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L’immigration italienne en France
L’histoire de l’immigration italienne n’est plus un « point aveugle » de la recherche historique58. Depuis une vingtaine d’année les travaux et les publications se sont en effet multipliés notamment sous l’impulsion du Centre d’Études et de Documentation de l’Émigration Italienne (CEDEI), créé en 1983. L’activité conjointe ou séparée des membres de cet organisme porte le témoignage non seulement de la vitalité de la recherche historique en la matière, mais révèle aussi la diversité des problématiques, le plus souvent au croisement de l’histoire sociale et de l’histoire politique.
Dans la perspective qui est la nôtre, il convient tout d’abord de définir la cadre politique et juridique dans lequel s’opère le mouvement migratoire entre l’Italie et la France, ce qui implique une approche diplomatique du phénomène au niveau bilatéral et multilatéral. En privilégiant l’examen de la place des Italiens au sein de la politique migratoire française, un premier faisceau d’indices éclaire la situation qu’ils occupent non seulement dans la vie socio-économique, mais aussi dans la conscience collective. Ensuite, et avant d’aller plus loin sur cette voie, il est nécessaire de décrire l’évolution et la structure (évaluation des effectifs et des flux, origines régionales, répartition par zones d’implantation, par sexe, par âge, par secteur d’activités et catégorie socioprofessionnelle) de la communauté59 italienne en France. Tous ces éléments permettent en effet de mieux démêler les fils du lien social qui se noue avec les Français.
Se pose alors inévitablement la question nodale de l’intégration, aux déclinaisons multiples et qui mobilise bien des ressources dans tous les champs des sciences sociales. Pour la plupart des historiens, étudier l’immigration italienne consiste avant tout à se livrer à « une histoire d’intégration »60. L’approche se justifie pleinement au regard de l’ancienneté de l’implantation des Italiens qui, depuis le milieu du XIXe siècle, constituent la première nationalité étrangère représentée en France61. Mais, elle réclame une analyse différenciée selon la période d’installation des migrants car « l’intégration est en soi un phénomène de durée »62. Il importe donc de prendre en compte le principe de génération qui détermine le rapport entretenu entre les migrants et la société d’accueil. Par conséquent, il nous est apparu opportun de ne pas limiter l’étude de l’immigration italienne à la seule période des années soixante. La compréhension de certains aspects de ce mouvement d’intégration gagne en effet
une mise en perspective du phénomène à partir, au moins, de la fin de la Seconde Guerre mondiale. À l’ampleur de la tâche, s’ajoute le problème des sources. À ce propos, Catherine Wihtol de Wenden remarque :
L’histoire de l’immigration italienne se confond en effet partiellement avec l’histoire de ses sources : au fur et à mesure que celle-ci atteint un stade plus avancé de la vague migratoire, cessant progressivement par la même d’être perçue comme main-d’œuvre étrangère, les ouvrages de fond sur cette immigration se fond plus rares »63.
bien des égards, l’histoire de l’immigration italienne en France depuis 1945 reste à faire64. Il ne saurait être question pour nous de prétendre en combler toutes les lacunes mais plutôt, par la mobilisation et la confrontation d’études déjà publiées, de documents d’archives et de sources statistiques, de présenter une synthèse susceptible d’enrichir une réflexion générale et, éventuellement, d’explorer des pistes de recherches plus approfondies sur certains aspects.
Les Italiens dans la politique française d’immigration
L’appel aux Italiens se fait au lendemain de la guerre dans un contexte général où « face aux exigences de la reconstruction et de l’équilibre démographique, pour satisfaire non seulement aux besoins conjoncturels et structurels de l’économie française, mais plus encore pour assurer le remplacement des classes d’âge de la population nationale, atteinte par l’évolution démographique malthusienne de l’avant guerre et les pertes du conflit, la réanimation du courant migratoire s’impose »65. Dans un discours prononcé devant l’Assemblée consultative, le 2 mars 1945, le général de Gaulle se montre conscient de cette situation et affirme la nécessité « d’introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la collectivité française »66. La question de l’immigration est alors un enjeu politique de taille et l’intervention du Général indique que l’État n’entend pas se démettre de ses prérogatives en la matière. Un certain nombre de structures sont mises en place afin de définir les grandes orientations67.
