Enjeux : maintenir une capacité d’innovation dans des univers changeants et plus concurrentiels
Le modèle traditionnel d’innovation, reposant sur des efforts importants en R&D, ne suffit plus pour garantir un flux régulier d’innovation en adéquation avec les besoins des utilisateurs. Comme le soulignent Kline & Rosenberg (1986), il est difficile de faire le lien entre investissements en R&D et innovation:
« The process of R&D has often been equated with innovation. If it were true, understanding innovation would be far simpler than it truly is, and the real problems would be far simpler and less interesting than they truly are ». (Kline & Rosenberg, 1986, p. 301) .
Quand on observe les classements des entreprises les plus innovantes, le lien entre innovation et efforts de R&D n’est plus systématique. Dans le classement annuel du cabinet Strategy&, (anciennement Booz et rattaché maintenant au cabinet d’audit et de conseil PwC), le classement des entreprises ayant le budget de R&D le plus important ne se traduit pas dans le classement des entreprises considérées comme les plus innovantes (Jaruzelski, Loehr, & Holman, 2013). C’est Christensen (1997), à travers notamment son analyse de l’industrie du disque dur, qui a montré que les investissements en R&D ne sont pas une protection contre les nouveaux entrants, dans la mesure où les technologies de rupture sont dans la plupart des cas, des technologies peu coûteuses, moins performantes que les technologies dominantes, au moins dans un premier temps. Malgré des investissements élevés en R&D et une domination technologique, des entreprises ont perdu leur place faute de comprendre les changements en cours. Polaroid est un exemple marquant d’entreprise ayant fourni des efforts importants en R&D, lui permettant de maitriser la technologie liée à la photo numérique, mais qui n’a pas réussi à s’imposer sur ce marché (Tripsas & Gavetti, 2000). Nokia, BlackBerry ont perdu en quelques années leur place dominante sur le marché des téléphones portables et smartphones. Dans un secteur différent, l’appel d’offre Autolib, relatif à un service de partage de véhicules électriques, lancé par la ville de Paris et une quarantaine de communes en 2010 n’a pas été remporté par un fabricant traditionnel de véhicules, mais par le groupe Bolloré. Sans négliger les investissements en R&D, notamment sur le plan des infrastructures informatiques et logiciel (Geron, 2015), la voiture électrique proposée dans cet appel d’offre ne représente pas véritablement de rupture technologique et ce n’est pas le montant des investissements en R&D qui a été un facteur déterminant dans le succès du groupe Bolloré face à des acteurs traditionnels de l’industrie automobile.
Les entreprises établies doivent faire face également à une certaine forme de démocratisation de l’innovation facilitée par des technologies nouvelles, sur le plan de la production et de la diffusion des innovations. En 2012, The Economist a publié un dossier spécial intitulé « A third industrial revolution » montrant que les technologies de fabrication additive, qui consiste à fabriquer un objet par ajout de matière, allaient faciliter la production d’objets en petite série (The Economist, 2012). La production d’objets, même complexes, n’est plus l’apanage de grandes organisations. On peut voir apparaître des phénomènes de réappropriation de la conception des objets et de leur fabrication par des particuliers (Anderson, 2012). Cela est facilité par l’émergence de lieux nouveaux, hybrides, que sont les « hackerspaces » (Lallement, 2015). Internet et l’émergence des plateformes (telle que l’Appstore d’Apple par exemple) qui facilitent les transactions entre acheteurs et vendeurs (Rochet & Tirole, 2003), contribuent à une plus large diffusion des innovations. Ce double phénomène facilite le lancement d’innovations, dans la mesure où la rentabilité économique devient possible y compris avec de petites séries. Anderson explique ainsi :
« Our culture and economy are increasingly shifting away from a relatively small number of hits (mainstream products and markets) at the head of the demand curve and moving toward a huge number of niches in the tail ». (Anderson, 2008, p. 52) .
Dans ces conditions, les entreprises établies doivent s’adapter pour garder un rôle en matière d’innovation. Ces adaptations peuvent prendre plusieurs formes. L’innovation ouverte est par exemple un moyen de mobiliser des compétences et des connaissances existantes hors de l’organisation, en dehors en particulier des départements R&D. Dans le secteur des biotechnologies et de la pharmacie par exemple, ce sont des jeunes entreprises, plus petites qui jouent un rôle de précurseur dans l’exploration de nouveaux domaines. Le rachat d’entreprises plus jeunes et plus petites devient une stratégie d’innovation courante dans ce secteur. Les grandes entreprises s’attachent à produire des innovations incrémentales, et les innovations majeures sont en général conçues par des start-up ou des entreprises plus jeunes : « Increasingly, the drugs giants are buying smaller, younger biotechnology firms which focus on a single-treatment approach-such as last year’s purchase by Merck, an American firm, of Idenix, which is pursuing a different route to inhibiting the hepatitis C virus from Sovaldi’s. Whether the target firm is big or small, buying in promising potential drugs is a good strategy ». (The Economist, 2015b) .
