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Contexte historique : le livre dans son histoire
Le livre en rรฉvolutions
Lโhistoire du livre est, comme celle de beaucoup dโobjets, lโhistoire dโune recherche constante de praticitรฉ et dโaccรจs. Les multiples rรฉvolutions qui lโont traversรฉe sont autant de rรฉvolutions des usages vers des objets plus transportables, moins chers, plus aisรฉs ร produire.
Lโapparition des premiers objets sโapparentant ร des livres se fait au cours du 1er siรจcle : il sโagit du codex. Celui-ci est un ensemble de pages manuscrites, reliรฉes sous forme de cahier. Il remplace avantageusement les rouleaux de papyrus, appelรฉs volumen. Le codex est effet plus maniable, moins cher ร produire, moins encombrant, plus facile ร utiliser. Il permet dโaccรฉder plus immรฉdiatement ร nโimporte quelle partie du texte en feuilletant un ouvrage (alors que le volumen devait รชtre totalement dรฉroulรฉ pour que le lecteur accรจde ร la fin du texte). Il se pose รฉgalement sur une table plus facilement, ce qui favorise la prise de notes pendant la lecture. Le passage au codex permet รฉgalement une meilleure conservation des textes, facilitant ainsi la transmission et la sauvegarde de textes antiques (Dussert et Walbecq, 2014).
Au XIVรจme siรจcle, avant mรชme lโinvention de lโimprimerie, le livre traverse une rupture qui modifie profondรฉment les pratiques de lecture : lโapparition du libro unitario, le livre unifiรฉ. Un ouvrage rassemble dรฉsormais les ลuvres dโun seul et mรชme auteur (voire une seule ลuvre), plutรดt que des textes divers et des miscellanรฉes qui รฉtaient de natures et mรชme parfois de langues diffรฉrentes (Chartier, 2009). Cโest la naissance de la figure de lโรฉcrivain moderne. Ce changement progressif amรจne un nouveau regard sur le texte littรฉraire qui sโen trouve valorisรฉ.
Lโinvention de lโimprimerie par Gutenberg au XVรจme siรจcle vient rรฉvolutionner la production de livres : ces derniers ne sont plus le fruit dโheures de travail de moines copistes, ils peuvent รชtre reproduits ร lโaide de caractรจres amovibles. Le temps et le coรปt de fabrication sโen trouvent fortement rรฉduits. Ces premiers livres imprimรฉs sont appelรฉs incunables. La rรฉvolution de lโimprimerie est aussi celle de la diffusion du livre et avec elle, des idรฉes. LโEglise catholique utilise lโimprimerie pour diffuser la Bible au plus grand nombre. Au XVIรจme siรจcle, la Rรฉforme protestante imprime massivement des tracts et des textes religieux et se diffuse essentiellement par le biais dโimprimeries clandestines. Lโimprimerie permet รฉgalement la diffusion des idรฉes humanistes dans toute lโEurope en rendant des textes comme lโEncyclopรฉdie de Diderot et dโAlembert aisรฉment disponibles.
Si lโinvention de lโimprimerie est ร plusieurs titres considรฉrรฉe comme lโune des grandes rรฉvolutions dans lโhistoire de lโHumanitรฉ (Darnton, 2011), celle-ci ne modifie pas pour autant lโessence mรชme de lโobjet qui reste semblable ร celle du codex et qui se maintient aujourdโhui encore. En effet, la forme du codex est si efficace quโelle reste utilisรฉe partout dans le monde 1500 ans aprรจs son introduction.
