L’histoire récente de l’agriculture est fortement marquée par sa « modernisation » (Mazoyer et Roudart, 2002). Grâce au développement des équipements et des techniques, le travail agricole change en devenant moins pénible physiquement et sa productivité augmente (Nicourt, 2013). En fait, le changement dans les conditions de travail fait partie d’une transformation plus profonde de la relation entre l’homme et le travail dans l’exploitation agricole (Barthez, 1996). Cette transformation a été mise en évidence par le passage d’une agriculture comme un mode de vie et de travail en famille qui ne sont pas dissociés, à une agriculture comme une activité économique et productive dont le travail est une ressource pour produire (Barthez, 1996, 2005; Dufour et Giraud, 2012; Nicourt, 2013). Ce basculement entre travail comme « mode de vie » et travail comme « ressource » est accompagné d’autres changements importants dans le monde agricole, comme l’agrandissement des structures de production, la diminution de la population agricole et la moindre implication des membres de la famille dans le travail sur la ferme (Blanc et al., 2008; Lips et al., 2013; Pluvinage, 2015). Ces changements sont favorables au développement du salariat agricole (Blanc et al., 2008; Visière et al., 2009; Cahuzac et Détang Dessendre, 2011). Malgré cela, soit il est un sujet qui reste à l’ombre des agriculteurs/éleveurs (Marchand, 1998; Darpeix, 2013), soit il est reconnu comme un travail précaire (Bellit et Détang-Dessendre, 2014). Pourtant, les chiffres des statistiques agricoles montrent l’importance de cette maind’œuvre qui effectue un tiers du travail agricole en France (Agreste, 2015a). Même si le salariat se développe, maintenir cette main d’œuvre sur l’exploitation et ainsi limiter son turnover, est devenu un sujet délicat pour les agriculteurs. En moyenne, les salariés permanents travaillent trois ans sur une même exploitation. En outre, seulement 30 % des salariés sous contrat à durée déterminée réussissent à obtenir un contrat à durée indéterminée (Cahuzac et Détang-Dessendre, 2011; Bellit et DétangDessendre, 2014). Selon ces auteurs, cette instabilité est liée à la saisonnalité des activités dans les exploitations, et aussi à la faible qualification et compétence des salariés. Cependant, le départ des salariés qualifiés et compétents implique aussi des connaissances et des compétences qui partent avec eux (Bizais, 2013). Dans les deux cas, le départ d’un salarié est une contrainte en termes d’organisation et de charge de travail, surtout dans des collectifs de travail restreints (Gutiérrez-Brocano et al., 2014). Les différents acteurs du développement rural réfléchissent aux moyens de maintenir les salariés dans les exploitations, et ainsi limiter le turnover (Depoudent et Moan, 2011; Visière et al., 2009; Nettle, 2012). Maintenir un salarié dans une exploitation signifie qu’il est censé travailler le plus longtemps possible sur la même exploitation. Rendre compte du travail et du rôle des salariés dans les exploitations, ainsi que comprendre les changements au cours du temps, est une condition préalable à l’identification des leviers qui peuvent aider les agriculteurs (dont les éleveurs) et salariés à relever ce challenge. Cet enjeu nous amène à notre objet de recherche : l’évolution du travail des salariés dans les exploitations.
Le développement de la main-d’œuvre agricole salariée dans les exploitations
Le recours à de la main-d’œuvre salariée est un moyen important pour faire face à la charge de travail agricole. Environ 40 % de la force de travail agricole mondial est fourni par des salariés, qui ne sont pas présents uniquement dans des grandes exploitations industrielles (International Labour Office, 2007). En effet, recruter des salariés devient de plus en plus commun dans les exploitations familiales, principalement dans les « pays développés ». Ce phénomène est corrélé à l’agrandissement des exploitations, à la diversification de la main-d’œuvre agricole et à la diminution du nombre d’actifs agricoles familiaux (Lobao et Meyer, 2001; Johnsen, 2004; Lobley et Potter, 2004; Pritchard et al., 2007; Lips et al., 2013; Pluvinage, 2015; Chmieliński et Karwat-Woźniak, 2015).