Un autre type de réponse est la création d’entités nouvelles, séparées à divers degrés de l’organisation historique, et ayant pour but de faciliter l’innovation dans des domaines nouveaux. Christensen a souligné l’intérêt pour des entreprises établies de mettre en place de telles structures, qui permettent dans une certaine mesure de s’affranchir des contraintes pesant sur l’organisation. Notre parti pris est de nous intéresser à ce dernier type d’approche. Nous cherchons à comprendre comment de telles entités parviennent à mener à bien un travail d’innovation et à explorer des domaines nouveaux. Nous nous intéressons donc au point de vue des acteurs, chefs de produits, responsables du développement, directeurs marketing, chargés de mener à bien des activités d’innovation, en laissant de coté les aspects stratégiques relatifs aux acquisitions.
Identification d’un champ d’innovation
Le management stratégique : faire un choix parmi des champs d’innovation connus
La littérature sur le management stratégique s’est intéressée à la question du champ d’innovation, en proposant des cadres d’analyses permettant de faire des choix dans les domaines où innover. La segmentation stratégique consiste à identifier des domaines dans lesquels mener une activité d’innovation en analysant « des triplets marchés / concurrents / compétences » (Johnson et al., 2014, p. 233). Porter souligne que la formulation d’une stratégie commence avec l’analyse de l’industrie et des concurrents, une industrie étant définie comme « a group of firms producing products that are close substitute for each other. » (Porter, 2004, p. 5). Néanmoins la formulation d’une stratégie se fait en analysant des industries, des concurrents existants. Porter lui même souligne que dans le cas d’industries émergentes, les règles du jeu sont moins claires, voire inexistantes. Le niveau d’incertitude est élevé, ce qui laisse une grande liberté de choix stratégiques. Il propose l’usage de scénarios pour explorer les différentes possibilités, mais cela suppose que des champs d’innovation possibles aient déjà été identifiés.
Bien évidemment, l’analyse de l’environnement existant peut conduire à une activité de conception innovante. L’environnement de l’entreprise peut produire par exemple un choc exogène (Van de Ven, Polley, Garud, & Venkataraman, 2008), lié à l’action d’un concurrent, à un changement de réglementation, ce qui va conduire l’organisation à porter ses efforts d’innovations dans une direction spécifique. Dans le domaine de l’environnement par exemple, l’introduction d’une directive européenne telle que REACH (« Registration, Evaluation, Authorization of Chemicals »), adoptée en 2006, qui peut être vue comme une nouvelle contrainte pour l’industrie chimique européenne, à conduit à de nouveaux modèles d’affaires, à travers la commercialisation de données relatives aux effets des produits chimiques (Van Wassenhove, Lebreton, & Lorenz, 2008). De même quand la décision de lancer un projet d’innovation repose sur une demande explicite d’un client ou sur un problème précis à résoudre, cette question de choix d’un champ d’innovation ne se pose pas. Or, dans le cas de NCA, il ne s’agit pas d’une recherche de diversification vers des marchés existants. Il s’agit surtout de lancer des projets d’innovations dans des domaines pour lesquels les marchés ne sont pas clairement identifiés et pour lequel il n’existe pas de demande explicite des clients.
Conception Innovante et conception réglée
La théorie C-K de la conception issue des travaux de Hatchuel & Weil, (2002) précise cette notion d’innovation dans des domaines nouveaux en proposant un cadre expliquant les mécanismes à l’œuvre dans le travail d’innovation. Dans ce cadre, le terme de conception, qui met en lumière l’activité qui conduit à l’innovation, est préféré à celui d’innovation, qui quel que soit l’adjectif utilisé pour en préciser la portée -incrémentale, réellement nouvelle, radicale (Garcia & Calantone, 2002), de rupture (Christensen, 1997)- est avant tout un jugement ex post qui donne peu d’éléments sur les mécanismes permettant de produire l’innovation. C-K propose un modèle du raisonnement de conception en distinguant deux espaces. D’une part l’espace des concepts C, d’autre part l’espace des connaissances K:
« L’espace C est celui où s’élaborent les objets encore inconnus. Les propositions de l’espace C portent sur des objets dont l’existence est encore indécidable avec les propositions disponibles dans K. On dit que les propositions de C sont indécidables par rapport aux propositions de l’espace K. Ces propositions sont appelées des concepts. Les propositions de l’espace K se caractérisent par le fait qu’elles ont un statut logique (vraies ou fausses) ». (Le Masson, Weil, & Hatchuel, 2014, p. 148) .