Les préventions à l’égard de l’immigration italienne
La réponse à cette question est largement dictée par le géographe Georges Mauco qui, à la tête du Haut comité de la Population et de la Famille, impose la thèse de la sélection ethnique inspirée d’études menées au cours de l’entre-deux-guerres69.
Son souci de limiter l’entrée des Méditerranéens ne plaide pas en faveur des Italiens, à qui l’on préfère les « Nordiques » — c’est-à-dire les Belges, les Luxembourgeois, les Néerlandais, les Suisses, les Danois, les Finlandais, les Irlandais, les Anglais, les Allemands ou les Canadiens — dont on souhaite qu’ils représentent 50 % de l’immigration totale. Dans l’échelle des valeurs nationales qui est ainsi mise en place, les Italiens apparaissent seulement un second niveau, à la proportion souhaitée de 30 %, aux côtés des Espagnols et des Portugais, pour peu qu’ils soient originaires des provinces du nord de la Péninsule. Mauco reproche en effet aux Méridionaux d’altérer « la structure humaine de la France »70. Dans une perspective assimilationniste, la politique migratoire s’oriente vers le recrutement de populations ayant une grande affinité culturelle avec les Français. Une frange importante du peuple italien, les Méridionaux, semble en être écartée. D’autre part, la présence déjà importante des Italiens dans l’Hexagone réclame qu’on en limite le nombre.
ce type de discrimination, ethnique ou culturelle, vient se superposer le poids d’une mémoire douloureuse dans l’opinion publique française. Le sentiment très répandu du « coup de poignard dans le dos » donné par l’Italie le 10 juin 1940 ne rend pas ses ressortissants très désirables71. Pour de nombreux Français, les ennemis d’hier portent, au-delà des gouvernants, la responsabilité de la guerre et des tourments dans lesquels elle a plongé la France.
Dans ces circonstances et dans le cadre d’une politique d’immigration volontariste, les Italiens ne sont pas les plus courtisés.
Les conditions de séjour : législation et difficultés sociales
la « composante territoriale ou géographique » codifiant la liberté d’aller et venir, l’article 48 du traité de Rome ajoute une « composante professionnelle » et « une composante sociale »100 qui modifient substantiellement les conditions de travail et de séjour des travailleurs communautaires101.
L’article 48 interdit toutes discriminations nationales à l’embauche. Il prévoit d’autre part la liberté de séjour et de résidence pour postuler et exercer un emploi, ce qui conduit à une révision de la législation française élaborée au lendemain de la guerre.
La législation française
Cette législation s’est appliquée à l’immense majorité des Italiens présents en France à la fin des années 1960 dont les conditions de séjour et de travail sont régies par l’ordonnance du 2 novembre 1945, celle-là même qui crée l’ONI102.
L’ordonnance prévoit la délivrance d’une carte de résident temporaire valable un an à tout étranger qui le demande, et qui est en mesure de faire la preuve de ses ressources. Au terme d’une période de neuf mois, il est possible de renouveler cette carte ou de faire une demande pour l’obtention d’une carte de résident ordinaire valable trois ans. Enfin, le texte prévoit la possibilité d’obtenir une carte de résident privilégié valable dix ans et renouvelable de plein droit.103 Toutefois, « il est souvent plus difficile de devenir résident privilégié que de se faire naturaliser »104.
C’est en distinguant la délivrance des cartes de séjour de celle des cartes de travail, soumises à des contraintes plus lourdes, que le gouvernement français marque les limites de sa libéralité en matière de politique d’immigration et démontre, une fois encore, son souci d’établir un contrôle drastique. La carte de travail n’est, en effet, délivrée que sur présentation d’un contrat. Elle n’est tout d’abord que temporaire et valable seulement pour une profession et souvent pour un seul département. Son renouvellement ou sa transformation en carte de travail ordinaire, valable trois ans pour une profession dans un ou plusieurs départements, dépend des fluctuations du marché de l’emploi.
