Est-il un siècle plus important, pour les études classiques, que celui qui consacra les héros qui firent la renommée de Rome ? Les César, les Auguste et les Cicéron n’ont-ils pas attiré sur leur temps tous les yeux et toutes les fascinations ? Et nous, que nous reste-t-il à dire, à chercher et à trouver, sur le compte de ces hommes et de leurs contemporains ? J’ai découvert la culture classique il y a un lustre seulement et j’ai pourtant le sentiment d’avoir été toujours familier de ce siècle, comme s’il faisait parti de notre héritage culturel et qu’il était, en somme, la quintessence de Rome et de l’Antiquité.
Auguste et Horace
Bien-sûr, il ne s’agit pas ici de prendre un auteur et une œuvre au hasard, puis d’essayer d’en détricoter le texte avec acharnement pour voir si l’on peut en extraire des traits d’esprits orientés contre telle ou telle personne. C’est pourquoi ce qui devait au départ composer l’essentiel de mon introduction se trouve finalement être l’enjeu de cette première partie : justifier la recherche d’une seconde lecture des Odes.
L’accusation d’Agrippa
Le premier élément qui doit nous alerter sur le fait que les poètes de la fin du Ier siècle av. J.-C. pourraient ne pas avoir été que de simples propagandistes au service du premier empereur de Rome se trouve dans la Vie de Virgile de Suétone, dont Donat rapporte l’extrait suivant :
M. Vipsanius a Maecenate eum suppositum appellabat nouae cacozeliae repertorem, non tumidae nec exilis, sed ex communibus uerbis atque ideo latentis.
M. Vipsanius accusait Virgile d’être commandité par Mécène comme inventeur d’un nouveau type de « cacozélie » qui n’était ni enflé ni maigre, mais qui reposait sur l’emploi de mots « communs », et passait ainsi inaperçu.
Ainsi donc, Virgile se trouve être accusé de faire usage dans ses textes d’un nouveau type de « cacozelia » mais, avant de rentrer plus en détail sur ce que contient cette notion, il convient que nous procédions à un passage en revue des forces en présence. Notons déjà que certains manuscrits retiennent en lieu et place de « repertore » la leçon « repertorem ». Cela a pour conséquence de faire de Mécène, plutôt que de Virgile, la cible des accusations de Marcus Vipsanius mais, dans la mesure où Virgile est qualifié d’ « a Maecenate suppositus » (« commandité par Mécène »), nous pouvons, sans aucun risque de nous fourvoyer, supposer que si le reproche est adressé à l’un, il l’est aussi à l’autre. Cette difficulté est ainsi écartée. Au sujet de l’identité de l’accusateur, rappelons que si certains commentateurs et traducteurs retiennent la leçon « Vipranius » à la place de «Vipsanius » , Maurizio Colombo a cependant démontré qu’une telle hypothèse s’avérait être difficilement soutenable, notamment parce que le nom de famille Vipranius ne se retrouvait nulle part ailleurs dans le champ épigraphique latin. Quant à savoir à quel Vipsanius nous avons affaire, Colombo a également montré, avec assez de facilité, qu’il ne pouvait s’agir là d’un autre que Marcus Vipsanius Agrippa, c’est-à-dire de celui que l’on pourrait qualifier comme étant, avec Mécène, l’un de deux bras droits d’Auguste.
La cacozelia latens
Nous allons donc nous intéresser, dans cette sous-partie, à ce que souhaitait signifier Agrippa en utilisant le terme « noua cacozelia » et nous commencerons, pour ce faire, par étudier la notion de « cacozelia ». Remarquons ainsi, dans un premier temps, que la « cacozelia » que l’on pourrait qualifier de classique a été explicitement définie par Marius Plotius Sacerdos dans ses Artes grammaticae :
Cacozelia est quae fit duobus modis, aut magnarum rerum humilis dictio, aut minimarum oratio tumens : « reliquias Troiae cineres atque ossa peremptae » pro exercitu et uiris fortibus ; e contrario « fores effregit atque in aedes inruit alienas, ipsum dominum atque omnem familiam mulcauit » pro lupanari et lenone et meretricibus.
La « cacozélie » s’opère de deux manières : soit elle est l’expression simple d’objets grandioses, soit elle traite de ceux qui sont médiocres dans un style enflé : « les restes de la destruction de Troie, des cendres et des os » pour désigner une armée et des hommes courageux ; ou au contraire : « Il força les portes et pénétra des temples étrangers, maltraita toute la maisonnée ainsi que le maître en personne » pour évoquer lupanar, proxénète et prostituées.
Nous pouvons constater que, d’après Marius Plotius Sacerdos, la « cacozelia », au sens où l’entendent habituellement les rhéteurs et les grammairiens antiques, est soit « humilis dictio » (« discours simple »), soit « oratio tumens » (« discours enflé»). Cette bipartition semble parfaitement en adéquation avec les quatre exemples de « cacozelia » que nous donne Sénèque le Rhéteur :
Gargonius in hac controuersia foedo genere cacozeliae usus dixit : istud publicum adulterium est, sub Miltiadis tropaeis concumbere.
