Hybridations de pratiques dans la consommation de livres

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Contexte historique : le livre dans son histoire

Le livre en révolutions

L’histoire du livre est, comme celle de beaucoup d’objets, l’histoire d’une recherche constante de praticité et d’accès. Les multiples révolutions qui l’ont traversée sont autant de révolutions des usages vers des objets plus transportables, moins chers, plus aisés à produire.
L’apparition des premiers objets s’apparentant à des livres se fait au cours du 1er siècle : il s’agit du codex. Celui-ci est un ensemble de pages manuscrites, reliées sous forme de cahier. Il remplace avantageusement les rouleaux de papyrus, appelés volumen. Le codex est effet plus maniable, moins cher à produire, moins encombrant, plus facile à utiliser. Il permet d’accéder plus immédiatement à n’importe quelle partie du texte en feuilletant un ouvrage (alors que le volumen devait être totalement déroulé pour que le lecteur accède à la fin du texte). Il se pose également sur une table plus facilement, ce qui favorise la prise de notes pendant la lecture. Le passage au codex permet également une meilleure conservation des textes, facilitant ainsi la transmission et la sauvegarde de textes antiques (Dussert et Walbecq, 2014).
Au XIVème siècle, avant même l’invention de l’imprimerie, le livre traverse une rupture qui modifie profondément les pratiques de lecture : l’apparition du libro unitario, le livre unifié. Un ouvrage rassemble désormais les œuvres d’un seul et même auteur (voire une seule œuvre), plutôt que des textes divers et des miscellanées qui étaient de natures et même parfois de langues différentes (Chartier, 2009). C’est la naissance de la figure de l’écrivain moderne. Ce changement progressif amène un nouveau regard sur le texte littéraire qui s’en trouve valorisé.
L’invention de l’imprimerie par Gutenberg au XVème siècle vient révolutionner la production de livres : ces derniers ne sont plus le fruit d’heures de travail de moines copistes, ils peuvent être reproduits à l’aide de caractères amovibles. Le temps et le coût de fabrication s’en trouvent fortement réduits. Ces premiers livres imprimés sont appelés incunables. La révolution de l’imprimerie est aussi celle de la diffusion du livre et avec elle, des idées. L’Eglise catholique utilise l’imprimerie pour diffuser la Bible au plus grand nombre. Au XVIème siècle, la Réforme protestante imprime massivement des tracts et des textes religieux et se diffuse essentiellement par le biais d’imprimeries clandestines. L’imprimerie permet également la diffusion des idées humanistes dans toute l’Europe en rendant des textes comme l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert aisément disponibles.
Si l’invention de l’imprimerie est à plusieurs titres considérée comme l’une des grandes révolutions dans l’histoire de l’Humanité (Darnton, 2011), celle-ci ne modifie pas pour autant l’essence même de l’objet qui reste semblable à celle du codex et qui se maintient aujourd’hui encore. En effet, la forme du codex est si efficace qu’elle reste utilisée partout dans le monde 1500 ans après son introduction.
La transformation n’est pas si absolue qu’on le dit : un livre manuscrit (surtout dans les derniers siècles du manuscrit, aux XIV et XV siècles) et un livre après Gutenberg reposent sur les mêmes structures fondamentales —celle du codex. L’un et l’autre sont des objets composés de feuilles pliées un certain nombre de fois, ce qui détermine le format du livre et la succession des cahiers. Ces cahiers sont assemblés, cousus les uns aux autres, et protégés par une reliure. La distribution du texte à la surface de la page, les instruments qui en permettent les repérages (foliotation), les index et les tables des matières : tout cela existe dès l’époque du manuscrit. Gutenberg en hérite et, après lui, le livre moderne. » (Chartier, 1997, Le livre en révolutions, p.7)

