Hume et la norme du goût 

Hume et la norme du goût 

La norme du goût en tant qu’universelle

Des goûts, on peut discuter. C’est un fait observable à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Il y a eu de multiples discussions en matière de beauté et il y en aura encore beaucoup d’autres. Il est facile d’observer la grande variété des goûts et des opinions, non seulement entre les membres d’une même communauté, ayant reçu une éducation identique et les mêmes préceptes, vivant sous le même gouvernement et partageant les mêmes préjugés , mais aussi entre plusieurs communautés culturelles et à différentes périodes de l’histoire. Malgré le fait qu’une si grande diversité de jugements semble nous conduire tout droit vers un dialogue de sourds, la discussion entre les hommes est bel et bien possible. Et là où il est permis de discuter, il est aussi possible de s’accorder.
Ce qu’il faut, afin qu’une entente entre les hommes soit aménageable, c’est ce que Hume appellera la « norme du goût » (standard of taste). Cette norme, cette règle ou ce «standard» est présentée par le philosophe en tant que structure générale de la nature humaine, structure qui n’est ni immédiate, ni absolue, qui guidera notre jugement et nous permettra de discriminer le bon du mauvais sentiment. Selon Hume, nous sommes tous aptes à juger de la beauté. Il existe en l’espèce humaine un sentiment qui nous trace la route vers elle et par là même vers le bonheur et la moralité. Pour parvenir à atteindre ce sentiment, nous devons d’abord tenir compte des particularités culturelles et individuelles de chacun. Ce qui signifie que ce ne sont que les structures générales de l’espèce humaine qui sont prédéterminées et c’est à nous que revient le travail de déterminer leurs objets. Il serait probablement juste de dire que la forme de la norme du goût est universelle, mais que son contenu reste particulier. Tous, nous avons été créés avec la capacité d’apprécier et de rechercher la beauté. Bien que cette structure générale soit la même en tout homme, nous sommes malgré tout différents. Nous avons tous un libre arbitre, nous vivons des expériences différentes, dans divers milieux et à diverses époques. C’est pourquoi il existe une si grande variété des critères de beauté et qu’il est particulièrement difficile d’élaborer une norme du goût qui soit absolument universelle.
Or, pour aspirer à ce principe général qui qualifie l’humanité, nous devons absolument faire fi de tout ce qui relève du contingent et du particulier. Le problème, comme le dira Hume, est que [ … ] bien que toutes les règles générales de l’art soient fondées seulement sur l’expérience et sur l’observation des sentiments communs de la nature humaine, nous ne devons pas imaginer que, à chaque occasion, les sentiments des hommes seront conformes à ces règles. Ces émotions raffinées de l’esprit sont d’une nature très tendre et délicate, et requièrent le concours de beaucoup de circonstances favorables pour les faire jouer avec facilité et exactitude, selon leurs principes généraux établis. La moindre entrave extérieure à de tels petits ressorts, ou le moindre désordre interne, perturbe leur mouvement et dérègle les opérations de la machine entière l9 .
L’ennui, lorsqu’on fait l’expérience de la beauté, c’est que personne ne veut ou n’arrive à faire abstraction de ce qu’il est et c’est pourquoi nous dirons de la norme du goût qu’on ne peut qu’aspirer et non pas parvenir à une telle universalité parfaite et immuable.

