Dans la pensée musulmane contemporaine, la question politique a toujours suscité de multiples analyses souvent très controversées. Chaque analyste appréhendant cette question par rapport à des grilles de lecture spécifiques. Certains sont en effet amenés à qualifier l’islam d’apolitique en le réduisant uniquement à u ne affaire de dogme, tandis que d’autres prônent que l’islam est d’essence politique. Ces difficultés engendrées par ces controverses restent relatives pour la plupart à la définition des notions suivantes à savoir : la définition du pouvoir politique, les formes politiques, la définition d’une vision politique pratique, la question de la démocratie et du multipartisme, etc. Par ailleurs, le manque d’harmonisation et d’entente (au niveau de la vision politique), au plan interne, entre les courants de pensée du monde musulman favorise ou e xplique les difficultés à s’adapter politiquement, face aux multiples problèmes de notre monde moderne. C’est compte tenu de c ette complexité liée à l a question politique dans la pensée musulmane contemporaine, que nous nous proposons de réfléchir sur le sujet intitulé : « La question politique dans la pensée musulmane contemporaine : historique, formes et problèmes. » Une telle réflexion nous permettra de faire la typologie des courants de pensée musulmane qui se réclament politiques aujourd’hui et leurs modèles de systèmes; et, ensuite, d’appréhender les formes de régimes existants, tout en mettant en relief les multiples problèmes qui se posent à leur niveau. Par ailleurs, nous tenterons d’identifier les raisons de la décadence dans laquelle le monde musulman est plongé depuis la fin de la période florissante d’« Andalousie » (l’Espagne musulmane) marquée par la prestation des savants musulmans, tant au plan de la médecine, des mathématiques et de la sociologie, etc.
Et cette préoccupation aura pour but de démontrer combien la négligence du fait politique reste centrale dans ce déclin. En parlant de pensée musulmane contemporaine dans notre sujet, nous faisons allusion à la production des penseurs musulmans réformistes située dans l’intervalle de temps allant de la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle jusqu’à nos j ours. Cette période a c oïncidé avec l’avènement de penseurs comme Djamal Ad-Din aL-Afghani, Mohammed Abduh, Rashid Ridah, Saïd Noursi et d’autres auteurs plus récents comme Malick Bennabi, Ammer Ali et Tariq Ramadan pour ne citer que ceux-là. On peut dire qu’ils ont cherché à travers leurs pensées à prendre en compte l’ensemble des problèmes liés à la décadence du monde musulman. Mais ce qui nous intéresse le plus dans cette pensée et qui est susceptible d’éclairer notre sujet, c’est bien l’aspect qui porte sur la question politique. C’est en cela que nous choisissons de placer le thème dans la période contemporaine en vue de respecter le principe de délimitation temporelle. Par ailleurs, on ne saurait jamais parler de la chose politique sans pour autant souligner l’engagement de certains réformistes qui mènent un combat consistant à plaider pour une réouverture de l’« ijtihâd » (l’effort d’interprétation des savants juristes). Une telle aspiration semblait être le moyen adéquat pour apporter des solutions aux multiples problèmes de société qui gangrènent le monde musulman. Ces problèmes ont pour noms : la pauvreté, le problème de la santé, le problème de la violence, le problème de la liberté d’expression et la question des droits de la femme, etc. Au-delà de ces problèmes nous allons diagnostiquer les risques qu’encourent les régimes politiques islamiques refusant de s’ouvrir face aux nouvelles exigences de la mondialisation. En outre on peut dire que ces réformateurs, malgré leur différence de vue constatée, partagent une préoccupation double. Il s’agit, d’une part, de redorer le blason de l’islam, et d’autre part de décliner la vision politique de celui-ci. Cette entreprise ne fut pas simple à mener par les intellectuels, car à la crise politique dont le monde musulman était victime s’ajoutait la sécularisation des sociétés musulmanes à ca use de l a modernisation. Dans la même veine ces précurseurs du réformisme moderne avaient également pour ambition de libérer la pensée musulmane du joug de l’orthodoxie radicale et du taqlîd (mimétisme aveugle) qui empêche au monde musulman