoir de séduction sur les autres (ibid.). Par un procédé fantastique qui mène le portrait du héros à porter les marques du vieillissement alors que l’apparence de Dorian Gray se fige et ne change plus, Le Portrait de Dorian Graymet en relief « le dédoublement qui s’opère entre la conscience d’une identité immuable et les métamorphoses objectivées par le tableau » (Durand-Le Guern 2006, 220),c’est-à-dire le fait que dans sa tête la personne âgée ne se pense pas comme vieille, même si son corps lui rappelle qu’elle l’est (Montandon 2006). Mais si le portrait de Dorian Gray vieillit à la place du héros, c’est parce que ce dernier l’a souhaité, et il l’a souhaité avec tant de force qu’ila déclaré être prêt à tout donner pour cela, y compris son âme.
Une autre figure bien connue qui a cédé son âme, en l’occurrence au diable, pour retrouver la jeunesse et voir ses désirs les plus chers exaucés, est le personnage de Faust, rendu célèbre par Johann Wolfgang Von Goethe. Si dans les deux histoires, le procédé pour échapper à la vieillesse n’est pas le même, puisque dans le cas de Dorian Gray il s’agit d’arrêter le cours du temps et pour Faust il s’agit de remonter le temps, la morale des deux histoires est, selon Jacqueline Trincaz, sensiblement la même : « la jeunesse sans éternité est vite épuisée, la mort demeurant toujours l’éternelle victorieuse » (Trincaz 1998, 172). Faustet Le Portrait de Dorian Gray rappellent au lecteur que chercher à échapper au vieillissement est tout aussi vain que de chercher à échapper à la mort, que le vieillissement est inévitable puisque « vivre c’est vieillir » (Durand-Le Guern 2006, 211). On peut noter à ce sujet qu’au sens figuré, Faust comme Dorian Gray, ne vivent plus vraiment à partir du moment où le procédé qui leur permet de demeurer jeune ou de retrouver la jeunesseest enclenché, puisqu’ils y ont perdu leur âme et que leur vie est dès lors dominée par la peur d’être rattrapé par la vieillesse ou la mort. Mais l’évidente fatalité du vieillissement n’a pas découragé Dorian Gray et le professeur Faust, pas plus qu’elle n’a empêché les recherches pour prolonger la jeunesse et la vie.
Identité sociale de la personne très âgée
Il existe, à mon sens, un lien étroit entre les représentations sociales du grand âge et la place des sujets âgés au sein de la société. Les deux me semblent connectés dans la mesure où les représentations de l’individu âgé ont un impact sur sa position sociale, et les rôles sociaux des personnes âgées nourrissent l’imaginaire de la vieillesse. Irving Rosow rappelle également que la place du grand âge dans la société dépend du type de structure sociale adoptée et des représentations qui accompagnent l’idée de vieillesse (Rosow 1977). Pour Jacqueline Trincaz en revanche, c’est surtout le contexte économique qui joue dans la construction de la position sociale des individus âgés et dans les attitudes vis à vis de ces personnes (Trincaz 1998). Comme pour les représentations de la vieillesse, je ne prétends aucunement dans ce chapitre rendre compte de l’ensemble des enjeux de la position sociale des personnes âgées, ni décrire de façon exhaustive ce qu’est l’identité sociale du grand âge. Je propose en revanche d’en aborder certains des aspects, parmi ceux qui étaient les plus souvent présents dans les sources consultées et qui m’ont paru les plus significatifs.
Si, pour parcourir les représentations de la vieillesse, j’ai choisi de ne pas faire de différence entre ce que certains appellent le « troisième âge » et le « quatrième âge », en revanche, pour traiter de l’identité sociale de l’individu âgé, il me semble que cette distinction est tout à fait importante. Je vais pour ma part me focaliser sur le « quatrième âge » ou « la grande vieillesse », caractérisée par un âge avancé et par un fort degré de dépendance, précisément parce qu’il semblerait que ce soit la sexualité de ces vieillesses dépendantes qui est, dans nos sociétés, si difficile à concevoir. Tout se passe en effet, comme nous le verrons par la suite, comme si le fait qu’un individu soit considéré comme indépendant et autonome, faisait partie des conditions nécessaires à l’acceptabilité de sa sexualité. Bien sûr, il faut aborder les notions d’indépendance et d’autonomie en gardant à l’esprit qu’elles sont des constructions sociales, fortement valorisée dans les sociétés occidentales contemporaines, pouvant peut-être être mises en lien avec un certain individualisme, qui n’existent pas comme des propriétés des individus mais n’ont de réalité que comme modalité de relation à une chose ou à un être spécifique puisque nous sommes tous dépendants de quelqu’un et de quelque chose, et que l’autonomie absolue n’existe pas.
Autonomie, dépendance et déprises
L’autonomie et la dépendance
En 1994, l’OMS a développé le concept de « vieillissement réussi » qui serait caractérisé par « un haut niveau de fonction, avec le maintien des capacités fonctionnelles (ou leur faible atteinte), sans pathologie, avec peu de risques d’en développer et une grande autonomie » (Tap 2011, 81). Cette idée de « vieillissement réussi » avait déjà été abordée auparavant en médecine et en psychologie, et l’idée de la préservation de l’autonomie comme principal facteur d’un « bien vieillir » semble couramment admise et largement partagée dans les sociétés occidentales contemporaines (Tap 2011). La diminution de l’autonomie est le fait d’un ensemble de transformations du corps et de l’esprit qui accompagnent le vieillissement et entrainent d’importantes transformations dans la vie quotidienne de l’individu, mais aussi dans son identité sociale et relationnelle.
Quand le corps ne fonctionne plus comme l’individu et son environnent social considère qu’il le devrait, quand il devient une limite à la capacité d’agir de façon autonome, il peut être perçu comme un fardeau, comme l’objet et la raison du malheur de l’individu âgé. « Lorsque le corps trahit, la personne a tendance à le rejeter comme constitutif de son identité » (Mallon 2006, 190), elle ne se reconnaît plus dans cette enveloppe charnelle qui devient l’emblème d’une dépendance et d’une vulnérabilité difficile à accepter. Selon Isabelle Mallon, les soins en institution gériatrique se concentreraient sur le corps, et cette focalisation sur un corps que l’individu rejette conduirait à la « mort sociale » de la personne âgée dépendante (ibid.). Si la notion de perte d’autonomie est souvent associée à un amoindrissement des capacités corporelles, à des difficultés à se mouvoir et donc à accomplir les gestes du quotidien, il faut aussi garder à l’esprit que, dans le cas des personnes âgées, « cette perte d’autonomie est souvent aggravée par une perte de la mémoire » (Minnaërt 2008, 12). Mais que la personne connaisse des transformations (considérées comme des dysfonctions) physiques ou bien cognitives, qu’elle soit placée ou non en établissement gériatrique, la perte de l’autonomie engendre dans tous les cas pour Mallon une forte « dissymétrie dans les relations » (ibid.), car l’individu dépendant doit être aidé et accompagné, et qu’il n’est lui-même généralement plus en position de fournir en retour et à proportion égale de l’aide ou du soutien. Cette dissymétrie relationnelle pourrait amener la personne dépendante à une auto-dévaluation, et pourrait aussi dans bien des cas engendrer une dévalorisation sociale de l’individu âgé, qui est alors perçu comme « encombrant » (Maisondieu 2006, 40).
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1. Les représentations de la vieillesse et de sa sexualité
Chapitre 2. Identité sociale de la personne très âgée
Chapitre 3. La sexualité du 4ème âge
Chapitre 4. La sexualité en EHPAD
Conclusion
Bibliographie
Annexes
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