Évolution des relations Homme-Nature
Les différents positionnements de l’Homme par rapport à la Nature
Donald Worster, reconnu comme l’un des fondateurs de l’histoire environnementale, considère que « la nature constitue un ordre et un processus que nous ne créons pas, et qui continuera d’exister en notre absence […] cependant la nature est aussi une création de nos esprits » (2006, p. 83). Ainsi, l’auteur souligne que, s’intéresser à la nature, c’est aussi réfléchir aux idées socialement construites, ce sur quoi nous reviendrons ultérieurement.
Homme/Nature : regards et places
Mais comment se positionne-t-on par rapport à la Nature ? Catherine et Raphaël Larrère (2009 [1997], p. 18) notent que « connaître la nature c’est d’abord se situer par rapport à elle ». Nous présenterons, de manière très synthétique, les différentes éthiques environnementales, afin de mieux appréhender le discours des personnes enquêtées dans le cadre de cette recherche. Dans le rapport de l’homme à la nature, Catherine et Raphaël Larrère (2009 [1997]) identifient trois catégories (d’origine grecque, moderne, et actuelle) : l’homme, en position d’observation, se trouve au centre de la nature ; l’homme se situe à l’extérieur de la nature, en position d’expérimentation et de maîtrise (séparation du sujet et de l’objet) ; l’homme appartient à la nature, il est dans la nature, sans position privilégiée. L’anthropologue Philippe Descola, à partir, non pas d’une approche historique mais comparative de plusieurs cultures, démontre comment les représentations de la nature dans l’Occident moderne sont loin d’être partagées par tous, dans le monde. Cette possibilité de « face-à-face entre l’individu et la nature » (2005, pp. 94-95), ce « dualisme de la nature et de la société » (2011, p. 12), sont également soulignés par Catherine et Raphaël Larrère (2009 [1997]). En géographie, Augustin Berque (2009 [2000]) va s’employer à remettre en cause le dualisme Nature-Société à partir de la seconde moitié des années 1980. Ce géographe met en exergue que « les milieux humains sont une relation, pas un objet » (p. 142). Cependant, il précise que, hormis pour la géographie culturelle, en tant que « mésologie » ou étude des milieux humains, ce sont des objets au niveau « conceptuel ». Le milieu est ainsi marqué par l’empreinte humaine mais il marque également l’homme. Augustin Berque (p. 17) aura notamment recours, dans ses travaux de recherche, à la notion d’écoumène, « demeure (oikos) de l’être humain […], relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre [ne se bornant pas] à la matérialité de l’étant physique […] ni à celle de sa population humaine ». La raison du milieu présentée par Augustin Berque « tend à repenser culturellement et socialement l’ensemble de la géographie humaine » (TISSIER, 1992, p. 233). C’est donc l’approche relationnelle homme-nature qui est mise en avant. Si l’on considère les points de vues philosophiques et environnementaux, nous pouvons distinguer : l’anthropocentrisme, l’écocentrisme et le biocentrisme. La vision anthropocentrique renvoie au premier rapport à la nature : la nature est au service de l’homme (LARRERE et LARRERE, 2009 [1997]). Mais, Samuel Depraz (2008) souligne à juste titre qu’elle renvoie aussi à l’idée que l’homme est le seul pour qui une valeur morale est reconnue. Une action en faveur de la nature doit, en effet, avoir une utilité pour l’homme (en cela il s’agira plutôt d’une éthique de gestion de la nature). L’écocentrisme a souffert d’amalgames et a souvent été assimilé à l’écologie profonde (deep ecology). Catherine et Raphaël Larrère (2009 [1997], p. 