de développer des mécanismes pour sortir de la léthargie. L’analyse de ces éléments semble fondamentale d’autant plus qu’il est très difficile de les isoler des orientations politiques dans le monde musulman. Par ailleurs, il est apparu dans ce même courant, une tendance qualifiée de politique et qui est présentée sous le vocable d’islamisme. Ce courant est considéré par certains comme un « mouvement politico idéologique se réclamant de fondements religieux », par d’autres comme phénomène social et politique uniquement ; l’islamisme est souvent confondu dans ses prétentions avec l’« islamisme radical ». Cette nouvelle approche dans la manière de penser des réformistes trouve sa légitimité dans la dimension globale à laquelle aspire la pensée musulmane. L’islam se veut, en effet, un système de vie global. Autrement dit il se veut un s ystème qui prend en compte autant la dimension temporelle que celle spirituelle de la vie, ce qui implique la gestion politique. En outre cette vision globalisante favorise, à notre avis, le redéploiement de la raison -de façon plus libre- après des moments d’enfermement. Rachid Ridah exprime cette aspiration des réformistes par la formule suivante : « Libérer la pensée du garrot du taqlîd » . En effet, le taqlîd peut être considéré comme un moment de stagnation au plan de la pensée. L’auteur Camille Mansour précise, dans les lignes qui suivent, le caractère figé de la pensée des savants qui se contentaient uniquement de ce mimétisme. Il affirme à ce propos que : « […] il importe cependant de souligner une autre raison, fondamentale semble t-il : reconnaître les ijma،s postérieurs aux compagnons comme infaillibles, comme jouissant d’une autorité absolue qui n’admet pas une mise en cause de la part de la génération « contemporaine », c’est figer l’islam dans l’ijtihâd des quatre écoles, empêcher la recherche, obliger au taqlîd, c’est faire de l’ijmâ، non pas un instrument d’adaptation, mais bien un instrument de stagnation et de rigidité » . Le problème fondamental engendré par l’apologétique est qu’elle a diverti l’attention des intellectuels musulmans par rapport à leur rôle fondamental qui est d’apporter des solutions aux multiples problèmes qui paralysaient le monde musulman. Cependant beaucoup d’intellectuels n’avaient pas la latitude de dérouler leurs pensées, surtout quand celles-ci vont dans le sens de contredire ou de critiquer la politique des gouvernants.
En outre, le renouveau imputé à la pensée musulmane constitue une nécessité face à l’ouverture de l’islam tout au long des conquêtes car cela favorise le dialogue avec d’autres cultures et civilisations. En effet on est en face d’une pensée politique marquée par la pluralité de tendances et enrichie par la diversité culturelle et sociale du monde musulman.
Genèse et manifestation de la politique
Controverses autour du terme « Siyâsa »
Dans la théorie politique en Islam, Il existe des problèmes traduits par des controverses et liés aux ré férences textuelles. Autrement dit la question de l’existence de passages textuels qui, de façon explicite, désigne l’action politique en termes d’incitation, d’engagement. Ainsi nous sommes tentés de nous poser la question suivante. Existe-il réellement dans le coran et dans les « hadiths » des preuves et/ou une littérature où l’engagement politique est recommandé et évoqué sous le vocable arabe « Siyâssa » -qui renvoie littéralement au mot politiqueCette question mérite d’être posée vu l es nombreuses divergences dont cette référence fait l’objet aux niveaux des savants et des masses populaires musulmanes. Ce débat autour de la « terminologie politique » a poussé et pousse toujours certains savants à se lancer dans une détermination de justifications pour fournir des fondements théoriques, textuels de la nécessité de l’engagement politique. En ce sens, des savants classiques comme Mâwardi, Ibn Taïmiyya et Ibn Hajar ou d’autres penseurs même contemporains, de la trame de Tariq Ramadan et Malick Bennabi, iront jusqu’à admettre ou explorer des paradigmes politiques. Avec eux, des mots comme « al waliyi », « ulul-amri » peuvent renvoyer ou indiquer, suivant certaines analyses, à l’autorité temporelle, politique et non p as seulement à celle religieuse. Il en est de même pour les mots « qadîd » (fer) ou « miyzân » (balance) -faisant partie