En France, le développement du salariat agricole depuis les années 1980 a accompagné les changements dans la main-d’œuvre et dans les exploitations (Mundler et Rémy, 2012; Pluvinage, 2015). En 1988, le salariat représentait 10 % de la population agricole et 18 % de la force de travail agricole (Agreste, 2013). Actuellement, les salariés représentent 25 % de la population agricole et fournissent 33 % de la force de travail utilisée dans les exploitations (Agreste, 2015b). Entre 1988 et 2013, le nombre d’actifs agricoles non-salariés a été divisé par deux (de deux millions à un million), tandis que le nombre des salariés a progressé faiblement (de 180 000 à 200 000) (Agreste, 2013). Cela indique que la main-d’œuvre qui a quitté le travail agricole est essentiellement familiale.
La réduction du nombre de travailleurs familiaux s’est également accompagnée de la moindre implication des membres de la famille dans le travail sur l’exploitation. Quatre facteurs sont liés à ce phénomène. Le premier est la moindre implication des conjoints d’une part avec l’augmentation du nombre de femmes qui exercent une activité professionnelle uniquement en dehors de l’exploitation et, d’autre part, la croissance de la pluriactivité des conjoints qui travaillent sur l’exploitation ainsi que comme salariés en dehors de l’exploitation (Nicourt et Girault, 2006; Blanc et al., 2008; Dufour et Giraud, 2012). Environ 22 % des exploitations ont au moins un membre pluriactif, mais cela varie selon l’orientation économique de l’exploitation, avec une plus forte proportion en grandes cultures (25 %), viticulture (19 %) et fruiticulture (16 %) (Agreste, 2013). Le deuxième facteur est la baisse du travail réalisé par des bénévoles (entraide familiale, entraide entre voisins et les aides familiaux) (Mundler et Laurent, 2003). Par exemple, les aides familiaux fournissaient 30 % du travail sur l’exploitation en 1988, contre 10 % en 2011 (Agreste, 2013). Le troisième facteur est la volonté des agriculteurs de réduire leur temps de travail souvent élevé et de s’approcher des horaires de travail des autres catégories socio professionnelles, notamment celles des salariés travaillant 35 heures par semaine (Jegouzo, 1981; Lacroix et Mollard, 1990; Guillaumin et al., 2004; Dufour et Dedieu, 2010). Le quatrième facteur est l’accroissement de la productivité du travail par la modernisation des exploitations agricoles (Blanc et al., 2008; Charroin et al., 2012). Ce facteur montre plus clairement que les changements dans la main-d’œuvre familiale sont aussi accompagnés par des changements dans les exploitations agricoles, où la modernisation de l’agriculture joue un rôle actif dans la substitution de la main-d’œuvre par des équipements agricoles (Harff et Lamarche, 1998; Blanc et Perrier-Cornet, 1999).
Les conséquences du développement du salariat dans les exploitations d’élevage : enjeux opérationnels et scientifiques
Le développement du salariat n’est pas sans conséquence pour les agriculteurs/éleveurs employeurs (Barthez, 1996). La gestion des salariés est devenue un défi pour eux à cause de nombreuses difficultés, par exemple éviter le turnover, attribuer des tâches, définir les compétences selon le poste de travail, définir clairement les responsabilités du salarié (Bisson, 2002; Le Moan et al., 2007; Civam, 2012; Depoudent, 2013; Pereira, 2015). Les modalités de prise en compte de ces difficultés sont à relier à la problématique de pérennisation des salariés sur les exploitations, comme nous allons le montrer ci-après.
De nombreux facteurs influencent la pérennisation des salariés dans les exploitations d’élevage : par exemple, disposer d’autres facteurs attractifs que le salaire (Przewozny et al., 2016), comme plus de pauses et travailler moins les week-ends (Nolte et Fonseca, 2010); entretenir des bonnes relations de travail entre éleveurs et salariés (Nettle et al., 2005; Visière et al., 2009; Nettle et al., 2010; Ullah et Zheng, 2014; Moffatt, 2016) ; disposer de bonnes conditions de travail avec des équipements et bâtiments opérationnels, des équipements de protection, confort thermique, moins de tâches physiques et répétitives (Porter, 1993; Pinzke, 2003; Jago et al., 2007; Moffatt, 2016). Certains auteurs affirment que ces bonnes conditions de travail sont mieux développées dans des grandes exploitations industrielles en raison du niveau de mécanisation et d’automatisation requises pour produire à large échelle (Reed, 1994; Harrison et Getz, 2015). Ainsi, des grandes exploitations spécialisées favorisent le maintien des salariés également spécialisés dans des conditions de production intensives (Mishra et Morehart, 2001), tandis que des grandes exploitations diversifiées favorisent la maintien des salariés polyvalents en raison de l’allocation de la main-d’œuvre selon la saisonnalité des productions agricoles et des élevages (Thilmany, 2001). En plus, disposer de bonnes conditions de travail impacte positivement la performance du salarié (Buffington et Reaves, 1968; Bewley et al., 2001b).
