Problèmes et finalités : le nœud sceptique
La mélancolie sceptique n’est pas l’arrêt ou la fin de la philosophie, elle est au contraire l’expérience philosophique de laquelle sourd une transformation nécessaire de la philosophie. Voilà annoncée, de manière brute l’hypothèse qui servira de fil conducteur à l’ensemble de l’enquête dans laquelle nous nous apprêtons à nous engager.
Attitude, affection, humeur, la mélancolie revêt de multiples formes qu’il est d’autant plus difficile d’unifier que ses figures sont nombreuses. Elle inspire le poète torturé et le peintre romantique qui, conscients de l’immensité du monde et de la fragilité de la vie, mettent en vers et en scène leurs tourments et leurs passions. Elle est tantôt un mal, expression d’une rupture avec le monde, tantôt la bénédiction du génie par laquelle il est poussé à la création. Elle est parfois une passion de l’âme, et d’autres fois une affection du corps. Ici colère et frustration, ailleurs tristesse et morosité. Lucidité face au passé et défiance pour l’avenir. Lassitude ou folie créatrice. Pour le philosophe, elle est un retour de force de la vie affective contre les envolées abusives de la raison. Elle est une expérience de réalité qui frappe celui qui s’adonne à la philosophie et qui, exposé aux contradictions de la raison, perd pied. La mélancolie est alors le résultat des divagations et des attentes déçues des philosophes. La philosophie anglaise du XVIIIe siècle est un terrain idéal d’étude de cette mélancolie philosophique et de son effectivité : elle y est invoquée, utilisée, elle y travaille. Justifier l’effort philosophique par un état de l’art défaitiste et inquiet est une pratique courante. Il faut rétablir la philosophie, en faire une science rigoureuse et systématique, sur le modèle de la philosophie naturelle qui rejette la spéculation et les conjectures. Face aux développements abstraits et énigmatiques, la réalité de l’expérience est considérée comme un fondement solide sur lequel on procède à des enquêtes critiques de la connaissance humaine. L’objectif est d’identifier les facultés humaines employées dans la perception et les raisonnements, non pour montrer jusqu’à quel point nous sommes capables de raisonner, ni pour saisir les conditions dans lesquelles s’effectue la pensée philosophique, mais pour décrire l’usage que nous faisons de nos facultés et distinguer les mauvais usages des bons usages. Le discours philosophique est alors au centre du questionnement. Et derrière le discours philosophique, ce sont les pratiques abusives et les relations contradictoires des usages du langage et de l’imagination qui sont incriminées. Hume voit dans ces abus le produit d’un ensemble de dispositions naturelles et donc inévitables de l’homme. Or l’homme est celui dont l’activité de raisonnement crée les sciences. Pour que cette activité scientifique trouve son explication et que les bons usages soient choisis, il faut comprendre comment fonctionne cette activité de raisonnement. C’est donc par une science de l’homme rigoureuse, qui procède en observant méthodiquement les processus de la raison, que Hume pense donner à voir les lois de ces processus et corriger à partir de ces lois les pratiques. Mais c’est ici que la mélancolie philosophique ressurgit, dès lors que ces abus de ratiocination sont considérés comme le produit de processus naturels, comme des faits de la nature humaine. Dans ses Essais sur les facultés intellectuelles de l’homme, Thomas Reid écrit :
Triste condition que celle de l’homme, condamné à la nécessité de croire en des contradictions, et à faire confiance à un guide qui avoue de lui-même qu’il est un imposteur !