Le sentiment de plaisir dans le jugement de goût

Compte tenu du fait que les principes généraux de la nature humaine sont identiques en chacun de nous, il serait raisonnable de croire que tous les hommes soumis aux mêmes conditions d’expérience, ressentiraient pareil plaisir devant un phénomène esthétique et c’est ce sentiment de plaisir qui leur fera attribuer le prédicat de beauté à cette manifestation. À l’intérieur de l’esthétique humienne, la conception du plaisir esthétique peut être envisagée d’un point de vue que l’on qualifierait plutôt d’empiriste, ce qui signifie que le plaisir résulte à la fois de l’expérience du sujet et qu’il est engendré en présence de certaines qualités de l’objet. Hume dira, en parlant de la beauté, que «certains objets, de par la structure de notre esprit [sont] naturellement calculés pour nous donner du plaisir [ … ]20». Selon le penseur écossais, nous le mentionnions plus haut, il existe des règles de l’art qui nous permettent de distinguer plus facilement les bons des mauvais ou des moins bons sentiments, c’est-à-dire des règles de production qui nous fournissent de bonnes raisons pour justifier notre sentiment. Cependant, même en l’absence de ces normes générales de production, certains goûts n’en demeurent pas moins naturellement plus élevés que d’autres. En ce cas, la hiérarchie entre sentiments demeure simplement plus difficile à établir. Hume se réfère à Don Quichotte, célèbre roman de Cervantes pour illustrer son propoS21. Sancho, fidèle compagnon de Don Quichotte, nous raconte que ses parents, dont le goût était fort reconnu en matière de vin, furent un jour convoqués par un seigneur pour une dégustation. Tous deux qualifièrent le vin d’excellent si ce n’est, pour le premier, son léger goût de fer et, pour le deuxième, son goût de cuir. Bien entendu, on se moqua de leur jugement, mais quelle ne fût pas leur surprIse lorsqu’à la fin on découvrit au fond du tonneau une clé attachée à une lanière de cuir. Ce que tente de nous dire Hume par cet exemple c’est que, même si la clé à lanière de cuir n’ avait jamais été trouvée, le goût des parents de Sancho n’en demeurerait pas moins délicat. Néanmoins l’entente entre les sujets se trouve favorisée lorsque nous avons de bonnes raisons pour justifier notre jugement.
Contrairement à ce que prétendent les rationalistes, selon Hume, le plaisir esthétique n’est pas un plaisir ou un sentiment purement rationnel car rien n’est beau en soi. « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit de celui qui la contemple [ … ]. 22 », nous dit-il. Le plaisir esthétique est donc un plaisir des sens, c’est-à-dire une satisfaction qui découle de nos organes sensoriels, mais également un plaisir subjectif sans qu’ il soit pour autant arbitraire. La beauté , en tant que sentiment de plaisir subjectif, dépend à la fois du sujet mais aussi, indirectement, des qualités de l’objet envers lequel nous ressentons quelque chose. Ce fait nous donne à penser qu’en impliquant certaines qualités de l’objet comme corrélatives au sentiment de plaisir, celui-ci ne s’avère plus être purement idiosyncrasique. La relation du sujet à l’objet est tout à fait particulière dans l’expérience esthétique, contrairement à l’expérience scientifique où , peu importe les conditions du sujet, les résultats ainsi que la nature de l’objet demeurent sinon immuables à tout le moins prévisibles. Lors de l’expérience esthétique, même si l’objet possède toutes les qualités qui font de lui une grande œuvre, le sujet doit invariablement être prédisposé à faire cette expérience. C’est de ce sentiment de plaisir, ressenti lors de l’ expérience esthétique et de l’observation de « ce qui a plu aux hommes » à travers les diverses communautés et l’histoire que sera déduite la norme du goût 23 . En raison de cela, il faudra dire qu’elle n’est connaissable qu’a posteriori, et donc par la méthode expérimentale.