La transformation n’est pas si absolue qu’on le dit : un livre manuscrit (surtout dans les derniers siรจcles du manuscrit, aux XIV et XV siรจcles) et un livre aprรจs Gutenberg reposent sur les mรชmes structures fondamentales โcelle du codex. L’un et l’autre sont des objets composรฉs de feuilles pliรฉes un certain nombre de fois, ce qui dรฉtermine le format du livre et la succession des cahiers. Ces cahiers sont assemblรฉs, cousus les uns aux autres, et protรฉgรฉs par une reliure. La distribution du texte ร la surface de la page, les instruments qui en permettent les repรฉrages (foliotation), les index et les tables des matiรจres : tout cela existe dรจs l’รฉpoque du manuscrit. Gutenberg en hรฉrite et, aprรจs lui, le livre moderne. ยป (Chartier, 1997, Le livre en rรฉvolutions, p.7)
Brรจve histoire sociale de lโobjet livre
Etablir lโhistoire sociale de lโobjet livre, cโest passer par le constat du rรดle essentiel du livre sur la sociรฉtรฉ. Plus encore, cโest parfois constater le rรดle dโun seul de ces livres : La Bible, LโEncyclopรฉdie de Diderot et d’Alembert ou Le Petit livre rouge de Mao en sont autant dโexemples significatifs. Lโadoption massive du codex, un format facilitant sa diffusion, a permis au livre dโexercer des fonctions aussi bien sociales, politiques, รฉconomiques ou idรฉologiques centrales dans la sociรฉtรฉ. Quโil soit source de connaissance, outil de diffusion dโidรฉes ou vecteur de lien social, le livre reste la principale source culturelle de notre sociรฉtรฉ. La construction de la singularitรฉ du livre sโest ainsi faite au travers de lโHistoire.
La place que les livres ont occupรฉ dans la sociรฉtรฉ a รฉvoluรฉ tout au long de leur histoire. Le livre a longtemps รฉtรฉ la source principale, voire exclusive, du savoir. Il est longtemps rรฉservรฉ ร une รฉlite, seule ร possรฉder les connaissances suffisantes pour maitriser la lecture. Une grande partie de la population a ainsi รฉtรฉ exclue dโemblรฉe des pratiques de lecture. Lorsque la maitrise de la lecture se dรฉveloppe, notamment au 16e siรจcle, le livre devient perรงu comme un puissant outil de diffusion des idรฉes et de la religion. En effet, le livre est avant tout texte religieux. Lorsque celui-ci prend une majuscule, le Livre nโest autre que la Bible. La sacralisation de lโobjet livre qui lui confรจre ce statut si particulier est donc, comme tout autre sacralisation, historiquement construite. Celle-ci sโest ainsi mise en place dโabord par contact direct du religieux, puis par contact au savoir de faรงon globale. Cette dimension sacrรฉe confรจre รฉgalement une haute portรฉe symbolique ร la destruction de lโobjet livre. Ainsi les autodafรฉs qui ont traversรฉ lโHistoire sont-ils caractรฉristiques de la censure des rรฉgimes totalitaires. Certains auteurs vont jusquโร parler de libricide ou de bibliocauste19 pour dรฉsigner ces phรฉnomรจnes de destruction systรฉmatique de livres. Certains comparent aujourdโhui ces autodafรฉs politiques au phรฉnomรจne du pilon20 qui consiste ร dรฉtruire les invendus. Le pilonnage concerne en effet une part importante des ouvrages proposรฉs ร la vente. En effet, prรจs de 30 millions de tonnes de livres sont destinรฉs au pilon chaque annรฉe en France, soit plus de 140 millions dโouvrages et environ 20 ร 25%.
Prophรฉties et oraisons funรจbres : vers la mort du livre ?
Chaque innovation dans le secteur de l’รฉdition a donnรฉ lieu ร son cortรจge de discours alarmistes annonรงant la mort du livre tel que nous le connaissons24, de lโรฉdition ou de la librairie (Chabault, 2014). Au 19รจme siรจcle, Thรฉophile Gautier a ces mots :
Le journal tue le livre, comme le livre a tuรฉ lโarchitecture, comme lโartillerie a tuรฉ le courage et la force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nous enlรจvent les journaux. Ils nous รดtent la virginitรฉ de tout ; ils font quโon nโa rien en propre, et quโon ne peut possรฉder un livre ร soi seul. ยป Mademoiselle de Maupin, Thรฉophile Gautier (1835, p.36).