Gargonius, dans cette controverse, adopta un genre d’emphase bien grossier, lorsqu’il dit : « C’est un adultère d’État qu’un commerce charnel sous les trophées de Miltiade. » .
Catius Crispus, municipalis orator, cacozelos dixit post relatum exemplum Othryadis : aliud ceteros, aliud Laconas decet ; nos sine deliciis educamur, sine muris uiuimus, sine uita uincimus.
Catius Crispus, orateur de petite ville, dit, avec une enflure maladroite, après avoir rappelé l’exemple d’Othryade : « Ce qui convient au reste du monde ne convient pas aux Lacédémoniens ; nous sommes élevés sans mollesse, nous vivons sans murs, nous triomphons sans vie. » .
Ecce et illud genus cacozeliae est, quod amaritudinem uerborum quasi adgrauaturam res petit, ut in hac controuersia Licinius Nepos dixit : reus damnatus est legi, perit fornici.
Voici encore une sorte d’emphase bien connue, où l’on recherche des mots durs, comme s’ils devaient donner plus de poids aux choses;ainsi Licinius Nepos dit dans cette controverse : « C’est la loi qui a fait condamner le coupable, la maison de tolérance qui l’a fait exécuter. » .
Dixit enim sententiam cacozeliae genere humillimo et sordidissimo, quod detractu aut adiectione syllabae facit sententiam: « Pro facinus indignum ! Peribit ergo quod Cicero scripsit, manebit quod Antonius proscripsit ? » .
Il y plaça en effet un trait recherché, mais du genre le plus commun et le moins relevé, où une syllabe de plus ou de moins produit le trait : « Oh ! crime indigne ! On oubliera donc que Cicéron a écrit, pour se rappeler qu’Antoine a proscrit. » .
Les deux premiers extraits sont des exemples d’hyperbole et peuvent à ce titre être catégorisés comme relevant de l’ « oratio tumens ». Les deux derniers font quant à eux état d’un genre d’expression trop commun, parfois vulgaire : c’est l’ « humilis dictio ». Cependant, même si ces attributions semblent bien fonctionner, Sénèque le Rhéteur ne développe pas plus en profondeur la nature de ce « cacozeliae genus » qu’il évoque dans trois extraits sur quatre. En revanche, Quintilien procède à un examen plus détaillé de cette notion et indique de prime abord trois manifestations de celle-ci :
Nam tumidos et corruptos et tinnulos et quocumque alio cacozeliae genere peccantes certum habeo non uirium sed infirmitatis uitio laborare, ut corpora non robore sed ualetudine inflantur, et recto itinere lassi plerumque deuertunt. Erit ergo etiam obscurior quo quisque deterior.
Car je suis persuadé que l’enflure, le faux brillant, la délicatesse affectée, et tous les défauts qui naissent de la prétention, accusent la faiblesse et non l’excès de la force ; de même que la bouffissure est un signe de maladie et non de santé ; de même encore qu’une fois qu’on s’est écarté du droit chemin, on n’arrive au but qu’après s’être arrêté en maint endroit. Concluons donc que moins un maître est habile, plus il est obscur.
Ainsi, selon lui, la « cacozelia » peut-être de trois genres : « tumida », « corrupta » ou « tinnula ». Si Maurizio Colombo fait par ailleurs remarquer que les genres « corrupta » et « tinnula » correspondent à l’ « exilis cacozelia » dont il est question dans la Vie de Virgile de Suétone , il importe surtout de retenir que la « cacozelia » produit une « obscuritas » dont le coupable n’est autre que l’ « infirmitas » de l’auteur. Ajoutons à ces considérations le passage suivant issu de la Rhétorique à Herrenius :
Quoniam, quibus in generibus elocutio uersari debeat, dictum est, uideamus nunc, quas res debeat habere elocutio commoda et perfecta. Quae maxime admodum oratori adcommodata est, tres res in se debet habere : elegantiam, conpositionem, dignitatem. Elegantia est, quae facit, ut locus unus quisque pure et aperte dici uideatur. […] Explanatio est, quae reddit apertam et dilucidam orationem. Ea conparatur duabus rebus, usitatis uerbis et propriis. Vsitata sunt ea, quae uersantur in consuetudine cotidiana ; propria, quae eius rei uerba sunt aut esse possunt, qua de loquemur.
|
Table des matières
Introduction
1. Auguste et Horace
1.1. L’accusation d’Agrippa
1.2. La cacozelia latens
1.3. Un Horace vengeur
1.4. …et un Horace flatteur
2. Auguste tyran
2.1. Son hybris
2.2. Son bellicisme
2.3. Sa couardise
3. Mécène Candaule
3.1. Contexte historique
3.2. L’aveu d’Horace
3.3. Les feux de la passion
3.4. L’amant-enfant
Conclusion
Bibliographie