Pour une esthétique expérimentale

Tout comme la science, l’esthétique ne concerne que les questions de faits et non les idées comme c’est le cas, par exemple, chez Platon ou comme ce le sera chez Kant. Chez Hume, nous ne pouvons rien connaître en dehors de nos impressions; rien n’est accessible qui ne relève de nos sens. En ce qui concerne la norme du goût , nous dirons qu’elle dépend de conditions naturelles et universelles propres à l’espèce humaine, mais également de conditions contingentes. Nous ne pouvons y accéder de façon immédiate, comme une intuition rationnelle, car cette norme est toujours médiatisée par l’expérience de l’objet. Toutes les interrogations qui portent sur la beauté doivent donc être résolues par la méthode expérimentale.
À la manière de toute connaissance objective, la norme du goût peut être appelée à changer, car elle peut être mise en péril par de nouvelles expériences qui remettront en question sa régularité et sa permanence. Ce n’est qu’idéalement que nous pouvons affirmer que tous les hommes, réunis dans les mêmes circonstances, produiront de pareils jugements. Reproduire les mêmes conditions d’expérience , afin d’obtenir chez tous des résultats similaires, est une tâche pratiquement irréalisable ; la moindre entrave pouvant venir fausser nos résultats. De nombreux facteurs sont impliqués dans l’expérience esthétique, autant physiques, historiques, culturels qu’émotifs , et ces facteurs semblent réduire l’universalité du jugement de goût. Afin de devenir le plus apte possible à juger, [ … ] il faut qu’un critique préserve son esprit de tout préjugé, et ne prenne rien en considération , si ce n’est l’objet même qui est soumis à son examen. Nous pouvons observer que, pour produire l’effet voulu sur l’esprit, toute œuvre d’art doit être considérée d’un point de vue particulier, et qu’elle ne peut être pleinement goûtée par des personnes dont la situation, réelle ou imaginaire, n’est pas conforme à celle qui est requise par l’œuvre.[ … ] [C’est pour cela qu’un critique, pour goûter pleinement une œuvre] doit se placer dans la même situation que celle où était l’auditoire [à qui s’adressait l’œuvre] afin de parvenir à l’appréciation véritable du discours .[ .. . ] Un homme qui est sous l’empire du préjugé ne se soumet pas à cette condition, mais garde avec obstination sa position naturelle, sans se placer à ce point de vue précis que l’œuvre demande24.
C’est en partie pour cela que nous dirons que, peu nombreux sont les hommes compétents, ayant la capacité de s’absoudre de toutes particularités individuelles et culturelles, qui peuvent juger d’une œuvre d’art à la manière de la science 25 . Nous élaborerons ce sujet dans la prochaine section.
En tant que connaissance empirique, la norme du goût ne peut s’étendre au-delà des faits. Nous dirons donc que son universalité n’est que possible et non nécessaire car ces conditions de possibilité sont circonstancielles. Bien qu’elle dépende indirectement de qualités de l’objet, l’universalité de la norme du goût ne doit pas être envisagée exclusivement comme le corollaire des qualités qui nous sont manifestées. Elle trouve également son fondement dans la nature humaine.
Certaines formes ou qualités particulières, de par la structure originale de la constitution interne de l’homme sont calculées pour plaire et d’autres pour déplaire , et si elles manquent leur effet dans un cas particulier, cela vient d’une imperfection ou d’un défaut apparent dans l’organe. [ … ] Dans toute créature, il y a un état sain et un état déficient, et le premier seul peut être supposé nous offrir une vraie norme du goût et du sentiment.26
Ainsi, afin de parvenir à une norme du goût la plus objective et la plus universelle possible, nous devons, au-delà ou indépendamment des défauts des organes, sous un contrôle rigoureux des conditions d’expérience , observer ce qui a plu aux hommes à travers les différentes sociétés et à travers l’histoire de façon à réconcilier les sentiments de l’humanité.

L’expert ou l’homme de goût

Malgré le fait que nous en ayons tous la capacité (si nos organes sont sains), nous ne naissons pas instinctivement avec une maîtrise exemplaire de notre faculté de juger.
Peu nombreux sont ceux qui maximiseront leur potentiel de jugement afin d’en faire une règle pour l’humanité. Hume dira: « Bien que les hommes de goût délicat soient rares, on les remarque aisément dans la société pour la solidité de leur entendement et pour la supériorité de leurs facultés sur celles du reste de l’humanité. 27 » Pour celui qui la possède et la maîtrise, la norme du goût est le fruit d’une longue éducation. Afin d’acquérir un goût éduqué, il faut une grande connaissance de ce qui a plu universellement aux hommes à travers le temps et l’histoire et une maîtrise de la pratique artistique. Selon Hume, l’homme de goût doit posséder un sens fort, uni à un sentiment délicat et détaché de tout préjugé, que « rien ne tend davantage à accroître et à parfaire ce talent que la pratique d’un art particulier, et l’étude ou la contemplation répétée d’une sorte particulière de beautë 8 ».
Dans la pensée humienne, tous les goûts ne se valent pas. Bien que nous ayons tous le droit d’exprimer notre goût ou nos sentiments en matière de beauté, il y a dans la société des hommes qui possèdent un goût plus délicat et plus élevé que les autres. Cette « délicatesse de goût » doit être un caractère apprécié et recherché par chacun d’entre nous « parce qu'[ elle] est la source des agréments les plus beaux et les plus innocents dont est susceptible la nature humaine 29 ». C’est donc dans l’art et dans la beauté que se manifesteront les plaisirs les plus purs qu’il nous soit possible à la fois de produire et de ressentir.
Ce goût délicat, l’humanité pourra donc l’obtenir par une éducation rigoureuse, c’est-à-dire par une maîtrise de « ce qui a plu », doublée de la longue pratique d’un art particulier, de multiples contemplations de diverses formes de beauté et de la possibilité de se débarrasser de tout préjugé. C’est en raison de sa grande connaissance du monde artistique, autant au niveau de la production que de celui de la critique, que nous devons considérer l’homme de goût comme autorité en matière de beauté. Ses sens étant plus entraînés et aiguisés pour percevoir toutes les composantes d’une œuvre, aussi infimes soient-elles, il sera donc plus à même de juger de la valeur réelle de chaque œuvre.Différemment de la pensée de Du Bos, pour qui c’était le public qui possédait le bon goût , nous dirons de ces hommes que leur jugement est plus qualifié que celui de la majorité des sujets, qu’il constitue un véritable modèle pour nous ainsi que pour ériger la norme du goût.