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Table des matières
Introduction
maintenir une activité d’exploration tout en gérant l’existant, un enjeu pour les entreprises établies
1 Enjeux et terrain de recherche
1.1 Enjeux : maintenir une capacité d’innovation dans des univers changeants et plus concurrentiels
1.2 Terrain et contexte
1.3 Problématique
1.4 Synopsis de la thèse
1.4.1 Première partie : l’identification et la structuration d’un champ d’innovation dans
la littérature
1.4.2 Deuxième partie : terrain et méthodologie
1.4.3 Troisième partie : résultats et piste de recherche
Partie I : Revue de littérature
2 Identification d’un champ d’innovation
2.1 Le management stratégique : faire un choix parmi des champs d’innovation connus
2.2 Conception Innovante et conception réglée
2.3 Limites des outils traditionnels de gestion de l’innovation
2.4 Le champ d’innovation va se construire chemin faisant
2.4.1 Un processus non linéaire, chaotique
2.4.2 Construire le champ au fur et à mesure en expérimentant
2.4.3 Un choix contraint : « Path dependence », « core competencies » et « core rigidities »
2.5 Des dispositifs organisationnels spécifiques pour identifier de nouveaux champs d’innovation
2.6 Créativité fonctionnelle et théories de la conception. Conditions et mécanismes à l’origine de l’identification de champs d’innovations
2.6.1 Les phases initiales conduisant à l’exploration d’un champ d’innovation
2.6.2 Connaissances et motivation
2.6.3 Mécanismes permettant l’identification de nouveaux champs d’innovation
2.6.4 Effets de fixation
2.6.5 Points de départ possibles et éléments perturbateurs
3 Les structures organisationnelles adaptées à l’exploration de nouveaux champs d’innovation
3.1 Ambidextrie, exploration et exploitation
3.2 Ambidextrie structurelle
3.2.1 Les nécessaires interfaces : les processus de transition entre activités exploratoires et projets de développement
3.2.2 Ambidextrie de réseau
3.3 Vision dynamique de l’ambidextrie : ambidextrie séquentielle
3.4 L’ambidextrie contextuelle
3.4.1 L’ambidextrie contextuelle comme une alternative aux formes structurelles de l’ambidextrie
3.4.2 Le rôle paradoxal du management dans l’ambidextrie contextuelle
3.4.3 L’influence du profil des individus dans l’ambidextrie contextuelle
3.4.4 Deux modèles expliquant l’ambidextrie contextuelle
3.5 L’ambidextrie, un modèle théorique, décrivant surtout des entités séparées et spécialisées
4 Structuration d’un champ d’innovation
4.1 Le champ d’innovation est une notion difficile à utiliser
4.2 Les outils issus du monde de l’ingénierie permettant une structuration d’un champ d’innovation
4.3 Les outils issus du marketing permettant une structuration d’un champ d’innovation
4.3.1 Brainstorming et Crowdsourcing, deux exemples de participation des usagers au travail de conception
4.3.2 Les « Lead Users » ou les innovations par les usagers eux mêmes
4.3.3 Les approches « user centered design » et le « design thinking »
4.4 Les ateliers (D)KCP: un outil de mise en œuvre de C-K
4.4.1 Fonctionnement des ateliers C-K
4.4.2 Type d’innovation
4.4.3 Le travail complexe d’élaboration des C projecteurs
Conclusion de la partie I et questions de recherche
Partie II : Terrain, méthodologie
5 Description du cas NCA
5.1 2008-2014 : d’une équipe de trois personnes à une Business Unit
5.1.1 Phase I : 2008, initiation
5.1.2 Phase II, 2010, création d’une business unit
5.1.3 Phase III : 2012 -2013: nouvelles équipes projets
5.2 Contexte: industrie, positionnement dans le groupe, chaine de valeur
5.2.1 Industrie
5.2.2 Structure de la firme et positionnement de NCA
5.2.3 Chaine de valeur de la division
5.3 Une nouvelle question de recherche relative à la spécificité de NCA
5.4 Epistémologie et intérêt du cas NCA
5.4.1 Une démarche abductive conduisant à la mise en lumière d’une problématique à travers un cas
5.4.2 Une méthodologie basée sur un unique cas