Prรจs de 200 ans aprรจs les paroles de Thรฉophile Gautier, rien nโa changรฉ et le livre numรฉrique ne cesse dโinquiรฉter les acteurs de lโรฉdition (Benhamou et al, 2010). Il est perรงu par beaucoup comme le fossoyeur du livre. Beigbeder25 parle dโapocalypse pour dรฉsigner lโavรจnement du numรฉrique dans un livre aux propos grandiloquents : ยซ Tu es obsolรจte, รด vieux livre bientรดt jauni, nid ร poussiรจre, cauchemar de dรฉmรฉnageur, ralentisseur de temps, usine ร silence. Tu as perdu la guerre du goรปt (โฆ) dโici ร quelques annรฉes, les tigres de papier vont รชtre remplacรฉs par des รฉcrans plats ยป (Beigbeder, Premier bilan aprรจs lโapocalypse, 2011).
Le systรจme รฉconomique du livre
Le secteur du livre est considรฉrรฉ comme la premiรจre industrie culturelle en France. Le marchรฉ du livre reprรฉsente 4,5 milliards dโeuros de chiffre dโaffaires en 2018, le marchรฉ du cinรฉma (vente de places de cinรฉma et de DVD) รฉtant estimรฉ ร 2 milliards dโeuros et celui de la musique ร 1 milliard dโeuros34. Celui-ci connaรฎt un recul depuis 3 ans, avec une baisse de 1% en moyenne chaque annรฉe depuis 2016 (ibid). Les premiรจres donnรฉes de 2020 laissaient envisager une reprise du marchรฉ avec une hausse attendue du chiffre dโaffaires de 3% par rapport ร 2019. La crise sanitaire liรฉe au Covid19 a perturbรฉ ces prรฉvisions, revues depuis ร la baisse par le ministรจre de la Culture, avec une chute de 23% de chiffre dโaffaires estimรฉe en 202035.
Lโรฉdition est un secteur particuliรจrement concentrรฉ : 80% du chiffre dโaffaires est rรฉalisรฉ par les 12 plus grandes maisons dโรฉdition. Hachette Livres reprรฉsente ร lui seul 25% du chiffre dโaffaires du marchรฉ รฉditorial franรงais, soit neuf fois plus que Gallimard36. Mais cette structure oligopolistique cache en rรฉalitรฉ un marchรฉ รฉclatรฉ avec un trรจs grand nombre de toutes petites maisons dโรฉdition : 4455 รฉditeurs ont publiรฉ au moins un livre en 2017.
Le livre numรฉrique, entre opportunitรฉ et danger pour le marchรฉ
Le marchรฉ du livre numรฉrique est relativement jeune. Il nโapparait rรฉellement quโen 2007 aux Etats-Unis, au lancement de la Kindle, la liseuse proposรฉe par Amazon. Le dรฉveloppement de ce nouveau format de lecture fait rapidement craindre un remplacement massif des livres papier. Mais contre toute attente, le ยซ grand remplacement ยป nโa pas eu lieu et, en France, la progression du livre numรฉrique est trรจs lente. En 2019, 22% des Franรงais dรฉclaraient avoir dรฉjร lu un livre numรฉrique contre 20% en 2018, et 6% envisagent de le faire, contre 5% en 2018. Les ventes de livres numรฉriques reprรฉsentent 7,6% du Chiffre dโAffaires des รฉditeurs en 2019 contre 6,8% en 201841. Le livre numรฉrique gagne donc du terrain, certes, mais reste trรจs loin du livre papier dans les pratiques de lecture.
Il apparait que ce nโest pas tant le succรจs du livre numรฉrique qui pose problรจme aux acteurs du secteur quโune grande mรฉconnaissance du marchรฉ en transformation. Les tentatives faites pour sโengager dans la voie du numรฉrique se sont pour beaucoup soldรฉes par des รฉchecs.
Lโexemple le plus parlant est celui de la plateforme ยซ 1001 libraires ยป, lancรฉe en 2011 par les libraires indรฉpendants pour contrer Amazon en vendant les livres au format papier et numรฉrique. Lโinvestissement de 2,2 millions dโeuros nโaura pas permis ร lโexpรฉrience dโรชtre un succรจs et la plateforme ferme aprรจs seulement une annรฉe dโexistence (Benhamou, 2014). De mรชme ; les prรฉvisions des experts ont souvent รฉtรฉ dรฉmenties. Alors quโon imaginait que le numรฉrique fragiliserait les petites librairies, celles-ci ont plutรดt bien rรฉsistรฉ quand les plus grands groupes ont fait faillite : Borders aux Etats-Unis en 201142, Virgin Megastore en 2013 et Chapitre en 201443 en France, Red group44 en Australie en 2011. Les usages des lecteurs nโont pas non plus รฉtรฉ ceux qui avaient รฉtรฉ envisagรฉs. On pensait que la lecture numรฉrique concernerait davantage les livres pratiques que les romans, or cโest lโinverse qui se produit. Enfin, la tablette et le tรฉlรฉphone ont remplacรฉ lโordinateur dans les usages du numรฉrique, contre les prรฉvisions (Benhamou, 2014).