Ces contradictions auxquelles il est impossible de se soustraire sont celles de la philosophie sceptique de Hume. Hume entraîne son lecteur dans un nœud de contradictions impliquant à la fois le thème de son discours et les usages par lesquels ce thème est traité. Il s’agit donc de contradictions, pour employer un vocabulaire humien, dans la « matière » : la nature humaine, et plus précisément la partie de la nature humaine que l’on appelle « l’entendement ». Et il s’agit aussi de contradictions dans la manière : les usages par lesquels Hume est arrivé à ces contradictions impliquent en effet eux-mêmes des contradictions. La plus centrale de ces contradictions concerne le « guide » dont parle Reid. Ce faux guide, c’est l’imagination, que l’on définira pour l’instant comme l’ensemble des forces et processus naturels par lesquels des perceptions sont agencées entre elles, et gagnent ou perdent en vivacité. Si nous détournons la phrase de Reid, c’est pour montrer que c’est l’imagination elle-même qui avoue qu’elle est un faux guide. C’est à travers la confession de Hume que l’imagination fait ses aveux, lorsqu’il la désigne comme étant à la fois le processus de toute connaissance possible et un principe «inconstant » et « fallacieux » . L’activité du philosophe qui traite des limites de l’imagination est une activité de l’imagination. Les facultés dont Hume, mais aussi tout philosophe qui s’adonne à la critique épistémologique, fait usage, sont en même temps le thème de ces études critiques. L’usage même de ces facultés est un thème dont le traitement requiert précisément d’user de ces facultés
L’énoncé du paradoxe en implique ainsi un autre. D’une part, la philosophie montre que les processus de l’imagination qui l’ont rendue possible sont fallacieux ; d’autre part, l’exposé par Hume de cette contradiction de l’imagination est lui-même une activité de l’imagination. De fait, lorsque nous lisons ce passage dans le Traité, le paradoxe dont il est question se déroule en même temps effectivement sous nos yeux. Il opère et il est traité dans le même discours. Il est à la fois la matière et la manière. On trouve d’ailleurs chez Hume à plusieurs reprises une identité entre la science de la nature humaine et la nature humaine elle-même : la science de la nature humaine est un fait de la nature humaine, elle est donc aussi son propre objet.
Une approche par la dynamique des discours
La « triste condition » dont parle Reid n’est pas celle d’un homme, si cet homme est David Hume. Notre finalité n’est pas de comprendre autrement ou mieux Hume que ne le comprennent déjà les scholars, ou qu’il ne s’était compris lui-même. La finalité est de comprendre, à partir de ce que nous pouvons interpréter dans le Traité, c’est à-dire à partir de notre expérience de la lecture, comment la philosophie est encore possible. La « triste condition » dont parle Reid est celle de l’homme, qui voit la science dont il est à la fois l’acteur et l’objet portée par et vers des contradictions inévitables. Elle est celle du lecteur qui fait l’expérience philosophique que lui propose la narration de la section 1.4.7 jusqu’à l’affect de mélancolie.
Que devient alors une science lorsque son objet lui impose d’être sceptique ? C’est la question générale que soulève ce premier livre du Traité. Il ne la traite pas explicitement : c’est le lecteur qui se la pose. La constatation qui surgit à la lecture de Hume lorsqu’on a cette question à l’esprit est qu’il faut redéfinir les critères de scientificité : la science qui fonde toutes les autres implique des paradoxes d’autoréférence dont il est impossible de se défaire, et ces paradoxes semblent logiquement intenables car ils impliquent l’auto-fondation de la science de la nature humaine. Si la rigueur philosophique impose de prendre en compte ces paradoxes dans l’activité scientifique, on doit néanmoins compléter l’étude des processus rationnels pour déterminer la manière dont s’effectue cette autoréférence, les modifications qu’elle occasionne dans la science de la nature humaine, et les conditions de ces modifications. Le complément est fourni, d’après notre hypothèse, par l’attention sceptique portée à la réalité de l’affect : une science sceptique de la nature humaine est une philosophie affective et une philosophie de l’affect.