Seuls les titulaires d’une carte de résident privilégié peuvent obtenir une carte de travail permanente valable toujours pour une seule profession mais sur tout le territoire national. Il faut être détenteur de cette carte pendant dix ans avant d’être autorisé à exercer toutes les professions.
Les apports de la réglementation européenne
La législation du travail est infléchie par l’application de la libre circulation des travailleurs dans le Marché commun. Le règlement n°15, adopté le 16 août 1961 par le Conseil de la Communauté européenne, libéralise sensiblement les conditions de renouvellement et d’extension des autorisations de travail. Il est notamment prévu que le travailleur originaire d’un État-membre pourvu d’un emploi a droit, après un an d’emploi régulier, à la reconduction de son autorisation de travail dans la même profession ; après trois ans il a le droit de recevoir un permis dans une autre profession pour laquelle il est qualifié ; après quatre ans il peut exercer toute profession salariée dans les mêmes conditions que les travailleurs nationaux105. Cette période est ramenée à deux ans par le règlement n°38, adopté en 1964. Finalement la carte de travail est supprimée en 1968, signifiant pour les ressortissants des États membres qu’ils ont désormais la liberté d’exercer toute activité professionnelle salariée. Les travailleurs italiens sont, il faut bien le dire, peu concernés par cette dernière évolution majeure car ils sont, dans leur immense majorité, installés à cette date depuis plus de deux ans et peuvent donc bénéficier d’une possible mobilité professionnelle. La suppression du permis de travail simplifie néanmoins les démarches administratives et efface une marque discriminante, ce qui n’est pas le moindre des apports de cette mesure pour une population en grande partie anciennement présente sur le territoire français et soucieuse non seulement d’intégration, mais aussi d’assimilation106.
Pour autant, la réglementation européenne maintient le statut des étrangers. Les gouvernements européens et en particulier le gouvernement français se montrent peu empressés sur ce point à modifier les législations nationales en vigueur. Ainsi les modalités d’attribution des cartes de séjour ne connaissent guère de modifications tout au long de la période transitoire. Au terme de cette période, en 1968, la carte de séjour ne disparaît pas, mais elle est désormais accordée pour une durée de cinq ans sur la base d’une déclaration d’engagement de l’employeur ou d’une attestation de travail ; elle est automatiquement renouvelée de cinq ans en cinq ans107. Le maintien d’une telle formalité ne doit pas être interprété comme une limitation à la libre circulation des travailleurs, mais plutôt comme le révélateur de l’état d’esprit des rédacteurs du traité de Rome et de ceux qui en assurent l’application. En effet, le traité n’est pas réellement conçu dans la perspective de favoriser le développement des migrations intra-communautaires. Il inclut plutôt la question migratoire dans une problématique de développement économique qui implique une libéralisation et une harmonisation du marché communautaire de l’emploi. Le travail est alors considéré, de la même manière que les capitaux et les marchandises, comme un élément d’un système économique libéral, à l’efficacité reconnue par le traité de Rome, qui doit assurer au sein du Marché commun l’équilibre et l’épanouissement de la croissance économique européenne.
L’impératif économique exige donc l’abolition des barrières protectionnistes. Mais, c’est probablement dans le domaine de l’emploi que les résistances sont les plus fortes. La préservation d’un certain contrôle national de l’immigration et la mise en place progressive de la libre circulation répond à l’inquiétude des opinions publiques, relayée par les syndicats. En France, la concurrence de la main-d’œuvre étrangère ne cesse d’être redoutée, même en période de croissance108. Ce type de pressions pour obtenir des garanties dans la protection de la main-d’œuvre nationale conduisent de temps en temps le gouvernement et l’administration freiner l’application des directives européennes. L’ouverture des frontières et les conditions avantageuses réservées aux ressortissants communautaires font craindre une invasion des Italiens déjà fort nombreux109. Le gouvernement de Rome doit alors intervenir à Bruxelles pour convaincre la France de ne pas s’opposer à la reconnaissance d’une priorité du marché communautaire110. En avril 1966, les Italiens font parvenir à Paris un aide-mémoire dénonçant les restrictions dans l’application du règlement n°38, notamment par l’exigence d’un visa de contrat de travail et d’une autorisation de recherche d’emploi111.