de la terminologie coraniquequi peuvent renvoyer respectivement au pouvoir politique et à la justice ou l’autorité politique. Cette volonté chez les savants de mettre en relief les paradigmes politiques islamiques ne s’inscrit pas seulement, à notre sens, dans ce que l’on qualifie souvent de « retour du religieux ». Elle constitue plutôt un besoin chez ces derniers d’élaborer un dispositif conceptuel susceptible de se poser comme alternative face aux paradigmes politiques occidentaux dans le monde musulman. Nous faisons allusion aux structurations politiques du ge nre « États-nations » qui tirent leur origine des conceptions politiques occidentales modernes. A cet effet ces dispositifs politiques séculiers dont nous venons de faire mention font l’objet de beaucoup de critiques et de discrédits au niveau des savants et penseurs musulmans, dans la mesure où i ls ne s’y retrouvent pas. C’est dans cette perspective que s’inscrit cette pensée de Mohammed Arkoun lorsqu’il affirme que : « Il n’est pas inutile de répéter ici qu’il y a non pas un « retour du religieux » dans l’évolution en cours des sociétés musulmanes, mais une utilisation outrancière d’un vocabulaire et de références pour travestir des processus de sécularisation radicale». Par ailleurs, le processus de sécularisation au plan politique dans le monde musulman est considéré par certains analystes comme la répétition de la rupture entre l’ordre religieux et celui temporel qui s’est opérée dans l’Europe du XVIème. Et c’est cette même rupture qui engendra la laïcité. Mais il faut dire que la sécularisation importe beaucoup ici car, en tant que processus de bouleversement des systèmes de valeurs engendrant d’autres, elle plonge le monde musulman dans une dépravation des mœurs qui n’épargne aucun domaine, y compris celui de la politique où les données seront altérées. On ne peut pas donc la considérer seulement comme une simple répétition de l’histoire. Ainsi, la tentative de rendre compte d’un dispositif conceptuel, textuel sur la nécessité et l’organisation de la pratique politique a toujours existé dans l’islam, depuis Mâwardi au 7ème siècle, passant par Ibn T aÏmiyya (14ème siècle) jusqu’à notre époque moderne avec des penseurs comme Muhammad Salîm al-‘Awwâ , et maître Ahmed Simozrag. En outre elle a pour vocation de se poser, d’une part, comme une alternative face aux régimes laïcs qui s’érigent un peu partout dans le monde musulman (Algérie, Égypte, etc.) ; et, d’autre part, de contenir les impacts des idéologies (communisme, capitalisme, marxisme, etc.). En témoignent les développements de Saïd Qutb figurant dans la préface de son livre Jalons sur la voie de l’Islam.
De ce point de vue, quelle que soit l’énormité des ambiguïtés sur lesquelles s’ouvrent ces interprétations des savants – concernant les contenus politiques qu’ils auraient donné aux vocables « ’adl », « miyzân », « waliyyi », etc.- on ne peut pas nier l’existence d’une référence plausible. Autrement dit l’existence d’un passage textuel qui pose la nécessité de la prise en charge du fa it politique sous la forme d’injonction et, surtout, par le vocable « siyâssa ». La référence qui nous semble la moins controversée à ce propos demeure le hadith rapporté par Al-Boukhâri dans son recueil. Le prophète (psl) y affirme que : « Pour les enfants d’Israël, c’étaient les prophètes qui prenaient en charge les affaires de leur vie, et à chaque fois qu’un prophète meurt il est remplacé par un autre (dans cette même fonction) et ainsi de suite ; quant à moi, il n’y aura pas de successeur (prophète) après moi mais plutôt des vicaires » . Ibn Khajar, dans son livre Fath Al-Bâri, a tenté d’interpréter le sens du mot « tassoussouhoum – dans le hadith – » (dérivé du terme siyâssa qui signifie politique) en affirmant qu’il s’agit d’une prise en charge des préoccupations religieuses, sociales et politiques des hommes lorsque la corruption se répand parmi eux. Autrement dit, à chaque fois que ce fléau gangrène et domine les sociétés, Dieu envoie des prophètes chargés de réformer leurs situations et de réhabiliter la justice sociale, religieuse et politique. Ainsi il urge de retenir que, en parlant de corruption, Ibn Khajar tente de démontrer que l’acte de réforme des prophètes dépasse le cadre strict du dogme, mais porte aussi sur tous les aspects de la vie.