Cette mรฉconnaissance du marchรฉ est renforcรฉe par une forte opposition entre les instances publiques, les associations professionnelles (SLF, SNE, Motif, etc.) et les acteurs individuels (รฉditeurs, libraires, auteurs). Les premiers encouragent le dรฉveloppement du livre numรฉrique par des enquรชtes sur les pratiques, des investissements, des campagnes de communication45, quand la plupart des acteurs, eux, rรฉsistent farouchement ร ce dรฉveloppement. Ce dรฉsaccord entre les acteurs du marchรฉ et les organisations nourrit les incomprรฉhensions. Pour les instances et les associations professionnelles, le livre numรฉrique constitue une opportunitรฉ. Il est une source de revenus supplรฉmentaires et un moyen de dynamiser le marchรฉ en dรฉveloppant les ventes de livres papier. Dans le ยซ rapport sur le livre numรฉrique ยป commandรฉ ร Bruno Patino par le Ministรจre de la Culture, un certain nombre dโavantages sont listรฉs : ยซ lโindexation, le caractรจre agrรฉgรฉ ou segmentรฉ du contenu, la fraicheur โ certains ouvrages nรฉcessitant des mises ร jour rรฉguliรจres, le systรจme ouvert โ laissant une marge dโintervention ร un lectorat actif โ et lโaccessibilitรฉ. ยป 46. Pour les acteurs du secteur, il constitue davantage une menace, un risque de cannibalisation du livre papier47.
Les acteurs de lโindustrie du livre et le bouleversement du numรฉrique
Nouveaux usages offerts par le numรฉrique
Si lโoffre commerciale est encore limitรฉe en numรฉrique (tous les ouvrages nโรฉtant pas, pour le moment, proposรฉs dans ce format), les acteurs de lโindustrie du livre se sont malgrรฉ tout investis dans les possibilitรฉs offertes par ce nouveau mรฉdia. On peut ainsi citer la grande initiative des bibliothรจques publiques franรงaises qui ont lancรฉ fin 2014 le Prรชt Numรฉrique en Bibliothรจque (PNB). Ce dispositif permet aux usagers des bibliothรจques publiques dโaccรฉder gratuitement ร la lecture numรฉrique en proposant notamment des livres mais aussi des dispositifs de lecture (liseuses) en prรชt. En 2018, ce sont ainsi jusquโร 50 000 ouvrages qui ont รฉtรฉ empruntรฉs chaque mois51.
Par ailleurs, le support du numรฉrique offre des possibilitรฉs que nโoffre pas le papier. Les livres numรฉriques ne sont pas nรฉcessairement homothรฉtiques. Certains รฉditeurs se sont saisis de cette opportunitรฉ pour offrir des livres numรฉriques augmentรฉs, enrichis de contenus multimรฉdias. Le texte peut รชtre complรฉtรฉ par de la musique, de la vidรฉo ou des applications interactives. ยซ En effet, au-delร du livre homothรฉtique, lโinteractivitรฉ, lโhypertextualitรฉ, promues avant tout par les sites web et devenues usuelles, offrent ร la fois des opportunitรฉs dโinnovation en termes de narration, de design ou de participation du lecteur par exemple. ยป (Paquiensรฉguy et Bosser, 2014)
Ces livres numรฉriques enrichis sont particuliรจrement dรฉveloppรฉs dans le secteur de la littรฉrature jeunesse et des livres รฉducatifs et scolaires. Plus lโinteractivitรฉ est grande, plus le texte se transforme en jeu. La frontiรจre entre le livre et le jeu vidรฉo devient alors floue. Il est vrai que lโon peut trouver des livres papier enrichis, soit par lโusage de la rรฉalitรฉ augmentรฉe (certaines encyclopรฉdies notamment), soit par lโadjonction dโobjets (livres de cuisine avec ustensiles par exemple). Il nโen reste pas moins que les possibilitรฉs du papier semblent limitรฉes quand celles du numรฉrique sont bien plus vastes (Cรฉlimon, 2018). Le numรฉrique propose รฉgalement dans certains cas une narration transmรฉdia (Jenkins, 2010) dans laquelle les รฉlรฉments de la narration sont dispersรฉs ร travers divers supports (sites internet, rรฉseaux sociaux). Le roman Je ne ferai pas mieux que mon pรจre52 fait par exemple circuler le lecteur entre lโouvrage lui-mรชme, le blog du hรฉros, ses rรฉseaux sociaux et un site internet parodiant Wikipรฉdia.