5.4.3 Positionnement de chercheur et accès aux données
5.4.4 Gestion de la confidentialité
6 Méthodologie
6.1 Construction du protocole de recherche
6.1.1 Unité d’analyse
6.1.2 Focalisation sur les invariants
6.1.3 Grille de préparation des entretiens
6.1.4 Guide d’entretien
6.2 Analyse des catégories de produits
6.3 Codage multithématique
6.3.1 Thème évolution des structures organisationnelles
6.3.2 Thème identification d’un champ d’innovation
6.3.3 Thème structuration d’un champ d’innovation
6.3.4 Thème ambidextrie organisationnelle
6.3.5 Thème exploitation, accélération
Partie III : Résultats
7 Résultats relatifs au processus d’innovation
7.1 Croissance du chiffre d’affaires et nouvelles catégories lancées
7.1.1 Ventes et catégories nouvelles lancées
7.1.2 Types de catégories lancées
7.1.3 Catégories relatives aux compétences clients et compétences technologies maitrisées (exploitation pure)
7.1.4 Nouvelles compétences technologie et nouvelles compétences marché
7.1.5 Compétences technologiques maitrisées en grande partie par la firme
7.2 Lignées de catégories de produits
7.2.1 Une volonté maintenue de conception innovante
7.2.2 La BU NCA s’oriente vers les innovations d’usage
7.3 Identification d’un champ d’innovation
7.3.1 Elaboration des idées et des concepts
7.3.2 Tension large ou profond : expansion au sein de catégories existantes ou de nouvelles catégories
7.3.3 Partage de connaissances, expansion sociale en C et en K
7.4 Structuration d’un champ d’innovation
7.4.1 Critères de décision, go no-go
7.4.2 Dilemme « breakthrough vs. profits »
7.4.3 Construction des compétences, dilemme « open vs. closed innovation »
7.4.4 Expérimentation
7.5 Exploitation, accélération
7.5.1 Processus parallèles
7.5.2 Accélération ressources relatives à l’exécution
7.5.3 Accélération, relations régions, fournisseurs
8 Résultats relatifs aux aspects organisationnels
8.1 Ambidextrie organisationnelle
8.1.1 Ambidextrie individuelle
8.1.2 Renouvellement des processus marketing
8.1.3 Avantages de la diversification pour l’équipe de vente
8.1.4 La construction des catégories attachées à la nouvelle entité: « ambidextrous organizing »
8.2 Les raisons ayant conduit à la création de la BU NCA selon les acteurs
8.2.1 Contexte de la création de NBC et de NCA
8.2.2 Séparation – protection
8.2.3 Exécution- organisation
8.3 Originalité de NCA
8.3.1 Une BU exploratoire
8.3.2 Une structure fonctionnant en « ambidextrie simultanée »
8.3.3 Tension entre forme organisationnelle autonome de la BU et soutien de l’organisation (une entité séparée mais soutenue par la division)
8.4 Les avantages d’une telle forme d’organisation
8.4.1 Justification de la BU NCA par les acteurs
8.4.2 Pas de zone d’atterrissage (landing zone) à chercher
8.4.3 Connexion entre exploration et projets de développement et focalisation temporelle
8.5 Les limites au fonctionnement d’une telle structure
8.5.1 Un grand nombre de projets lancés
8.5.2 Une difficulté à arrêter les projets qui ne rencontrent pas le succès
8.5.3 Les conditions pour maintenir dans le temps un travail de conception innovante
9 Piste de recherche et recommandations: intérêt d’une approche par les « jobs » dans les démarches de conception innovante focalisées sur les usages
9.1 L’analyse « jobs to be done ». Approche pratique et fondements théoriques
9.1.1 Une méthodologie pour analyser les jobs
9.1.2 Le lien entre produit et usage est ténu
9.1.3 Liens avec l’ergonomie
9.2 Jobs et champs d’innovation : des propriétés communes
9.2.1 Un job est indépendant des produits
9.2.2 Un job est stable dans le temps
9.2.3 L’analyse des jobs produit de la connaissance en excès
9.2.4 Propriétés expansives de l’analyse des jobs
9.3 Exemple NCA : construction d’un espace de conception à partir d’une analyse des jobs des données ethnographiques collectées: Masque Anti-Pollution
Conclusion générale