Dans la même veine on peut dire aussi que ce hadith, servant de référence solide au regard de certains analystes, a fait l’objet d’autres interprétations. C’est le cas par exemple avec des savants comme Imam Nawawî et Ibn Mâja. Le premier, après avoir défini l’acte politique par le fait de bien conduire les affaires publiques , interprète le mot « tassoussouhoum » sous l’angle du se rment d’allégeance (al bayha) liant les prophètes ou les vicaires à des citoyens qui doivent leur obéir. Cette obéissance comporte, à la fois, un caractère politique et spirituel. Et de ce point de vue il va même jusqu’à comparer les prophètes à des chefs d’États et fustiger, du coup, toute rébellion et destitution du pouvoir par le coup d’État, par la violence. Et cela même si ces dirigeants n’assument ne serait que partiellement leurs responsabilités. Ce qui laisse comprendre que pour Nawawî le coup d’État militaire et / ou civil ne peut en aucun cas être admis.
Quant au second (Ibn Mâja), il considère le mot « tassoussouhoum » comme l’aptitude à assurer la direction et la gestion des affaires des hommes. Ainsi, compte tenu de ces analyses des savants, il apparaît clairement, à t ravers le hadith que nous avons cité plus haut, que le prophète Mohamed met clairement en relief la dimension politique dans les missions prophétiques. Même si, par ailleurs, ils ne peuvent pas se réduire en de simples hommes politiques. Cependant, malgré les nombreux efforts des savants dans la détermination de textes justificatifs de la pratique politique, d’autres penseurs et savants battent en brèche cette entreprise de légitimation. Ces derniers considèrent que les dispositifs conceptuels, terminologiques, pris comme références textuelles, prêtent à des ambiguïtés et à des confusions. C’est dans cette mouvance que s’inscrit le penseur ‘Ali Abd AR-Râziq connu pour sa critique radicale contre l’islam politique.
Il considère, en effet, cette terminologie politique élaborée comme des tentatives vaines de fournir des justifications vagues pour désigner et prôner des structures politiques théorisées à travers les textes islamiques. Il affirme à ce propos que : « Il convient à présent d’attirer l’attention sur un autre aspect de cette question. Il existe des termes qui sont utilisés dans certains contextes comme synonymes, et dans d’autres comme renvoyant à des signifiés différents. Il en résulte parfois des controverses, des divergences et des confusions dans la représentation que l’on se fait des choses. C’est le cas pour les notions de monarchie, roi, potentat, dirigeant, prince, calife, État, royaume, gouvernement, califat, etc. » . A la lumière de cette assertion, on dénote un certain rejet d’une terminologie susceptible de justifier l’institution politique en Islam. Il va d’ailleurs radicaliser sa critique en rejetant, dans un premier temps, et de façon radicale l’idée de l’existence de justifications textuelles faisant état d’un modèle ou structure politique servant de référence à ce sujet. C’est pour cette raison qu’Ahmed Mahfoud interprète l’ouvrage d’Ali Abd al-Râziq en affirmant que : « L’auteur y rappelle simplement cette évidence : il n’existe dans le coran ou dans la sunna aucune prescription religieuse au sujet d’une forme déterminée de pouvoir politique auquel devraient se soumettre les musulmans en tant que tels » .
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE HISTORIQUE DE LA QUESTION POLITIQUE DANS L’ISLAM
CHAPITRE I : Genèse et manifestation de la politique
Section I : Controverses autour du concept de « Siyâssa »
Section II : L’État de Médine comme première expérience politique
CHAPITRE II: La question politique dans les justifications du déclin du monde musulman
Section I : La question de la succession et ses conséquence
Section II : Les causes politiques de la décadence du monde musulman et ses conséquences
DEUXIEME PARTIE LES FORMES POLITIQUES ET LA PENSEE REFORMISTE CONTEMPORAINE
CHAPITRE I : Les formes politiques et leurs références doctrinales
Section I : Typologie des régimes et mouvements politiques dans le monde musulman
Section II : Les références doctrinales
CHAPITRE II : Le réformisme musulman contemporain face à la question politique
Section I : Divergences des tendances réformistes sur des questions politiques
Section II : Les expériences politiques dans le monde musulman et leurs limites : les cas de l’Algérie et de l’Égypte
TROISIEME PARTIE LES GRANDS PROBLEMES LIES A LA POLITIQUE DANS L’ISLAM
CHAPITRE I : Les problèmes d’ordre interne
Section I : La problématique de la forme de l’État
Section II : L’État islamique face aux questions de multipartisme, de démocratie, de liberté d’expression et de droits de la femme
CHAPITRE II : Le problème d’ordre externe
Section I : La législation musulmane (charia) et la question de son adaptation aux exigences du monde moderne
CONCLUSION
INDEX
GLOSSAIRE
BIBLIOGRAPHIE