Ces nouveaux usages de lecture sont รฉgalement accompagnรฉs de nouvelles pratiques de consommation. On voit en effet fleurir les offres de streaming de livres numรฉriques, sur le modรจle de Spotify dans la musique ou de Netflix dans le cinรฉma. Cโest le cas de sites comme Oyster, Scribd ou Kindle unlimited. Pour un abonnement mensuel, lโutilisateur peut accรฉder ร un catalogue dโouvrages numรฉriques quโil peut consulter de faรงon illimitรฉe. Ces pratiques restent encore marginales dans lโindustrie du livre mais pourraient se dรฉvelopper dans les annรฉes ร venir (Cรฉlimon, 2018).
Tensions et pluralisme de pratiques numรฉriques
Le Bรฉchec et al. (2018) proposent de mieux comprendre les tensions qui organisent les pratiques de lecture numรฉrique selon les points de vue des consommateurs concernant les mรฉdiateurs traditionnels et les nouveaux monopoles. Grรขce ร la boussole de justifications quโils proposent, inspirรฉe dโun carrรฉ sรฉmiotique, les auteurs permettent une meilleure comprรฉhension du pluralisme des positions, des choix et des pratiques liรฉs ร cette lecture numรฉrique. Ils identifient ร travers cette boussole des justifications quatre diffรฉrents profils de pratiques de lecture numรฉrique selon lโattachement ou non aux mรฉdiateurs traditionnels et aux nouveaux monopoles (voir figure 14).
Le profil ยซ logiciel libre, tout gratuit ยป aura tendance ร favoriser des systรจmes ouverts (ร lโopposรฉ notamment de la Kindle dโAmazon qui dispose dโun format propriรฉtaire et ne permet de lire que des e-Books proposรฉs par Amazon). Ils souhaiteront รฉgalement une circulation libre des ouvrages, sans les DRM qui les limitent. Ils peuvent pour cela se tourner vers le tรฉlรฉchargement illรฉgal. Le profil ยซ pro Apple-Amazon ยป tiendra un discours assez dur envers les รฉditeurs franรงais, leur prรฉfรฉrant lโefficacitรฉ des gรฉants amรฉricains. Ils sont dans une position dโincomprรฉhension de lโoffre, en particulier lโoffre franรงaise, en opposition ร lโoffre anglosaxonne quโils perรงoivent comme plus vaste et moins chรจre. Tout fait ร lโopposรฉ se trouve le profil de ยซ dรฉfense du modรจle franรงais ยป, dรฉfendant les mรฉdiations traditionnelles (la librairie indรฉpendante, le prix unique du livre et tout ce qui constitue les spรฉcificitรฉs de ce modรจle franรงais) et sโopposant fermement aux nouveaux monopoles des GAFA. Il sโagit dโailleurs souvent ici dโune forme de militantisme. Le quatriรจme profil des ยซ captifs gรฉnรฉralistes ยป consiste ร piocher dans chaque modรจle ce qui peut รชtre intรฉressant (la proximitรฉ des librairies indรฉpendantes, lโefficacitรฉ des plateformes en ligne) en faisant preuve dโun certain pragmatisme.