L’évolution numérique de l’immigration italienne`
La première remarque qui s’impose porte sur l’importance de la présence italienne en France au lendemain de la guerre. On dénombre 450 764 Italiens lors du recensement de 1946. Certes, si l’on compare ce chiffre aux 808 000 recensés de 1931, provenant de la grande vague migratoire des années vingt, on ne peut que constater un recul, qui s’explique par les effets conjugués de la grande crise économique, de la politique de rapatriement menée par Mussolini et enfin du conflit mondial dans lequel s’opposent la France et l’Italie.
Les effectifs sont ensuite croissants de 1946 à 1968, passant de 450 764 à 571 684 soit une variation positive de 26,2 % avec cependant un point d’inflexion en 1962, puisque entre les deux derniers recensements le nombre d’Italiens se réduit de 9,1 %, passant de 628 956 à 571 684. Par ailleurs, au cours de la période précédant le recensement de 1962, les variations ne sont pas constantes puisqu’on note une croissance de 12,6 % entre 1946 et 1954 et de 23,9 % de 1954 à 1962. Les recensements révèlent donc que l’immigration italienne, au cours de la vingtaine d’année qui suit la guerre, est rythmée en trois temps : tout d’abord une reprise en douceur jusqu’au milieu des années cinquante, suivie d’une accélération du flux jusqu’au début des années soixante, pour enfin connaître un net fléchissement.
La part des Italiens dans la population étrangère
L’analyse sommaire des recensements donne aussi à voir la part relative qu’occupent les Italiens au sein de la population étrangère. Ils en représentent 25,9 % en 1946, 28,7 % en 1954 et 29 % en 1962, ce qui les place au premier rang. Certes, le recul de 1968 à 21,8 % leur fait céder ce rang aux Espagnols, mais les maintient en deuxième position dans une proportion non négligeable.
Il apparaît néanmoins que dès 1954, compte tenu du faible accroissement de leur part relative jusqu’en 1962, les Italiens subissent la concurrence d’autres nationalités, signe d’une diversification géographique des recrutements.
La fluidité du mouvement migratoire
Le séjour des immigrés italiens s’inscrit en effet parfois dans un temps limité, que ce soit par contrainte ou par choix.
Le cas des rimpatriati n’est pas aisé à aborder. Il est en effet difficile de cerner avec précision les motivations qui poussent ces Italiens introduits en France avec le statut de travailleur permanent à rentrer au pays. Leur nombre est aussi sujet à caution. L’ONI ne fournit aucune donnée statistique en la matière. Les sources italiennes, bien qu’elles mêlent parmi les rimpatriati saisonniers et permanents, fournissent toutefois le taux de rapatriement qui constitue un indicateur permettant d’évaluer la mobilité des migrants. Celui-ci est le plus souvent en hausse depuis la fin de la guerre, passant de 12 % entre les années 1946-1949 puis 56 % pour la période 1950-1955, baissant à 37 % et 36 % respectivement en 1956 et 1957 pour remonter ensuite régulièrement : 59 % en 1958, 75 % en 1959, 58 % en 1960, 70 % en 1962, pour atteindre 90 % en 1963. À partir de 1968, le solde migratoire entre l’Italie et la France devient positif pour l’Italie, c’est-à-dire que les retours sont plus nombreux que les entrées132. Bien qu’accentué, il ne s’agit là que de la poursuite d’un phénomène permanent dans l’immigration italienne puisque l’on estime qu’entre 1870 et 1940 seul un tiers des Italiens arrivés en France n’en sont pas repartis133.
