Pour la plupart d’entre nous le mot pistache évoque très probablement un snack salé ou un ingrédient dans des pâtisseries ou d’autres préparations culinaires. En effet, les graines du ‘vrai’ pistachier (Pistacia vera L.) constituent une source alimentaire appréciée et largement cultivée, notamment en Asie et en Amérique du Nord. Cependant, nous ignorons en général que le genre Pistacia (du grec πιστακία – Pistakia), nommé et décrit par C. von Linné en 1753, comprend une dizaine d’autres espèces et sous-espèces sauvages dont beaucoup sont utilisées traditionnellement à différentes fins (alimentation, pharmacopée, artisanat, combustible). Parmi les exemples les plus connus peuvent être cités le pistachier lentisque (P. lentiscus L.), source du célèbre mastic de Chios, le pistachier térébinthe (P. terebinthus L.), dont on extrait la térébenthine, et le pistachier de l’Atlas (P. atlantica) qui produit des fruits comestibles (AlSaghir & Porter 2012 ; Golan-Goldhirsh 2009).
L’abondance et la récurrence de restes de pistache sur les sites archéologiques en Méditerranée orientale, et plus généralement en Asie du Sud-Ouest, témoignent de la grande importance des ressources issues de ces arbres pour les populations du passé (Willcox 2016). Sur beaucoup de sites, les fragments de bois carbonisés, étudiés par l’anthracologie, proviennent en grande partie de pistachiers. Dans les contextes archéologiques, ce groupe taxonomique est également représenté, de façon récurrente et abondante, par des « noyaux » entiers ou fragmentés, préservés sous forme carbonisée . Botaniquement ces vestiges correspondent à des endocarpes, c’est-à-dire la partie interne du fruit de pistachier (botaniquement une drupe). L’endocarpe, lignifiée, entoure et protège la graine .
TAXONOMIE DU GENRE PISTACIA (L.)
Le genre Pistacia appartient à la famille des Anacardiacées (Anacardiaceae L., ordre : Sapindales) réunissant arbres, arbustes et lianes dans une distribution principalement pantropicale (Amérique, Afrique, Asie) bien que certains taxons soient également indigènes aux régions tempérées d’Europe et d’Eurasie (Brown 2010, p. 790-796 ; Heywood 1996, p. 197- 198 ; Judd et al. 2002, p. 338 ; Martin 2014, p. 101). Au total la famille comprend 70 genres et plus de 875 espèces dont certaines d’importance économique comme le pommier cajou (Anacardium occidentale), le manguier (Mangifera indica), le poivrier rose (Schinus molle) et le pistachier (Pistacia vera) (Martin 2014, p. 101).
Défini par Carl Von Linné, le genre Pistacia L. est probablement d’origine américaine, selon les fossiles les plus anciens (Paléocène) découverts en Amérique du Nord (Al-Saghir 2009, p. 256 ; Zohary 1952, p. 219). Il comprend arbres et arbustes, riches en résines, d’une distribution géographique actuellement large et discontinue : Mexique et Amérique du Sud, îles atlantiques, Europe du Sud et bassin méditerranéen, Afrique tropicale de l’Est, Asie Centrale, Chine et Asie du Sud-Est .
Les pistachiers sont souvent dioïques, leurs feuilles sont alternes, paripennées ou imparipennées, rarement simples ou trifoliées. Les fleurs sont petites, unisexuées, anémophiles et rassemblées en panicules axillaires ou en racèmes. Le fruit est une drupe, généralement de forme globulaire ou obovoïde, latéralement compressée et contenant une seule graine (Al-Saghir & Porter 2012, p. 12 ; Brown 2010, p. 795 ; Heywood 1996, p. 197-198 ; Judd et al. 2002, p. 338 ; Martin 2014, p. 101 ; Rechinger 1969, p. 1 ; Zohary 1952, p. 187). Sur la plupart des espèces se développent des galles riches en tanins. La seule espèce domestiquée, et la plus importante du genre par ses graines comestibles, est le pistachier dit ‘vrai’ (Pistacia vera) (Zohary et al. 2012, p. 151). Selon les données de la FAO (Corporate Statistical Database), les États-Unis, l’Iran, la Turquie, la Chine et la Syrie sont aujourd’hui les principaux producteurs de pistaches (FAOSTAT 2016). D’autres espèces sont également exploitées pour leur résine ou leur bois.
Le genre présente une taxonomie complexe avec non moins de 63 noms binomiaux différents enregistrés à l’IPNI (International Plant Names Index 2005). Cependant, le nombre d’espèces reconnues varie selon les auteurs entre 6 et 11. Les difficultés liées à la classification des pistachiers sont dues à plusieurs facteurs: les différentes espèces sont proches génétiquement et peuvent s’hybrider, notamment dans les régions où leurs aires de distribution se chevauchent (Al-Saghir & Porter 2012, p. 13 ; Yi et al. 2008, p. 247 ; Zohary 1952, p. 188- 189, 214). Plusieurs d’entre elles présentent également des caractéristiques morphologiques proches (feuilles, fleurs) prêtant à confusion. Les aires de distribution de certaines d’entre elles, par exemple P. atlantica, sont très vastes avec la présence de sous-populations considérées par certains auteurs comme représentant des espèces ou sous-espèces à part (Zohary 1952).