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Table des matières
Introduction
CHAPITRE 1. Comment pérenniser les salariés dans les exploitations d’élevage ?
1 Le développement de la main-d’œuvre agricole salariée dans les exploitations
2 Les conséquences du développement du salariat dans les exploitations d’élevage :
enjeux opérationnels et scientifiques
3 Le projet de thèse au carrefour de plusieurs enjeux
CHAPITRE 2. Quels cadres d’analyse pour rendre compte et comprendre les évolutions du travail des salariés dans les exploitations d’élevage ?
1 L’analyse des changements sur le long terme : l’approche trajectoire
1.1 Trajectoires issues des typologies d’exploitations : la centralité des
changements structurels et techniques et l’invisibilité du travail
1.2 Trajectoires des exploitations : la centralité des changements structurels et
techniques et le travail comme ressource
1.3 Trajectoire travail-famille-exploitation : le focus sur la division familiale du
travail
1.4 Synthèse : La prise en compte progressive du travail familial et l’invisibilité
des salariés
2 L’organisation du travail en élevage : absence de la prise en compte des évolutions
sur le long terme et la mise à l’écart des salariés
2.1 Les approches extrinsèques de l’organisation du travail : des travaux avec des
rythmes différents effectués par le collectif de travail au cours de la campagne
agricole
2.1.1 Trois cadres d’analyse développés
2.1.2 … sur une base conceptuelle commune
2.2 Les approches intrinsèques de l’organisation du travail : mise en lumière de
l’individu et de son rôle actif dans le travail
2.2.1 Les rationalités des éleveurs/éleveuses et l’organisation du travail
2.2.2 Le monde professionnel et les transformations dans le travail
2.3 Synthèse : La division technique et sociale du travail et la mise à l’écart des
salariés dans les analyses
3 L’organisation du travail en gestion des ressources humaines et le développement
de la carrière des salariés
3.1 De l’organisation du travail aux tâches attribuées aux salariés
3.2 Polyvalence et spécialisation : de l’organisation au travail dans les
organisations au poste des salariés
3.3 Autonomie des salariés au travail
3.4 Synthèse : atouts et limites de la GRH pour analyser l’évolution du travail des
salariés dans les exploitations d’élevage
4 Pour aller plus loin : proposition d’un cadre d’analyse
4.1 Un cadre d’analyse de base triangulaire
4.2 Moteurs de changements et temporalité
CHAPITRE 3. Construction et mise en œuvre de la stratégie de recherche
1 Pourquoi cibler les salariés permanents non familiaux en élevage bovin laitier ?
2 Identifier les situations à enquêter avec des partenaires locaux
3 Les critères d’échantillonnage : peu de cas d’études mais les plus divers possible
4 Démarche de recueil et d’analyse des données
4.1 Première étape de recueil de données : entretiens avec les éleveurs/éleveuses
4.2 Deuxième étape de recueil de données : entretiens avec les salariés permanents
non familiaux
4.3 Première étape d’analyse : construction de la base de données et rédaction des
monographies
4.3.1 Interactions entre la construction de la base de données, l’analyse de la
trajectoire des exploitations et la revue de littérature
4.3.2 Rédaction des monographies
4.4 Deuxième étape d’analyse : identification des trajectoires d’évolution du
travail des salariés permanents non familiaux
5 Présentation de la zone d’étude et des caractéristiques de l’échantillon
5.1 Les trois départements sélectionnés de la Région Auvergne
5.2 Caractéristiques des exploitations de l’échantillon
5.3 Caractéristiques des salariés permanents non familiaux de l’échantillon
Conclusion
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