La circulation des livres
Le livre a toujours circulรฉ, fait partie dโune conversation, de pratiques sociales, depuis les colporteurs du Moyen-รge jusquโaux salons littรฉraires du 18e siรจcle (Darton, 2010). On peut distinguer deux types de circulations : la circulation matรฉrielle de lโobjet-livre par le biais de prรชts, de dons ou dโรฉchanges, et la circulation conversationnelle, selon lโexpression de Le Bรฉchec, Boullier et Crรฉpel (2018), cโest-ร -dire la circulation de la parole autour du livre, par le biais dโรฉchanges familiaux ou amicaux, de rรฉseaux sociaux ou de plateformes spรฉcialisรฉes, par exemple.
La circulation matรฉrielle des livres
Prรชtรฉ, revendu, donnรฉ, le livre circule dans la ville bien plus que ne le laisse penser le tombeau que constituent les inventaires de dรฉcรจs. ยป Roger Chartier ยซ La circulation de lโรฉcrit dans les villes franรงaises, 1500-1700 ยป in Livre et lecture en Espagne et en France sous LโAncien Rรฉgime, Paris : ADPF, 1981, p.277.
Pour lโhistorien du livre Roger Chartier (1981), la circulation du livre de mains en mains par le biais du don, du prรชt ou de la revente est lโun des signes incontestables de sa vivacitรฉ. Les grandes enquรชtes du ministรจre de la Culture sur les pratiques culturelles des Franรงais mettent bien en รฉvidence la prรฉpondรฉrance de la circulation dans la consommation de livre : selon lโenquรชte de 2013, 95% des Franรงais dรฉclarent avoir dรฉjร prรชtรฉ un livre (imprimรฉ), 73,8% avoir dรฉjร donnรฉ un livre, 90,5% en avoir dรฉjร offert, 36,5% avoir revendu un livre dโoccasion et 25,3% avoir participรฉ ร des formes dโรฉchange. Le livre se partage de faรงon informelle, au sein de la famille, parmi les amis, ou de faรงon plus organisรฉe via des cercles ou des clubs de lecture (qui peuvent รชtre sur internet ou hors ligne). Lโune des consรฉquences de ces pratiques de circulation est que lire un livre ne signifie pas forcรฉment le possรฉder (et inversement, possรฉder un livre ne signifie pas le lire).
Le livre peut รชtre achetรฉ sans รชtre consommรฉ et รชtre consommรฉ sans รชtre achetรฉ. ยป (Desjeux et al, 1991, In Desjeux, 2000, p.67.)
Les pratiques favorisant la circulation des livres se dรฉveloppent et se multiplient. Les ยซ boites ร livres ยป ou ยซ boites ร lire ยป font par exemple aujourdโhui partie du paysage urbain de nombreuses villes. Lโassociation Recyclivre propose depuis 2016 un annuaire participatif en ligne localisant les diffรฉrentes boites et en recensait plus de 4000 au dรฉbut 202053. Les Boites ร Livres fonctionnent comme des bibliothรจques de rue oรน chaque passant est libre de prendre ou de dรฉposer un ouvrage. Originaire du Royaume-Uni, le concept sโest dรฉveloppรฉ en France ces derniรจres annรฉes et y connaรฎt un grand succรจs54. Dans le mรชme esprit, le phรฉnomรจne du bookcrossing, ou des livres voyageurs, connaรฎt รฉgalement un dรฉveloppement rapide (Guillard et Roux, 2015). Le principe est de ยซ relรขcher ยป des livres dans la nature (des transports en commun, des bancs publics, etc.) pour que dโautres lecteurs les trouvent, les lisent et les ยซ libรจrent ยป ร leur tour. Un numรฉro dโidentification collรฉ dans le livre grรขce ร une รฉtiquette permet de suivre son trajet de lecteur en lecteur, chacun ayant la possibilitรฉ de lโenregistrer en ligne. Des รฉvรจnements de libรฉrations massives ยป ont lieu rรฉguliรจrement autour dโune thรฉmatique ou dans un lieu prรฉcis (en septembre 2019 a eu lieu par exemple un ยซ mรฉga bookcrossing ยป dans un parc de Valenciennes55).