Brève histoire sociale de l’objet livre

Etablir l’histoire sociale de l’objet livre, c’est passer par le constat du rôle essentiel du livre sur la société. Plus encore, c’est parfois constater le rôle d’un seul de ces livres : La Bible, L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ou Le Petit livre rouge de Mao en sont autant d’exemples significatifs. L’adoption massive du codex, un format facilitant sa diffusion, a permis au livre d’exercer des fonctions aussi bien sociales, politiques, économiques ou idéologiques centrales dans la société. Qu’il soit source de connaissance, outil de diffusion d’idées ou vecteur de lien social, le livre reste la principale source culturelle de notre société. La construction de la singularité du livre s’est ainsi faite au travers de l’Histoire.
La place que les livres ont occupé dans la société a évolué tout au long de leur histoire. Le livre a longtemps été la source principale, voire exclusive, du savoir. Il est longtemps réservé à une élite, seule à posséder les connaissances suffisantes pour maitriser la lecture. Une grande partie de la population a ainsi été exclue d’emblée des pratiques de lecture. Lorsque la maitrise de la lecture se développe, notamment au 16e siècle, le livre devient perçu comme un puissant outil de diffusion des idées et de la religion. En effet, le livre est avant tout texte religieux. Lorsque celui-ci prend une majuscule, le Livre n’est autre que la Bible. La sacralisation de l’objet livre qui lui confère ce statut si particulier est donc, comme tout autre sacralisation, historiquement construite. Celle-ci s’est ainsi mise en place d’abord par contact direct du religieux, puis par contact au savoir de façon globale. Cette dimension sacrée confère également une haute portée symbolique à la destruction de l’objet livre. Ainsi les autodafés qui ont traversé l’Histoire sont-ils caractéristiques de la censure des régimes totalitaires. Certains auteurs vont jusqu’à parler de libricide ou de bibliocauste19 pour désigner ces phénomènes de destruction systématique de livres. Certains comparent aujourd’hui ces autodafés politiques au phénomène du pilon20 qui consiste à détruire les invendus. Le pilonnage concerne en effet une part importante des ouvrages proposés à la vente. En effet, près de 30 millions de tonnes de livres sont destinés au pilon chaque année en France, soit plus de 140 millions d’ouvrages et environ 20 à 25%.

Prophéties et oraisons funèbres : vers la mort du livre ?

Chaque innovation dans le secteur de l’édition a donné lieu à son cortège de discours alarmistes annonçant la mort du livre tel que nous le connaissons24, de l’édition ou de la librairie (Chabault, 2014). Au 19ème siècle, Théophile Gautier a ces mots :
Le journal tue le livre, comme le livre a tué l’architecture, comme l’artillerie a tué le courage et la force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nous enlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout ; ils font qu’on n’a rien en propre, et qu’on ne peut posséder un livre à soi seul. » Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier (1835, p.36).
Près de 200 ans après les paroles de Théophile Gautier, rien n’a changé et le livre numérique ne cesse d’inquiéter les acteurs de l’édition (Benhamou et al, 2010). Il est perçu par beaucoup comme le fossoyeur du livre. Beigbeder25 parle d’apocalypse pour désigner l’avènement du numérique dans un livre aux propos grandiloquents : « Tu es obsolète, ô vieux livre bientôt jauni, nid à poussière, cauchemar de déménageur, ralentisseur de temps, usine à silence. Tu as perdu la guerre du goût (…) d’ici à quelques années, les tigres de papier vont être remplacés par des écrans plats » (Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, 2011).

Le système économique du livre

Le secteur du livre est considéré comme la première industrie culturelle en France. Le marché du livre représente 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2018, le marché du cinéma (vente de places de cinéma et de DVD) étant estimé à 2 milliards d’euros et celui de la musique à 1 milliard d’euros34. Celui-ci connaît un recul depuis 3 ans, avec une baisse de 1% en moyenne chaque année depuis 2016 (ibid). Les premières données de 2020 laissaient envisager une reprise du marché avec une hausse attendue du chiffre d’affaires de 3% par rapport à 2019. La crise sanitaire liée au Covid19 a perturbé ces prévisions, revues depuis à la baisse par le ministère de la Culture, avec une chute de 23% de chiffre d’affaires estimée en 202035.
L’édition est un secteur particulièrement concentré : 80% du chiffre d’affaires est réalisé par les 12 plus grandes maisons d’édition. Hachette Livres représente à lui seul 25% du chiffre d’affaires du marché éditorial français, soit neuf fois plus que Gallimard36. Mais cette structure oligopolistique cache en réalité un marché éclaté avec un très grand nombre de toutes petites maisons d’édition : 4455 éditeurs ont publié au moins un livre en 2017.