Le constat d’un tel va et vient est doublement intéressant pour notre analyse. Tout d’abord, il témoigne des difficultés rencontrées par une grande partie des Italiens à s’enraciner. Les raisons en ont déjà été évoquées : conjoncture défavorable sur le marché de l’emploi due à des ralentissements de croissance et conditions d’accueil qui ne sont pas à la hauteur des espoirs entretenus. Le rapatriement peut alors être interprété comme un échec dans le processus d’intégration et tout au long de leur séjour ces migrants conservent leur statut d’étranger qui leur confère une plus grande visibilité.
La remarque vaut également pour les saisonniers, à la différence notable que ces migrants inscrivent le retour en Italie dans leur projet migratoire. Le phénomène saisonnier s’inscrit dans la tradition des mouvements pendulaires qui depuis fort longtemps animent le courant migratoire entre l’Italie et la France. Il se confond dans sa grande majorité avec les rythmes agricoles. Qu’ils soient betteraviers ou vendangeurs, ils apportent aux exploitations françaises un complément de main-d’œuvre lors des périodes d’intenses activités, surtout au moment des récoltes. Le migrant n’envisage donc pas de se faire accompagner par sa famille car il n’a pas pour ambition de s’intégrer à la société française, mais plutôt de contribuer à l’amélioration de la vie des siens dans son milieu d’origine. L’absence de finalité intégrationniste modifie les comportements et les contacts avec une société d’accueil le plus souvent rurale. La situation est donc bien distincte de celle des travailleurs permanents dont l’objectif est de se fondre majoritairement dans un environnement urbain.
Structures démographique et géographique de l’immigration italienne
Qui sont ces Italiens installés en France ? Cette question très générale en appelle d’autres portant sur la structure de cette population par âge, par sexe ou sur ses origines régionales ou encore sur les zones d’implantation dans l’Hexagone.
Le profil démographique
Les données lacunaires dont nous disposons ne sont pas suffisantes à une présentation exhaustive des caractères démographiques de la population italienne.
Le problème se pose en particulier pour la répartition par tranche d’âge qui n’est pas intégrée aux publications des recensements136. S’il nous est ainsi difficile de comparer convenablement la répartition par âge des Italiens avec celle de l’ensemble de la population immigrée, caractérisée par une forte majorité d’adultes jeunes137, on peut supposer que la population italienne présente des caractères spécifiques compte tenu de son implantation ancienne. Il est ainsi probable que les plus de 50 ans, tranche d’âge correspondant grossièrement aux migrants arrivés avant la guerre, apparaissent plus nombreux. L’âge relativement plus élevé des Italiens semble confirmé par plusieurs études monographiques. À Marseille, sur un échantillon d’Italiens installés depuis 1945, on constate un âge au départ qui est en moyenne nettement plus élevé que par le passé138. De même, en ce qui concerne les Sardes et Siciliens dans les grands ensembles des Charbonnages de Lorraine : la pyramide des âges des mineurs siciliens, vivant et travaillant à Fareberswiller et Beheren, montre certes une majorité s’échelonnant entre 25 et 40 ans, mais aussi une proportion du nombre d’hommes âgés de plus de 40 ans non négligeable et la faible part des moins de 25 ans139. Bien sûr, les limites de ces observations, concernant uniquement les hommes salariés, sont patentes. Le phénomène des retours en Italie à l’âge de la retraite, le comportement démographique des familles italiennes et par voie de conséquence la part de la jeunesse n’ont pas fait pour l’heure l’objet d’études. Concernant la part de la jeunesse, seul le travail d’Anne-Marie Faidutti-Rudolph apporte des renseignements, pour la ville de Marseille uniquement. Elle remarque qu’en 1962 les moins de 16 ans représentent 35 % de la population italienne (22,5 % dans l’ensemble de la population marseillaise)140.
L’observation, aussi limitée soit-elle, peut être corroborée par la proportion croissante du regroupement familial dans l’immigration italienne.