Cette étude est une étude humienne. Il s’agit de comprendre et de tirer les enjeux de problèmes qui surgissent de la pratique de la philosophie telle qu’elle apparaît dans les discours rapportés par le Traité. Notre ambition n’est pas de fournir une lecture de Hume afin de contribuer aux études qui, depuis trois siècles, soulignent la portée, les problèmes et la force des outils et raisonnements que l’auteur a offerts au monde. Notre ambition est de nous inscrire dans la continuité du discours humien, de prolonger l’effort philosophique que l’on trouve manifesté dans le Traité, et par lequel le scepticisme est dévoilé comme nécessaire dès lors qu’un effort philosophique est envisagé. Nous voulons nous inscrire dans la dynamique des discours dont participe le scepticisme humien.
Nous n’offrirons donc pas un commentaire du Traité de la nature humaine, mais des outils de compréhension d’un certain nombre de faits discursifs qui constitueront ce que nous appellerons le terrain humien de notre enquête. La philosophie de Hume n’est pas l’objet de notre travail, et l’exégèse n’est pas le but final que nous cherchons à accomplir. Lorsque nous disons que nous travaillons sur Hume et la mélancolie sceptique, c’est au sens littéral. Nous travaillons dessus (ou plutôt dedans) : c’est-à-dire que ce sont les terrains d’étude sur lesquels a lieu notre enquête. Il faut donc identifier de manière rigoureuse ce lieu de travail, ce terrain, pour ensuite pouvoir circonscrire la spécificité et l’effectivité des discours considérés pour eux-mêmes. Lorsque nous parlons du témoignage de la mélancolie, nous ne parlons pas du texte imprimé de la version anglaise, ou de la traduction française de ce témoignage. Nous ne parlons pas du manuscrit corrigé et envoyé par Hume à son éditeur, ni même du manuscrit en cours de rédaction au moment où Hume compose son Traité. Nous parlons du discours luimême, de l’acte de langage par lequel Hume exprime des intentions et occasionne chez son lecteur des modifications de croyance et de compréhension de sens. Bien que cet acte soit fixé dans un ensemble de signes sensibles manuscrits, édités, adaptés et copiés au fur et à mesure des éditions, le discours est donc avant tout un événement dont le texte et ses multiples copies ne sont que la trace. La compréhension que l’on en a dépend des intentions de l’auteur et du contexte de l’élaboration et de l’écriture, qui ne nous sont pas accessibles directement mais que nous reconstruisons à partir d’indices et de sources. Lorsque nous parlons du discours de la mélancolie sceptique chez Hume par exemple, cela désigne l’ensemble des usages du langage dévoués au traitement du thème de la mélancolie : tournures, rythme, vocabulaire, concepts et raisonnements, que nous aurons repérés et unifiés.
Il y a un risque non négligeable dans le travail préliminaire d’exégèse qui consiste à faire une sélection de textes extrapolés du contexte de leur développement pour leur donner artificiellement un sens de manière à ce qu’ils corroborent des hypothèses. Mais lorsqu’ils sont clairement identifiés et que cette identification est rigoureusement contextualisée, ces usages permettront selon nous de reconstruire les déterminations du discours sceptique avec le moins de conjectures possible. Or puisque l’objectif est de comprendre comment s’effectue la décision sceptique, cela passe par une reconstruction des déterminations de la compréhension, lors de la lecture, des actes de langage qui ont exprimé cette décision. Par exemple le discours de la mélancolie sceptique répond à un ensemble de règles du discours sceptique. Ces règles, nous pouvons les identifier en comparant les usages de Hume dans ce discours à ceux que définissent les tropes sceptiques et que l’on retrouve à l’œuvre chez Montaigne, Descartes ou encore Bayle, et qui sont systématisés pour certains chez Cicéron et pour d’autres chez Ænésidème et Sextus Empiricus. De la même manière, pour une compréhension satisfaisante et la plus exhaustive possible des déterminations du discours de la mélancolie sceptique, il nous semble nécessaire de conduire une enquête sur les figures de la mélancolie et leurs relations avec les figures du scepticisme dans les œuvres connues de Hume et dans les cadres historique, médical, littéraire et artistique dans lesquels il pense et écrit.