308-310) arguent que l’« on a surtout confondu sous l’appellation d’écocentrisme, deux courants distincts des éthiques environnementales américaines : les théories biocentriques de la valeur intrinsèque (développées par Paul Taylor ou Holmes Rolston) et le courant, véritablement écocentré, qui se réclame d’Aldo Leopold (dont John Baird Callicott est le représentant le plus conséquent) ». Le biocentrisme, lui, reconnaît une valeur intrinsèque à chaque être vivant, un égalitarisme entre ces êtres vivants, l’homme étant une espèce parmi d’autres. Des chercheurs latino-américains comme Alberto Acosta ou encore Eduardo Gudynas prônent une approche biocentrique. Selon Alberto Acosta, cela implique « d’accepter que tous les êtres vivants ont la même valeur ontologique » (ELBERS, 2011, p. 204). Raphaël et Catherine Larrère, penchent eux pour l’écocentrisme. Cette dernière approche reconnaît que les hommes font partie de la communauté biotique et qu’ils en dépendent, mais ce courant se détache du principe égalitaire entre les êtres vivants et n’envisage pas de « sacrifier l’humanité à des nécessités écologiques ». Cette éthique s’appuie donc sur « la connaissance fine du vivant et la re-connaissance d’une qualité esthétique de la nature » (DEPRAZ, 2008, p. 16). Aldo Leopold (1887-1948), connu par les conservationnistes, notamment pour son ouvrage Almanach d’un comté des sables, est une des principales figures ayant inspiré la philosophie holiste de l’environnement (DESCOLA, 2005). Dans cet essai, il propose une Éthique de la terre où l’Homme passe du « rôle de conquérant de la communautéterre à celui de membre et de citoyen parmi d’autres de cette communauté » (pp. 258-259), mais il endosse aussi une responsabilité face à la santé de la terre (LEOPOLD, 2000 [1949]). Depuis la même perspective, Robert Barbault (2006, p. 212) conclut qu’il faut « composer avec la vie » puisque l’homme n’est pas extérieur à la nature. Cet écologue précise que l’homme doit prendre en considération et acquérir la connaissance des processus naturels sur le long terme, adaptant ainsi son comportement.
Homme/Nature : principaux types de relations
Au-delà du positionnement de l’homme par rapport à la nature, la question se pose des relations qu’il entretient avec elle. Philippe Descola (2005, p. 445-446) met en exergue six relations principales qui existent, entre les humains d’une part, entre l’humain et l’environnement non humain d’autre part, et qui structurent la vie des collectifs . Dans le cas de notre recherche, nous nous intéresserons tout particulièrement à la relation de protection existant entre les hommes et leur environnement non humain, puisque la mise en place d’un espace protégé implique l’instauration de règles et la gestion des usages dans un espace délimité. Cette relation de protection, Philippe Descola la définit comme « une domination non réversible de celui qui l’exerce sur celui qui en bénéficie. […] Mais même lorsqu’il y a intérêt réciproque, la relation demeure inégalitaire car elle est toujours fondée sur le fait que l’offre d’assistance et de sécurité par quoi elle se manifeste revient à l’initiative de celui qui est en mesure de l’accorder ». Cette relation de protection, dans le naturalisme, se borne, selon l’auteur, à un intérêt des humains pour la bonne conservation des non humains et non pour « leur inclusion de plein droit dans la sphère des interactions sociales » (p. 539). Les politiques internationales de protection de la nature s’appuient sur cette approche naturaliste qui a d’abord émergé en Europe (DESCOLA, 2008). C’est pourquoi nous nous y intéresserons tout particulièrement.