Les caractères socio – économiques de l’immigration italienne
Le travail est au cœur du projet migratoire des Italiens, dont il représente l’aboutissement. Des premières aux dernières vagues d’immigration, le choix du déracinement a presque toujours, à l’exception de l’émigration politique de l’entre-deux-guerres, été dicté par la nécessité de fuir la misère et le chômage et par la quête d’un revenu permettant de subvenir aux besoins individuels ou familiaux.
L’examen de la question de l’emploi des Italiens délivre des indications qui s’inscrivent dans différentes optiques. Il permet à la fois d’évaluer la nature de l’apport de l’immigration italienne à l’économie française (rappelons que cet apport justifie la politique d’immigration) mais aussi, et ce n’est pas sans relation, d’aborder sous un autre angle son intégration dans la société. Le travail est en effet une norme sociale à laquelle les migrants ne peuvent pas déroger sous peine de marginalisation voire d’exclusion. Vecteur d’insertion, le travail, selon sa nature, confère également un rang ou un statut dans l’ordre social qui n’est pas sans influencer le rapport entretenu avec la société d’accueil.
Un monde ouvrier
La représentation graphique ci-dessus met en évidence que le travailleur italien est avant tout un ouvrier. La part des ouvriers est majoritaire (55,75 % en 1954) et en progression constante pour atteindre 71 % des actifs en 1968. Les dernières vagues d’arrivées viennent accroître considérablement les effectifs ouvriers puisque la croissance est de 45,5 % entre 1954 et 1962. Ces derniers venus sont principalement responsables du décalage dans la répartition socioprofessionnelle entre l’immigration italienne et l’ensemble de la population française. En effet, si au sein de la population active française les ouvriers représentent toujours au cours de cette période le groupe socioprofessionnel le plus nombreux, il l’est désormais dans de moindres proportions — les ouvriers représentent 37,8 % de la population active française en 1968.
Cependant, l’approche statistique, qui fait du monde ouvrier une catégorie homogène, ne doit pas occulter les profondes mutations qui traversent cet ensemble éclaté et diversifié178. Il convient sans doute d’évoquer ici la « désagrégation du groupe ouvrier » suivie d’une recomposition autour de trois groupes : les bas revenus, les ouvriers qualifiés, les cadres179. Parmi les bas revenus sont compris les manœuvres et les ouvriers spécialisés (OS). C’est dans cette catégorie que se trouve habituellement la plus forte part de la main-d’œuvre immigrée comme une représentation mais comme une réalité sociale, une correspondance entre l’immigration et les niveaux les plus bas de l’échelle sociale.
Cette adéquation se vérifie-t-elle pour l’immigration italienne ? Les ouvriers italiens appartiennent-ils aux catégories sociales les moins favorisées dont les conditions de vie fragiles ne leur permettent pas de s’approprier matériellement ou culturellement les nouvelles normes imposées par la société de consommation ?
Un examen détaillé de la répartition par catégorie socioprofessionnelle fournie par les recensements permet de dégager une tendance générale. En dépit d’une certaine approximation liée à la taxinomie statistique181 et à l’extrême fluidité de la main-d’œuvre transalpine, on note que les ouvriers qualifiés et les contremaîtres représentent une fraction croissante des effectifs ouvriers italiens. En 1954, les seuls ouvriers qualifiés — il est sans doute significatif que les contremaîtres n’apparaissent pas dans le recensement — constituent 38,4 % de l’ensemble des ouvriers ; en 1968, leur part est de 42,2 %. Leur part est donc nettement supérieure à celle qui est observée dans l’ensemble de la population étrangère. Le facteur générationnel sur le plan migratoire explique cet écart entre les Italiens et les autres nationalités. Il explique aussi la diversité des emplois au sein de l’immigration italienne. Ainsi, dans l’usine de Jœuf, on peut observer très nettement la corrélation « ancienneté-CSP »182. Les quelques autres études dans ce domaine confirment que les immigrés les plus récents, c’est-à-dire les Méridionaux, occupent les postes subalternes de manœuvres ou d’ouvriers spécialisés183. Sur les chantiers, la situation ne diffère guère. Dans l’Est parisien, la part des Italiens parmi les ouvriers du bâtiment décroît à partir de la fin des années soixante tandis qu’ils occupent de plus en plus la fonction de chef de chantier184.