Les livres font partie de lโhistoire personnelle de chacun. Ils sont lus ร un moment de la vie, ils portent les traces du passรฉ du lecteur, de son itinรฉraire. Ils portent non seulement une partie de lโidentitรฉ du lecteur mais aussi une partie de son histoire, ils sont une extension du soi (Belk, 1988). Ils peuvent aussi รชtre porteurs de lโidentitรฉ de celui qui offre le livre. On retrouve dans les pratiques de circulation du livre le ยซ hau ยป que Mauss dรฉcrit dans son Essai sur le don, cโest-ร -dire lโesprit de la chose donnรฉe. En faisant circuler un livre, en donnant ร lire, on donne รฉgalement un peu de soi. Pour Mauss (1923), ยซ prรฉsenter quelque chose ร quelqu’un, c’est prรฉsenter quelque chose de soi ยป. Cโest ainsi que le prรชt de livre peut parfois รชtre rendu difficile, notamment par peur que lโobjet ne soit pas rendu, ou soit rendu abimรฉ (Martin in Desjeux et Garabuau- Moussaoui, 2000). De mรชme, certains lecteurs craignent dโemprunter des livres et prรฉfรจrent de loin la possession ร lโemprunt, qui leur permet de se dรฉgager de la pression liรฉe au soin ร apporter ร un livre prรชtรฉ, quโil faut rendre en lโรฉtat.
Le livre numรฉrique fait lui aussi lโobjet de pratiques de circulations qui, malgrรฉ son caractรจre immatรฉriel, sont plus faciles ร suivre, avec des trajectoires plus aisรฉes ร tracer. Ainsi avec le numรฉrique, certaines pratiques de circulation se dรฉveloppent et dโautres diminuent. Le livre numรฉrique disposant dโune valeur patrimoniale faible, voire inexistante, il sโinscrit moins dans les pratiques sociales de don (Paquiensรฉguy et Bosser, 2014) : on nโoffre pas un livre numรฉrique comme on offre un livre papier. Le livre papier est dโailleurs le cadeau le plus offert ร Noรซl, devant les chocolats56. Les livres numรฉriques, munis de DRM (ร lโexception donc des livres piratรฉs), permettent de savoir qui a tรฉlรฉchargรฉ le livre, ร combien de personne celui-ci a รฉtรฉ transfรฉrรฉ, quandโฆ Certains experts dรฉplorent lโabsence de prise en compte de cette circulation dans lโรฉdition numรฉrique : Les รฉditeurs de livres numรฉriques nโont pas pris en compte ces pratiques de circulation
du livre et reproduisent alors un systรจme de distribution basรฉ sur la focalisation en masse de lโattention. ยป (Le Bรฉchec et al., 2018, Le livre-รฉchange, p.49)
Le systรจme est pensรฉ autour des best-sellers et de la fidรฉlisation ร une collection, un auteur ou une sรฉrie, de la mรชme faรงon que le marchรฉ du livre papier. Or le numรฉrique rend le partage plus aisรฉ, plus systรฉmatique et donc les choix de lecture plus volatiles. Dans certaines communautรฉs en ligne, les membres mettent ร disposition les uns des autres des listes de livres numรฉriques disponibles au partage (cโest le cas du forum du site Madmoizelle par exemple). Chaque membre peut donc avoir virtuellement accรจs ร la bibliothรจque de tous les autres.
La circulation conversationnelle des livres
La circulation des livres nโest pas seulement une circulation matรฉrielle ; LeBรฉchec, Boulier et Crรฉpel (2018) parlent de circulation conversationnelle. Depuis la tradition des salons littรฉraires rรฉunissant les hommes et femmes lettrรฉs dรจs le 17รจme siรจcle (Darnton, 2011), le livre alimente les discussions, il permet lโรฉchange. Cโest dโailleurs lโune des raisons qui peut justifier son exposition dans des piรจces de passage, au sein de lโespace domestique (le salon, le couloir, parfois les toilettes). A la diffรฉrence dโautres objets de la maison considรฉrรฉs comme plus triviaux, le livre fait parler.