Évolution des mesures de protection de la nature dans la pensée occidentale
Dès l’Antiquité, on retrouve des préoccupations liées aux changements environnementaux (RODARY et CASTELLANET, 2003). Nous nous attarderons davantage sur la période allant du milieu du XIXe siècle à nos jours pour la raison suivante : la pensée sur la nature sauvage, dont l’homme est exclu, va évoluer au cours du XXe siècle vers l’idée que les populations locales doivent être intégrées dans l’élaboration et la mise en place de projets de conservation. Durant ce dernier siècle, l’ampleur des changements environnementaux, amènera John R. McNeill à écrire Du nouveau sous le soleil : Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle. Cet ouvrage est aujourd’hui considéré comme un classique de l’Histoire environnementale globale . Dans la seconde moitié du XXe siècle, la problématique environnementale va être intégrée dans les politiques publiques internationales. Le XXe siècle se caractérise également comme le siècle d’expansion des espaces protégés, phénomène qui continue encore en ce début de XXIe siècle. Nous privilégierons, ici, l’étude historique des mesures de protection de la nature, diffusée dans la pensée occidentale ; arguant de la proximité des liens concernant les mesures de protection entre la gestion des sites étudiés dans le cadre de cette recherche et les standards internationaux influencés par la pensée occidentale (bien que l’on encourage désormais les pratiques traditionnelles).
De la nature sauvage
Le XIXe siècle, époque de la révolution industrielle, est marqué par le fait que « l’on s’est délibérément employé à protéger la nature » principalement en Amérique du Nord et en Europe. Les naturalistes remirent en cause les pratiques traditionnelles (chasse, pêche, etc.) et d’autres groupes (hygiénistes, urbanistes,…) se préoccupèrent des effets néfastes de certaines techniques industrielles (pollutions…) et de la concurrence économique (LARRERE et LARRERE, 2009 [1997], p. 167).
Aux États-Unis, au milieu du XIXe siècle, mêmes si certains étaient encore réticents au wilderness (nature sauvage, vierge) celui-ci commence à être reconnu comme une « ressource culturelle et morale » et une base pour l’identité nationale (NASH, 2001 [1967], p. 67). Pour les colons, cette nature sauvage avait été le symbole de l’inconnu, de la dangerosité, de quelque chose d’incontrôlé par l’homme et qu’il avait fallu conquérir. Roderick Nash, spécialiste d’histoire environnementale aux États-Unis, souligne que ce changement dans la perception de la nature commence notamment avec l’arrivée du « romantisme » aux États Unis. La nature sauvage devient attrayante aux yeux des hommes, une fois qu’« elle n’est plus à craindre » (LARRERE et LARRERE, 2009 [1997], p. 183). À la fin du XIXe siècle, on trouvait à la fois les partisans de la préservation, derrière la figure emblématique de John Muir, prônant une nature intacte, et les partisans de la conservation, tel Gifford Pinchot, qui louaient les mérites d’une exploitation raisonnable des ressources. Le courant du wilderness va finalement être représenté par les partisans de la préservation (LARRERE et LARRERE, 2009 [1997] ; ARNOULD et SIMON, 2007). C’est à cette époque que naissent les premières grandes associations écologistes (par exemple aux États-Unis : la Audubon Society créée en 1886 et le Sierra Club créé en 1892) (DUMOULIN KERVRAN et RODARY, 2005).