Une telle évolution, qui voit les Italiens se hisser progressivement au sommet de la hiérarchie ouvrière, pose inévitablement le problème de la mobilité sociale et de ses modalités.
Les perspectives d’ascension sociale
Les possibilités d’ascensions sociales à la première génération apparaissent, dans le milieu ouvrier, très limitées. Annick Mallet note à propos de l’usine sidérurgique de Jœuf que pour 90 % des ouvriers italiens l’ascension professionnelle au cours de leur vie active ne dépasse pas deux échelons de qualifications185. La progression est plus rapide pour un grand nombre de leurs fils qui, forts d’un CAP, occupent immédiatement les emplois d’ouvriers qualifiés186. Certains accèdent ensuite à la maîtrise ou au rang de cadre comme en témoigne l’évolution de la part des cadres moyens parmi la population active italienne de à 0,75 % en 1954 à 1,9 % en 1968. Rapportée à la proportion de cadres moyens dans la population active française (14,7 % en 1968), ces chiffres paraissent limités et démontrent que l’ascension professionnelle au sein des entreprises demeure difficile pour les immigrés italiens. Certes, les parcours et les comportements socioprofessionnels tendent à se rapprocher de ceux des Français, mais le mouvement suit un rythme qui lui est propre et qui se distingue par sa lenteur.
Comme pour les cadres moyens, la part des cadres supérieurs et des professions libérales, tout en demeurant faible, progresse de 0,56 % en 1954 à 0,84 % en 1968. Plus importante est la progression en proportion mais aussi en valeur numérique, du nombre d’employés qui passe de 1,72 % en 1954 à 4,13 % en 1968, avec un doublement des effectifs au cours de cette période. L’accès à ces carrières d’employés est réservé à ceux qui bénéficient d’une formation plus poussée, au niveau du brevet professionnel, c’est-à-dire appartenant pour l’essentiel à la deuxième ou à la troisième génération. D’autre part, les effectifs des employés sont gonflés par la part croissante prise par les femmes dans cette catégorie (52,4 % en 1968 contre 44,4 % en 1954) qui occupent des emplois modestes de sténo dactylographe ou de secrétaire.
Peut-on alors véritablement parler de réussite sociale en ce qui concerne les employés au regard des niveaux de revenus sensiblement équivalents à ceux des ouvriers les plus qualifiés ? Il semble que les conditions de travail moins pénibles, l’ouverture à un horizon socioculturel plus vaste, par la fréquentation des catégories supérieures, donnent pour beaucoup d’employés, hommes ou femmes, le sentiment d’avoir échappé à la vie misérable qui est traditionnellement associée au prolétariat. Il ne faut pas perdre de vue que le terme de réussite sociale fait référence non seulement à des critères économiques et matériels mais aussi à des représentations qui valorisent l’accès à une certaine qualité de vie mêlant confort et liberté.
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Table des matières
Introduction générale
Première partie : les Français et l’Italie
Section 1 : À la rencontre des Italiens
Chapitre I : L’immigration italienne en France
Chapitre II : Le tourisme français en Italie
Section 2 :Médiations culturelles
Chapitre III : Aspects de la culture italienne en France
Chapitre IV : Manières de voir : les Français regardent l’Italie et les Italiens
Deuxième partie : de la politique italienne de la France
Section 3 : Horizon méditerranéen, horizon européen 1958-1962
Chapitre V : La question algérienne au coeur des enjeux méditerranéens
Chapitre VI : L’Italie dans la politique européenne de la France
Section 4 : Entre multilatéralisme et bilatéralisme 1963-1969
Chapitre VII : Les malentendus transalpins
Chapitre VIII : Perspectives bilatérales : action culturelle et relations économiques
Conclusion générale
Annexes
Sources
Bibliographie
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