Finalement, si un nombre important de recherches phylogénétiques a été consacré à la seule espèce cultivée (Pistacia vera) (Ahmat et al. 2003 ; Arzani et al. 2013 ; Barazani et al. 2003 ; Barone et al. 1996 ; Dyszel & Pettit 1990 ; Fasihi-Harandi & Ghaffari 2001 ; Hormaza et al. 1994 ; Jazi et al. 2017 ; Khanazarov et al. 2009), en revanche peu d’études moléculaires ont englobé le genre dans son ensemble (Al-Saghir & Porter 2012 ; Engler 1883 ; Kafkas 2006 ; Kafkas & Perl-Treves 2002 ; Yi et al. 2008 ; Zohary 1952).
Au 18ème siècle, Linné avait reconnu six espèces de pistachiers : Pistacia narbonensis, P. lentiscus, P. terebinthus, P. trifolia, P. simaruba et P. vera (Linnaeus 1753, p. 1025-1026). La première véritable monographie consacrée au genre a été publiée par A. Engler qui a défini 8 espèces : P. atlantica, P. chinensis, P. khinjuk, P. lentiscus, P. mexicana, P. mutica, P. terebinthus et P. vera ainsi qu’un hybride : P. terebinthus x vera (Engler 1883, p. 284-293). Environ 70 ans plus tard, M. Zohary publie une monographie sur le genre très complète en prenant en compte les caractéristiques morphologiques, l’aire de distribution, les relations phytogéographiques, les données cytologiques et paléobotaniques ainsi que l’évolution et la diffusion du genre (Zohary 1952). Il considère les caractéristiques anatomiques des feuilles comme étant les plus fiables pour la reconnaissance des espèces et leur classification (Zohary 1952, p. 189-191). Sur cette base il identifie 11 espèces reparties entre 4 sections : Lentiscella, Eu Lentiscus, Butmela, Eu Terebinthus (Zohary 1952, p. 194-196) .
Fondé sur l’étude d’un nombre plus réduit d’espèces, Parfitt et Badenes (1997, p. 7991) propose une division du genre plutôt en deux sections : Terebinthus correspondant des espèces à feuilles caduques et Lentiscus regroupant des espèces à feuilles persistantes (Parfitt & Badenes 1997, p. 7991). L’étude phylogénétique menée par Yi et al. (2008) est l’une des plus complètes jusqu’à ce jour. Elle inclut les 11 espèces reconnues par Zohary, un hybride putatif – P. x saportae – tout comme quelques extra-groupes (outgroups) constitués d’espèces d’autres genres des Anacardiacées. De surcroît, cette étude est fondée sur un large nombre de marqueurs génétiques (ADN nucléaire et de chloroplastes) (Yi et al. 2008, p. 242, 244). Les résultats obtenus renforcent la division du genre en les deux sections précédemment établies : Terebinthus et Lentiscus . (Yi et al. 2008, p. 245).
Depuis les années 2000, Al-Saghir a révisé la taxonomie du genre en considérant l’ensemble des caractéristiques morphologiques et moléculaires. Il a ainsi contribué de façon importante à la compréhension des relations phylogénétiques entre les espèces et il a proposé une clé d’identification à partir de la morphologie de leurs feuilles (Al-Saghir inédit ; ibid. 2010 ; Al-Saghir & Porter 2006 ; ibid. 2012). Selon sa publication la plus récente (2012), il reconnaît 9 espèces et 5 sous-espèces organisées, à l’instar de la classification de Parfitt et Badenes (1997) et Yi et al. (2008), en deux sections selon la nature caduque (Pistacia) ou persistante (Lentiscella) des feuilles (Al-Saghir & Porter 2012, p. 14-30) . Dans notre travail de M2, nous avons choisi d’utiliser la classification et la nomenclature d’Al-Saghir & Porter (2012) car issues la plus récente et entière révision du genre Pistacia.
Sur la base des travaux morphologiques et génétiques cités ci-dessus, il peut être établi que le genre Pistacia L. est d’une origine monophylétique, comprenant une dizaine (9 pour AlSaghir) d’espèces distinctes se répartissant entre deux sections différentes (Pistacia et Lentiscella) elles aussi d’origine monophylétique (Al-Saghir & Porter 2006, p. 1005 ; GolanGoldhirsh et al. 2004, p. 13 ; Kafkas & Perl-Treves 2001, p. 910, 911; ibid. 2002, p. 169 ; Katsiotis et al. 2003, p. 284-285 ; Yi et al. 2008, p. 244).
De ces études récentes ressortent également plusieurs autres constats qui sont brièvement cités ci-dessous :
A partir de caractéristiques morphologiques et les marqueurs moléculaires, la variété kurdica du Pistachier de l’Atlas (P. atlantica var. kurdica), identifiée par Zohary et d’autres auteurs, est désormais considérée comme une espèce distincte, sous le nom de P. eurycarpa (AlSaghir 2010, p. 32 ; Kafkas 2006, p. 117 ; Kafkas & Perl-Treves 2001, p. 910-911 ; ibid. 2002, p. 170 ; Karimi et al. 2009, p. 569 ; Yaltirik 1967, p. 545-546).
Toutes les études récentes ont montré la proximité morphologique et génétique entre P. khinjuk et P. vera (Al-Saghir 2010, p. 32 ; Al-Saghir & Porter 2006, p. 1005-1006 ; Arabnezhad et al. 2011, p. 251 ; Golan-Goldhirsh et al. 2004, p. 16-17 ; Kafkas 2006, p. 120-121 ; Kafkas & Perl-Treves 2001, p. 912-913 ; ibid. 2002, p. 169, 170 ; Parfitt & Badenes 1997, p. 7991 ; Shanjani et al. 2009, p. 451 ; Yi et al. 2008, p. 249 ; Zohary 1952, p. 213, 221). Selon Zohary, P. khinjuk peut être un descendant de P. vera et peut aussi avoir joué un rôle important comme intermédiaire dans la différentiation d’espèces de la section Eu-Terebinthus, comme P. terebinthus et P. chinensis (Zohary 1952, p. 212, 214, 222).
Pistacia palaestina reconnue par Zohary comme une espèce distincte en raison de sa morphologie et sa distribution géographique (Zohary 1952, p. 208, 210) est désormais considérée comme un synonyme de P. terebinthus (Al-Saghir 2010, p. 32 ; Golan-Goldhirsh et al. 2004, p. 13, 16, 17 ; Kafkas 2006, p. 122-123 ; Kafkas & Perl-Treves 2002, p. 169 ; Katsiotis et al. 2003, p. 285 ; Yi et al. 2008, 249).
P. chinensis représente une très grande variabilité intra-spécifique (feuilles, fruits, caractéristiques chimiques) selon la distribution géographique des populations (Chen et al. 2009). Al-Saghir & Porter reconnaissent trois sous-espèces appartenant à cette espèce indigène en Asie du Sud-Est et en Afrique de l’Est (Al-Saghir & Porter 2012, p. 17-19).
En ce qui concerne la section Lentiscella, les deux espèces américaines, P. mexicana et P. texana, ne sont pas reconnues par tous les auteurs comme des espèces différentes. Si la plupart d’études montrent que P. texana doit être considéré comme une espèce distincte de P. mexicana (Parfitt & Badenes 1997, p. 7990 ; Yi et al. 2008, p. 249 ; Zohary 1952, p. 198-199), en revanche Al-Saghir le considère comme un synonyme de P. mexicana (Al-Saghir 2010, p. 33 ; Al-Saghir & Porter 2006, p. 27-29).
Finalement, toutes les études récentes concluent que P. saportae, reconnue par Zohary (1952, p. 203-204) comme une espèce en soi, est le résultat de l’hybridation entre les espèces P. lentiscus et P. terebinthus : par conséquent ce taxon est maintenant nommée P. x saportae (AlSaghir & Porter 2012, p. 30 ; Werner et al. 2001, p. 185 ; Yi et al. 2008, p. 249-250). Les auteurs font parfois référence à d’autres hybrides, comme Pistacia x cappadocica, résultant probablement du croisement entre P. terebinthus et P. vera (Al-Saghir & Porter 2012, p. 31). Cependant, ces hybrides (autres que P. x saportae) sont très problématiques du point de vue de leur taxonomie et de leur phylogénie : ils ne sont donc pas inclus dans notre étude.
|
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I – Taxonomie du genre Pistacia (L.)
CHAPITRE II – Matériel et méthodes
1. Définition du matériel d’étude
2. Constitution du référentiel actuel
2.1. Échantillonnage sur le terrain à Chypre
2.2. Prélèvements dans l’Herbier national
2.3. Préparation des fruits pour la collection de référence
3. Choix du corpus archéologique
3.1. Présentation des sites archéologiques
4. Étude morphologique
5. Analyse de morphométrie traditionnelle
6. Analyse de morphométrie géométrique
CHAPITRE III – Résultats
1. Approche morphologique
2. Application des critères morphologiques au corpus archéologique
2.1. Espèces identifiées sur les sites d’Anatolie et du Proche-Orient continental
2.2. Espèces identifiées sur les sites de Chypre
3. Résultats de l’analyse de morphométrie traditionnelle
4. Résultats de l’analyse de morphométrie géométrique
5. Application de la morphométrie géométrique sur le matériel archéologique
6. Clé d’identification
CHAPITRE IV – Discussion
1. Apports et limites des approches méthodologiques choisies
2. Application des résultats au corpus archéologique
3. Implication des identifications des endocarpes archéologiques
CONCLUSION