Ainsi va émerger un secteur autonome de la conservation, avec des logiques, des finalités et des organisations professionnelles propres (RODARY et CASTELLANET, 2003). La période s’étalant du début du XXe siècle jusqu’aux années 1970, sera caractérisée par la prolifération d’aires protégées, notamment à partir des années 1950, et marquera, selon Estienne Rodary et Christian Castellanet (2003), le second temps de la conservation. Dès lors, les activités de développement et de conservation vont être séparées. De manière générale, la mise en place de ces aires protégées, à partir de la fin du XIXe siècle, eut pour conséquence l’exclusion des populations et restreignit l’accès de ces espaces à certaines catégories d’usagers (par exemple ceux bénéficiant d’un permis) (RODARY et CASTELLANET, 2003). Samuel Depraz parle d’une période caractérisée par un paradigme environnemental radical, alors que la période précédente relevait du paradigme naturaliste sensible. Ce paradigme environnemental radical correspond à une protection plus stricte de la nature qui « acquiert une valeur intrinsèque et devient le champ réservé d’une élite naturaliste». On peut parler d’éthique biocentrée (DEPRAZ, 2008, p. 87). Aux États-Unis, la célèbre Wilderness Act sera promulguée en 1964. En effet, elle considère l’homme, dans les aires sauvages, comme un visiteur qui passe et ne reste pas : l’homme doit être extérieur à la nature. Cette représentation d’une nature sans l’homme a été fortement critiquée, notamment pour « être un luxe de pays riches et développés qui n’est pas accessible aux plus pauvres, et leur est nuisible quand elle leur est appliquée […] le mythe américain du wilderness exalte le pionnier mais occulte l’Indien » (LARRERE et LARRERE, 2009 [1997], p. 186). Les populations indigènes qui précédaient l’arrivée des colons aux États-Unis sont oubliées. Ainsi, même au-delà des frontières des États-Unis, nombre de ces espaces de nature sauvage, perçus par les partisans du wilderness comme une « fenêtre du passé, aux lointains commencements de l’humanité, bien avant les conforts de la vie moderne »*, ont pourtant été longuement façonnés par l’homme (GÓMEZ-POMPA et KAUS, 1992, p. 272). Arturo Gómez-Pompa et Andrea Kaus (1992, p. 273) évoquent que, pour certains groupes indigènes vivants sous les tropiques, la forêt tropicale ne représente pas une nature sauvage mais tout simplement « leur maison ». Ces divers points de vue montrent bien l’importance de tenir compte des différentes représentations possibles de l’environnement, en préalable à l’instauration d’un espace protégé.
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Table des matières
Introduction générale
PARTIE I. CADRE CONCEPTUEL ET MÉTHODOLOGIQUE DE L’ÉTUDE
CHAPITRE I. Homme et Milieu à travers les projets de conservation
I. Évolution des relations Homme-Nature
II. Espaces protégés : pourquoi, comment, où, avec qui et pour qui ?
III. La gestion des projets de conservation au Mexique
CHAPITRE II. Gouvernance et Territoires : Définitions et enjeux actuels
I. Évolution du terme gouvernance
II. Gouvernance et environnement, gouvernance et géographie
III. Place accordée à la gouvernance dans l’étude des espaces marins et côtiers
CHAPITRE III. Sites d’étude et éléments méthodologiques
I. La zone d’étude
II. L’organisation et le déroulement du terrain
III. Les méthodes d’investigation
PARTIE II. JEUX D’ACTEURS ET D’ÉCHELLES
CHAPITRE IV. Création des APMC et élaboration des plans de gestion : Acteurs et processus
I. Le processus de création des APMC : primauté de la démarche ascendante ?
II. Plans de gestion : de l’innovation participative à la caducité du mécanisme ?
III. Problématiques des parcs
CHAPITRE V. État et ONGE : rôles et frontières
I. État et ONGE : rôles et interactions pour la gestion des APMC
II. La conservation, par les ONGE et l’État, à travers une approche régionale
PARTIE III. LA POPULATION LOCALE DANS LA GESTION DES APMC : RÔLES ET REPRÉSENTATIONS
CHAPITRE VI. Les activités alternatives génératrices de revenus : un outil pour intégrer la population locale ?
I. Aires protégées : un combat contre la pauvreté ?
II. Les AAGR au sein des APMC : évolution et thématiques
III. Les AAGR : une incitation à la reconnaissance des APMC ?
CHAPITRE VII.De l’intégration de la population locale à la coresponsabilité ?
I. Représentations de la conservation et de ses bénéfices par les différents groupes d’usagers
II. Une gestion participative de l’aire protégée ?
III. De la concordance des aides vers une gestion soutenable et autonome de la pêche : le cas de la coopérative Mujeres del Golfo
Conclusion générale
Bibliographie
Liste des figures
Liste des tableaux
Liste des encadrés
Liste des photographies
Liste des cartes
Annexes