Le livre est une forme dโextension de soi (Belk, 1988). Parler du livre, cโest donc parler de son histoire mais cโest aussi parler de soi. La pratique des ยซ shelfies ยป (de ยซ bookshelves ยป en anglais) est intรฉressante ร ce titre. Il sโagit de faire un selfie devant sa bibliothรจque, avec des livres disposรฉs de faรงon esthรฉtique (organisรฉs par couleur par exemple) avant de poster les clichรฉs sur les rรฉseaux sociaux. Le livre est ici mis en scรจne comme objet dรฉcoratif et la pratique permet lโexposition et la circulation de son identitรฉ en tant que lecteur.
Un phรฉnomรจne est รฉgalement apparu ces derniรจres annรฉes : celui des booktubers. Les booktubers sont des Youtubers dont les chaines sont spรฉcialisรฉes dans les chroniques littรฉraires57. Certains de ces comptes cumulent jusquโร 80 000 abonnรฉs (Bulledop, Margaux liseuse, Nine Gorman par exemple). Bookhaul (ensemble des livres achetรฉs rรฉcemment), PAL (Pile ร Lire, livres en attente de lecture), Swap (รฉchange de livres entre lecteurs), wrap up (bilan des lectures mensuelles)โฆ Lโunivers des booktubers dispose de tout un vocabulaire propre. Les livres commentรฉs ร lโรฉcran font vibrer ou dรฉรงoivent et sont lโobjets de nombreux commentaires dโune communautรฉ trรจs active. De Leusse (2017) souligne dans ce phรฉnomรจne un double mouvement paradoxal : celui dโune dรฉsacralisation doublรฉe dโune ritualisation ร outrance. A travers une surreprรฉsentation de certains genres littรฉraires bรฉnรฉficiant dโune lรฉgitimitรฉ culturelle relativement limitรฉe (le genre des ยซ young adults ยป, la romance, la science-fiction ou la fantasy), lโacte de lecture lui-mรชme se trouve dรฉsacralisรฉ et placรฉ au mรชme rang que toute autre activitรฉ รฉlective. En parallรจle, le livre est mis en scรจne et entourรฉ de nombreux rituels. On peut ainsi citer le cรฉrรฉmonial de lโunboxing, durant lequel le booktuber dรฉballe pendant de longues minutes des colis de livres avec des gestes ritualisรฉs et souvent thรฉรขtraux (Leusse, 2017). Mais au centre de ce phรฉnomรจne se trouve la communautรฉ. En effet, les chaines Youtube et les blogs consacrรฉs au livre sont avant tout le terrain dโune communautรฉ particuliรจrement active dont les membres รฉchangent entre eux et partagent leurs lectures et leurs avis (Feugรจre, 2018). Par le biais dโInternet, le livre reste donc pleinement ancrรฉ dans une circulation conversationnelle.
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Table des matiรจres
Introduction gรฉnรฉrale
Chapitre 1. Le livre en contextes
1. Contexte thรฉorique : le livre et la lecture dans la littรฉrature
2. Contexte historique : le livre dans son histoire
3. Contexte รฉconomique
4. Contexte social : les pratiques de consommation autour de lโobjet livre
Chapitre 2. Dispositif mรฉthodologique
1. Positionnement de la recherche
2. Mรฉthodes de collecte de donnรฉes
3. Analyse et codage des donnรฉes
Chapitre 3. Rรฉsultats de la recherche
1. Portraits de lecteurs, profils dโinformants
2. La matรฉrialitรฉ dans la relation ร lโobjet livre
3. La place du corps dans la relation ร lโobjet livre
4. Relation ร la possession
5. Circulation du livre
Chapitre 4. Interprรฉtation des rรฉsultats
1. Dรฉfinir la culture matรฉrielle
2. Lโobjet dans la recherche en Sciences Humaines
3. Lโobjet dรฉmatรฉrialisรฉ
4. Du sujet ร lโobjet : quels liens ?
5. Une approche dynamique de la culture matรฉrielle
6. Proposition de typologie de lecteurs
Chapitre 5. Discussion
1. Un retour aux pratiques
2. Hybridations de pratiques dans la consommation de livres
Conclusion
1. Contributions thรฉoriques de la recherche
2. Contributions mรฉthodologiques de la recherche
3. Contributions managรฉriales et sociรฉtales de la recherche
4. Limites et voies de recherche
Bibliographie
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