Le livre numérique, entre opportunité et danger pour le marché

Le marché du livre numérique est relativement jeune. Il n’apparait réellement qu’en 2007 aux Etats-Unis, au lancement de la Kindle, la liseuse proposée par Amazon. Le développement de ce nouveau format de lecture fait rapidement craindre un remplacement massif des livres papier. Mais contre toute attente, le « grand remplacement » n’a pas eu lieu et, en France, la progression du livre numérique est très lente. En 2019, 22% des Français déclaraient avoir déjà lu un livre numérique contre 20% en 2018, et 6% envisagent de le faire, contre 5% en 2018. Les ventes de livres numériques représentent 7,6% du Chiffre d’Affaires des éditeurs en 2019 contre 6,8% en 201841. Le livre numérique gagne donc du terrain, certes, mais reste très loin du livre papier dans les pratiques de lecture.
Il apparait que ce n’est pas tant le succès du livre numérique qui pose problème aux acteurs du secteur qu’une grande méconnaissance du marché en transformation. Les tentatives faites pour s’engager dans la voie du numérique se sont pour beaucoup soldées par des échecs.
L’exemple le plus parlant est celui de la plateforme « 1001 libraires », lancée en 2011 par les libraires indépendants pour contrer Amazon en vendant les livres au format papier et numérique. L’investissement de 2,2 millions d’euros n’aura pas permis à l’expérience d’être un succès et la plateforme ferme après seulement une année d’existence (Benhamou, 2014). De même ; les prévisions des experts ont souvent été démenties. Alors qu’on imaginait que le numérique fragiliserait les petites librairies, celles-ci ont plutôt bien résisté quand les plus grands groupes ont fait faillite : Borders aux Etats-Unis en 201142, Virgin Megastore en 2013 et Chapitre en 201443 en France, Red group44 en Australie en 2011. Les usages des lecteurs n’ont pas non plus été ceux qui avaient été envisagés. On pensait que la lecture numérique concernerait davantage les livres pratiques que les romans, or c’est l’inverse qui se produit. Enfin, la tablette et le téléphone ont remplacé l’ordinateur dans les usages du numérique, contre les prévisions (Benhamou, 2014).
Cette méconnaissance du marché est renforcée par une forte opposition entre les instances publiques, les associations professionnelles (SLF, SNE, Motif, etc.) et les acteurs individuels (éditeurs, libraires, auteurs). Les premiers encouragent le développement du livre numérique par des enquêtes sur les pratiques, des investissements, des campagnes de communication45, quand la plupart des acteurs, eux, résistent farouchement à ce développement. Ce désaccord entre les acteurs du marché et les organisations nourrit les incompréhensions. Pour les instances et les associations professionnelles, le livre numérique constitue une opportunité. Il est une source de revenus supplémentaires et un moyen de dynamiser le marché en développant les ventes de livres papier. Dans le « rapport sur le livre numérique » commandé à Bruno Patino par le Ministère de la Culture, un certain nombre d’avantages sont listés : « l’indexation, le caractère agrégé ou segmenté du contenu, la fraicheur – certains ouvrages nécessitant des mises à jour régulières, le système ouvert – laissant une marge d’intervention à un lectorat actif – et l’accessibilité. » 46. Pour les acteurs du secteur, il constitue davantage une menace, un risque de cannibalisation du livre papier47.

Les acteurs de l’industrie du livre et le bouleversement du numérique

Nouveaux usages offerts par le numérique

Si l’offre commerciale est encore limitée en numérique (tous les ouvrages n’étant pas, pour le moment, proposés dans ce format), les acteurs de l’industrie du livre se sont malgré tout investis dans les possibilités offertes par ce nouveau média. On peut ainsi citer la grande initiative des bibliothèques publiques françaises qui ont lancé fin 2014 le Prêt Numérique en Bibliothèque (PNB). Ce dispositif permet aux usagers des bibliothèques publiques d’accéder gratuitement à la lecture numérique en proposant notamment des livres mais aussi des dispositifs de lecture (liseuses) en prêt. En 2018, ce sont ainsi jusqu’à 50 000 ouvrages qui ont été empruntés chaque mois51.
Par ailleurs, le support du numérique offre des possibilités que n’offre pas le papier. Les livres numériques ne sont pas nécessairement homothétiques. Certains éditeurs se sont saisis de cette opportunité pour offrir des livres numériques augmentés, enrichis de contenus multimédias. Le texte peut être complété par de la musique, de la vidéo ou des applications interactives. « En effet, au-delà du livre homothétique, l’interactivité, l’hypertextualité, promues avant tout par les sites web et devenues usuelles, offrent à la fois des opportunités d’innovation en termes de narration, de design ou de participation du lecteur par exemple. » (Paquienséguy et Bosser, 2014)
Ces livres numériques enrichis sont particulièrement développés dans le secteur de la littérature jeunesse et des livres éducatifs et scolaires. Plus l’interactivité est grande, plus le texte se transforme en jeu. La frontière entre le livre et le jeu vidéo devient alors floue. Il est vrai que l’on peut trouver des livres papier enrichis, soit par l’usage de la réalité augmentée (certaines encyclopédies notamment), soit par l’adjonction d’objets (livres de cuisine avec ustensiles par exemple). Il n’en reste pas moins que les possibilités du papier semblent limitées quand celles du numérique sont bien plus vastes (Célimon, 2018). Le numérique propose également dans certains cas une narration transmédia (Jenkins, 2010) dans laquelle les éléments de la narration sont dispersés à travers divers supports (sites internet, réseaux sociaux). Le roman Je ne ferai pas mieux que mon père52 fait par exemple circuler le lecteur entre l’ouvrage lui-même, le blog du héros, ses réseaux sociaux et un site internet parodiant Wikipédia.
Ces nouveaux usages de lecture sont également accompagnés de nouvelles pratiques de consommation. On voit en effet fleurir les offres de streaming de livres numériques, sur le modèle de Spotify dans la musique ou de Netflix dans le cinéma. C’est le cas de sites comme Oyster, Scribd ou Kindle unlimited. Pour un abonnement mensuel, l’utilisateur peut accéder à un catalogue d’ouvrages numériques qu’il peut consulter de façon illimitée. Ces pratiques restent encore marginales dans l’industrie du livre mais pourraient se développer dans les années à venir (Célimon, 2018).

Tensions et pluralisme de pratiques numériques

Le Béchec et al. (2018) proposent de mieux comprendre les tensions qui organisent les pratiques de lecture numérique selon les points de vue des consommateurs concernant les médiateurs traditionnels et les nouveaux monopoles. Grâce à la boussole de justifications qu’ils proposent, inspirée d’un carré sémiotique, les auteurs permettent une meilleure compréhension du pluralisme des positions, des choix et des pratiques liés à cette lecture numérique. Ils identifient à travers cette boussole des justifications quatre différents profils de pratiques de lecture numérique selon l’attachement ou non aux médiateurs traditionnels et aux nouveaux monopoles (voir figure 14).
Le profil « logiciel libre, tout gratuit » aura tendance à favoriser des systèmes ouverts (à l’opposé notamment de la Kindle d’Amazon qui dispose d’un format propriétaire et ne permet de lire que des e-Books proposés par Amazon). Ils souhaiteront également une circulation libre des ouvrages, sans les DRM qui les limitent. Ils peuvent pour cela se tourner vers le téléchargement illégal. Le profil « pro Apple-Amazon » tiendra un discours assez dur envers les éditeurs français, leur préférant l’efficacité des géants américains. Ils sont dans une position d’incompréhension de l’offre, en particulier l’offre française, en opposition à l’offre anglosaxonne qu’ils perçoivent comme plus vaste et moins chère. Tout fait à l’opposé se trouve le profil de « défense du modèle français », défendant les médiations traditionnelles (la librairie indépendante, le prix unique du livre et tout ce qui constitue les spécificités de ce modèle français) et s’opposant fermement aux nouveaux monopoles des GAFA. Il s’agit d’ailleurs souvent ici d’une forme de militantisme. Le quatrième profil des « captifs généralistes » consiste à piocher dans chaque modèle ce qui peut être intéressant (la proximité des librairies indépendantes, l’efficacité des plateformes en ligne) en faisant preuve d’un certain pragmatisme.

La circulation des livres

Le livre a toujours circulé, fait partie d’une conversation, de pratiques sociales, depuis les colporteurs du Moyen-Âge jusqu’aux salons littéraires du 18e siècle (Darton, 2010). On peut distinguer deux types de circulations : la circulation matérielle de l’objet-livre par le biais de prêts, de dons ou d’échanges, et la circulation conversationnelle, selon l’expression de Le Béchec, Boullier et Crépel (2018), c’est-à-dire la circulation de la parole autour du livre, par le biais d’échanges familiaux ou amicaux, de réseaux sociaux ou de plateformes spécialisées, par exemple.

La circulation matérielle des livres

Prêté, revendu, donné, le livre circule dans la ville bien plus que ne le laisse penser le tombeau que constituent les inventaires de décès. » Roger Chartier « La circulation de l’écrit dans les villes françaises, 1500-1700 » in Livre et lecture en Espagne et en France sous L’Ancien Régime, Paris : ADPF, 1981, p.277.
Pour l’historien du livre Roger Chartier (1981), la circulation du livre de mains en mains par le biais du don, du prêt ou de la revente est l’un des signes incontestables de sa vivacité. Les grandes enquêtes du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français mettent bien en évidence la prépondérance de la circulation dans la consommation de livre : selon l’enquête de 2013, 95% des Français déclarent avoir déjà prêté un livre (imprimé), 73,8% avoir déjà donné un livre, 90,5% en avoir déjà offert, 36,5% avoir revendu un livre d’occasion et 25,3% avoir participé à des formes d’échange. Le livre se partage de façon informelle, au sein de la famille, parmi les amis, ou de façon plus organisée via des cercles ou des clubs de lecture (qui peuvent être sur internet ou hors ligne). L’une des conséquences de ces pratiques de circulation est que lire un livre ne signifie pas forcément le posséder (et inversement, posséder un livre ne signifie pas le lire).
Le livre peut être acheté sans être consommé et être consommé sans être acheté. » (Desjeux et al, 1991, In Desjeux, 2000, p.67.)
Les pratiques favorisant la circulation des livres se développent et se multiplient. Les « boites à livres » ou « boites à lire » font par exemple aujourd’hui partie du paysage urbain de nombreuses villes. L’association Recyclivre propose depuis 2016 un annuaire participatif en ligne localisant les différentes boites et en recensait plus de 4000 au début 202053. Les Boites à Livres fonctionnent comme des bibliothèques de rue où chaque passant est libre de prendre ou de déposer un ouvrage. Originaire du Royaume-Uni, le concept s’est développé en France ces dernières années et y connaît un grand succès54. Dans le même esprit, le phénomène du bookcrossing, ou des livres voyageurs, connaît également un développement rapide (Guillard et Roux, 2015). Le principe est de « relâcher » des livres dans la nature (des transports en commun, des bancs publics, etc.) pour que d’autres lecteurs les trouvent, les lisent et les « libèrent » à leur tour. Un numéro d’identification collé dans le livre grâce à une étiquette permet de suivre son trajet de lecteur en lecteur, chacun ayant la possibilité de l’enregistrer en ligne. Des évènements de libérations massives » ont lieu régulièrement autour d’une thématique ou dans un lieu précis (en septembre 2019 a eu lieu par exemple un « méga bookcrossing » dans un parc de Valenciennes55).
Les livres font partie de l’histoire personnelle de chacun. Ils sont lus à un moment de la vie, ils portent les traces du passé du lecteur, de son itinéraire. Ils portent non seulement une partie de l’identité du lecteur mais aussi une partie de son histoire, ils sont une extension du soi (Belk, 1988). Ils peuvent aussi être porteurs de l’identité de celui qui offre le livre. On retrouve dans les pratiques de circulation du livre le « hau » que Mauss décrit dans son Essai sur le don, c’est-à-dire l’esprit de la chose donnée. En faisant circuler un livre, en donnant à lire, on donne également un peu de soi. Pour Mauss (1923), « présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi ». C’est ainsi que le prêt de livre peut parfois être rendu difficile, notamment par peur que l’objet ne soit pas rendu, ou soit rendu abimé (Martin in Desjeux et Garabuau- Moussaoui, 2000). De même, certains lecteurs craignent d’emprunter des livres et préfèrent de loin la possession à l’emprunt, qui leur permet de se dégager de la pression liée au soin à apporter à un livre prêté, qu’il faut rendre en l’état.
Le livre numérique fait lui aussi l’objet de pratiques de circulations qui, malgré son caractère immatériel, sont plus faciles à suivre, avec des trajectoires plus aisées à tracer. Ainsi avec le numérique, certaines pratiques de circulation se développent et d’autres diminuent. Le livre numérique disposant d’une valeur patrimoniale faible, voire inexistante, il s’inscrit moins dans les pratiques sociales de don (Paquienséguy et Bosser, 2014) : on n’offre pas un livre numérique comme on offre un livre papier. Le livre papier est d’ailleurs le cadeau le plus offert à Noël, devant les chocolats56. Les livres numériques, munis de DRM (à l’exception donc des livres piratés), permettent de savoir qui a téléchargé le livre, à combien de personne celui-ci a été transféré, quand… Certains experts déplorent l’absence de prise en compte de cette circulation dans l’édition numérique : Les éditeurs de livres numériques n’ont pas pris en compte ces pratiques de circulation
du livre et reproduisent alors un système de distribution basé sur la focalisation en masse de l’attention. » (Le Béchec et al., 2018, Le livre-échange, p.49)
Le système est pensé autour des best-sellers et de la fidélisation à une collection, un auteur ou une série, de la même façon que le marché du livre papier. Or le numérique rend le partage plus aisé, plus systématique et donc les choix de lecture plus volatiles. Dans certaines communautés en ligne, les membres mettent à disposition les uns des autres des listes de livres numériques disponibles au partage (c’est le cas du forum du site Madmoizelle par exemple). Chaque membre peut donc avoir virtuellement accès à la bibliothèque de tous les autres.

La circulation conversationnelle des livres

La circulation des livres n’est pas seulement une circulation matérielle ; LeBéchec, Boulier et Crépel (2018) parlent de circulation conversationnelle. Depuis la tradition des salons littéraires réunissant les hommes et femmes lettrés dès le 17ème siècle (Darnton, 2011), le livre alimente les discussions, il permet l’échange. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui peut justifier son exposition dans des pièces de passage, au sein de l’espace domestique (le salon, le couloir, parfois les toilettes). A la différence d’autres objets de la maison considérés comme plus triviaux, le livre fait parler.
Le livre est une forme d’extension de soi (Belk, 1988). Parler du livre, c’est donc parler de son histoire mais c’est aussi parler de soi. La pratique des « shelfies » (de « bookshelves » en anglais) est intéressante à ce titre. Il s’agit de faire un selfie devant sa bibliothèque, avec des livres disposés de façon esthétique (organisés par couleur par exemple) avant de poster les clichés sur les réseaux sociaux. Le livre est ici mis en scène comme objet décoratif et la pratique permet l’exposition et la circulation de son identité en tant que lecteur.
Un phénomène est également apparu ces dernières années : celui des booktubers. Les booktubers sont des Youtubers dont les chaines sont spécialisées dans les chroniques littéraires57. Certains de ces comptes cumulent jusqu’à 80 000 abonnés (Bulledop, Margaux liseuse, Nine Gorman par exemple). Bookhaul (ensemble des livres achetés récemment), PAL (Pile à Lire, livres en attente de lecture), Swap (échange de livres entre lecteurs), wrap up (bilan des lectures mensuelles)… L’univers des booktubers dispose de tout un vocabulaire propre. Les livres commentés à l’écran font vibrer ou déçoivent et sont l’objets de nombreux commentaires d’une communauté très active. De Leusse (2017) souligne dans ce phénomène un double mouvement paradoxal : celui d’une désacralisation doublée d’une ritualisation à outrance. A travers une surreprésentation de certains genres littéraires bénéficiant d’une légitimité culturelle relativement limitée (le genre des « young adults », la romance, la science-fiction ou la fantasy), l’acte de lecture lui-même se trouve désacralisé et placé au même rang que toute autre activité élective. En parallèle, le livre est mis en scène et entouré de nombreux rituels. On peut ainsi citer le cérémonial de l’unboxing, durant lequel le booktuber déballe pendant de longues minutes des colis de livres avec des gestes ritualisés et souvent théâtraux (Leusse, 2017). Mais au centre de ce phénomène se trouve la communauté. En effet, les chaines Youtube et les blogs consacrés au livre sont avant tout le terrain d’une communauté particulièrement active dont les membres échangent entre eux et partagent leurs lectures et leurs avis (Feugère, 2018). Par le biais d’Internet, le livre reste donc pleinement ancré dans une circulation conversationnelle.

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Table des matières

Introduction générale
Chapitre 1. Le livre en contextes
1. Contexte théorique : le livre et la lecture dans la littérature
2. Contexte historique : le livre dans son histoire
3. Contexte économique
4. Contexte social : les pratiques de consommation autour de l’objet livre
Chapitre 2. Dispositif méthodologique
1. Positionnement de la recherche
2. Méthodes de collecte de données
3. Analyse et codage des données
Chapitre 3. Résultats de la recherche
1. Portraits de lecteurs, profils d’informants
2. La matérialité dans la relation à l’objet livre
3. La place du corps dans la relation à l’objet livre
4. Relation à la possession
5. Circulation du livre
Chapitre 4. Interprétation des résultats
1. Définir la culture matérielle
2. L’objet dans la recherche en Sciences Humaines
3. L’objet dématérialisé
4. Du sujet à l’objet : quels liens ?
5. Une approche dynamique de la culture matérielle
6. Proposition de typologie de lecteurs
Chapitre 5. Discussion
1. Un retour aux pratiques
2. Hybridations de pratiques dans la consommation de livres
Conclusion
1. Contributions théoriques de la recherche
2. Contributions méthodologiques de la recherche
3. Contributions managériales et sociétales de la recherche
4. Limites et voies de recherche
Bibliographie

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