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Table des matières
Introduction
Problèmes et finalités : le nœud sceptique
Une approche par la dynamique des discours
Introduction
Le scepticisme à l’œuvre dans le Traité n’est pas une ἐποχή
Le sens du scepticisme au cœur d’un nœud sceptique
Scepticisme et système
Comment comprendre la décision sceptique ?
Chapitre 1 – L’approche historique et ses limites
1.1. Examen de l’hypothèse de la décision sceptique comme acte volitif et délibéré à
partir des éléments biographiques primaires : traces des revendications sceptiques dans la genèse du Traité
« The disease of the learned », première trace du lien du scepticisme et de la
mélancolie ?
Contre les professeurs : attaque du dogmatisme et éloge du voyage
1.2. L’approche historique et ses limites, à partir des éléments biographiques
secondaires
La présence d’un motif particulier : le refus des hypothèses non fondées
Sensibilisation au newtonianisme
Sources rétrospectives : l’affaire de la chaire de philosophie pneumatique
1.3. Un cas particulier : la genèse sceptique de l’argument sur les miracles
Les bornes de l’argument : une psychologie rationnelle de la croyance
Sortir de « Of Miracles »…
… pour mieux y revenir
1.4. Allers et retours du philosophe sceptique à l’homme sceptique
Ce qu’on peut tirer de la dichotomie du philosophe et de l’homme
La décision sceptique : choix d’une philosophie aisée et d’une vie facile ?
Conclusion du chapitre : la décision sceptique prise au sens biographique, gains et limites.
Chapitre 2 – Réquisitoires contre la fatalité du scepticisme : la thèse de l’inhérence.
2.1. L’inhérence vue à travers la dette reidienne : la way of ideas
Le projet reidien : servir le réalisme direct en bon newtonien
La « way of ideas », scepticisme potentiel ?
Quelques limites de la lecture reidienne
L’avantage de la lecture reidienne : attirer le regard sur l’inhérence du scepticisme
dans les pratiques du langage philosophique
Conclusion de la lecture reidienne : des ruptures dans la dynamique du discours
sceptique
2.2. L’inhérence propre à la skepsis de Hume d’après Husserl : du psychologisme au
scepticisme
« Zurück zu Kant » : situer la présence humienne en Allemagne
« Zurück zu Hume » : situer la présence humienne en Autriche
L’avènement du psychologisme
Le réquisitoire : pourquoi le psychologisme est un problème
« L’allure sceptique » du « style de Locke »
La définition stricte du scepticisme, « tentative sans espoir »
La psychologie empiriste comme scepticisme, une théorie « absurde »
Limites de la lecture husserlienne : une inhérence logiquement indescriptible
Conclusion du chapitre : le défi de Husserl
Chapitre 3 – Expérimentalisme et scepticisme : quel objet pour la science de la nature humaine ?
3.1. La « méthode expérimentale de raisonnement », ou comment caractériser le primat
de l’expérience dans la science de la nature humaine
Approche du rôle fonctionnel de l’expérience par les déterminations contextuelles : vie
concrète, empirisme, histoire
Les contradictions d’une perspective épistémologique étroite sur le rôle fonctionnel de l’expérience
Envisager le rôle fonctionnel de l’expérience en psychologie, en recadrant la situation
de l’observateur
Le discours expérimentaliste est-il un discours sceptique ?
3.2. L’analogie physicienne, le monde et la méthode expérimentale « dans les sujets
moraux »
Y a-t-il une matière anthropologique pour la méthode expérimentale de raisonnement?
La nécessité de l’expérience, la nécessité d’une science positive
Histoire de « naturalismes » 1 : définitions humiennes de la nature
Histoire de « naturalismes » 2 : le tournant Norman Kemp Smith
Histoire de « naturalismes » 3 : facticité du monde et de la nature. Vers une définition
de l’analogie physicienne
Conclusion du chapitre : nécessité de l’analogie physicienne
Conclusion
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