L’expérience esthétique

Accomplir adéquatement une expérience esthétique n’est pas quelque chose d’aisé, c’est pourquoi l’esthétique humienne est à la portée d’un nombre restreint d’individus.
Pour ceux qui en ont la capacité , elle est le fruit d’un entraînement assidu et de nombreux efforts. En ce qui concerne la majorité d’entre nous, selon Hume, lorsqu’un phénomène esthétique se manifeste pour la première fois, étant donné notre manque d’entraînement, nous nous trouvons dans l’incapacité de saisir la beauté de cette manifestation dans ce qu’elle a de particulier. Habituellement, le sentiment de plaisir que nous ressentons est si confus que nous ne parvenons à nous prononcer que sur la beauté générale plutôt que sur les qualités particulières de l’objet. Il nous est cependant possible d’y voir plus clair en matière de beauté. Comme nous venons de l’ écrire , c’est par la pratique que nous pourrons éduquer notre goût et affiner notre délicatesse. C’est pour cette raison qu’il nous dira que [I]a pratique présente tant d’avantages pour discerner la beauté qu’il sera même requis de nous, avant que de pouvoir émettre un jugement sur quelque œuvre d’importance, que cette réalisation très particulière ait été lue plus d’une fois attentivement, et considérée sous divers éclairages avec attention et réflexion 30 •Jusqu’à présent chez Hume, c’est uniquement par la connaissance et la maîtrise des critères de beauté établis à travers l’histoire ainsi que par une expérience répétée des productions artistiques, que nous pourrons comparer les œuvres actuelles avec celles de jadis et les normes établies antérieurement, afin de clarifier notre sentiment et d’affiner notre capacité de juger en matière de beauté. Selon lui, c’est par comparaison que nous procédons lorsque nous accordons aux choses les prédicats de beauté et de difformité.Il est impossible de persévérer dans la contemplation de quelque ordre de beauté que ce soit, sans être fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les divers degrés et genres de perfection, et sans estimer l’importance relative des uns par rapport aux autres. Un homme qui n’a eu aucune possibilité de comparer les différentes sortes de beauté n’a absolument aucune qualification pour donner son opinion sur un objet qui lui est présenté 31

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : Hume et la norme du goût 
A) La norme du goût en tant qu’universelle
B) Le sentiment de plaisir dans le jugement de goût
C) Pour une esthétique expérimentale
D) L’expert ou l’homme de goût
E) L’expérience esthétique
F) La norme du goût n’est pas une connaissance absolue
G) Source de la variabilité du goût
H) Jugement de connaissance et jugement esthétique
CHAPITRE 2 : Kant et la question de l’universalité 
A) Plaisir esthétique ou satisfaction désintéressée (en relation au premier moment, la qualité du jugement)
B) L’absence de concepts comme condition de l’universalité et de la liberté du jugement de goût (en relation au deuxième moment, la quantité du jugement)
a) L’absence de concepts
b) Le jeu des facultés en tant que libre et universel
C) La finalité sans fin en tant que condition de l’universalité du  jugement de goût (en relation au troisième moment, la relation des fins du jugement)
a) La finalité subjective
b) La question du relativisme face aux beautés libre et  adhérente
D) La nécessité d’un fondement universel pour le jugement de goût  (en relation au quatrième moment, la modalité du jugement)
E) Résolution de l’antinomie du goût 62
CHAPITRE 3 : Genette et l’impossibilité d’un fondement objectif du jugement de goût
A) L’attention esthétique
B) L’appréciation esthétique
C) À la défense de la subjectivité du jugement
D) L’illusion objective
E) Critique de l’objectivisme
F) Vers une théorie subjectiviste
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *