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L’histoire de l’éducation des Sourds-muets en France.
Afin de contextualité mon propos, je pense qu’il est important de faire un point sur l’instruction des Sourds-Muets, la prise en charge et les méthodes utilisées, à l’échelle nationale puis local. Pour cette partie historique, je me suis inspirée des travaux de Patrick Bourgalais8, de Delphine Bataille9, de Florence Encrevé10 et de Christian Cuxac11.
Historique de la prise en charge des Sourds-Muets en France
Les Sourds ont longtemps été considérés comme idiots en raison de leur incapacité à s’exprimer oralement. Les croyances de l’époque invitaient à penser que parce qu’ils n’étaient pas capables d’exprimer leurs idées, les sourds ne pouvaient réfléchir et manquaient donc nécessairement d’intelligence. Jusqu’au XVIIIème siècle, siècle de l’éducation mimique de masse prônée par l’Abbé de l’Epée, les Sourds-Muets, surtout de familles fortunées, sont pris en charge de manière individuelle. Les premiers précepteurs oralistes apparaissent en Espagne dans les familles nobles pour des raisons de succession : ne pouvait hériter que des personnes capables de parler. Perçus depuis toujours comme inutiles à la société, les Sourds sont souvent destinés au vagabondage. Le désordre social causé par ce vagabondage interpelle les autorités qui décident de prendre en charge ces Sourds afin de rétablir l’ordre public. Mais très vite, l’Etat délaisse cette déficience et les œuvres chrétiennes prennent le relai. Pour ces dernières, l’éducation des Sourds-Muets est une priorité parce qu’elle permet, par un langage gestuel, l’insertion sociale mais surtout l’accès à la religion. Cependant, l’augmentation de la visibilité et du nombre de jeunes sourds à partir des années 1830, notamment grâce aux enquêtes qui recensent les Sourds-Muets, entraîne une volonté des autorités gouvernementales de maitriser ce secteur, sans en faire une prérogative. En 1828, on estime ainsi à 12000 le nombre de Sourds-Muets dont un grand nombre vivant dans des conditions affligeantes. L’Etat préfère subventionner la scolarisation de certains enfants pauvres par le biais de bourses et donner quelques aides financières mais laisser aux congrégations le soin de gérer les institutions. Avant 1848, ce sont surtout les œuvres philanthropiques qui prennent en charge les Sourds-Muets, considérés comme des « infortunés dont il faut soulager les souffrances »12. A partir de 1859, dans un esprit de modernisation de la société, l’Etat ressent le besoin de réorganiser l’éducation, notamment l’instruction des Sourds-Muets. Il existait alors en France deux types d’établissements : les institutions impériales, sous la domination de l’Etat et les écoles laïques ou congrégationnelles, autonomes bien que subventionnées par l’Etat. Paris, Bordeaux et Chambéry, les trois établissements impériaux français, sont donc réorganisés en 1859. Ainsi, Paris n’accueille plus que les jeunes garçons de 9 à 14 ans durant 7 ans, Bordeaux, les jeunes filles entre 9 à 15 pendant 6 ans et enfin Chambéry se voit scindé en 2 établissements réservés à chacun des deux sexes.
Au XIXème siècle, l’enseignement par le langage des signes est majoritaire mais la multitude de procédés utilisés rend la réforme nécessaire afin d’aboutir à une unification de l’éducation des jeunes Sourds. Emile Pereire13 profite de cette volonté de réformer pour remettre au-devant de la scène l’oralisme, méthode mise au point par son ancêtre, Jacob Rodriguez Pereire, fervent détracteur de l’Abbé de l’Epée. Afin de répandre l’oralisme, Emile Pereire, personnalité économique importante, met en œuvre un véritable prosélytisme auprès de son réseau de connaissances. Grâce à cette diffusion massive, en 1880, le congrès de Milan interdit l’usage de la langue des signes et promeut donc la démutisation. Ce congrès international a lieu à Milan en raison des deux écoles pour Sourds-Muets qui y sont installées et de sa facilité d’accès. 88% des participants sont français et italiens, ce qui est important dans le sens où l’oralisme est déjà largement installé en Italie ; le choix des participants français est donc primordial. Ce congrès compte uniquement 4 sourds sur les 256 intervenants. Les participants français sont majoritairement des instituteurs ou des directeurs d’établissement c’est-à-dire des personnes ayant une connaissance dans le domaine de l’éducation. On a assisté à des démonstrations oralistes d’élèves milanais et aux discours de certains participants dont l’abbé Tarra, qui présenta la méthode oraliste pure. Les participants de ce congrès étaient déjà tous acquis à la cause de l’oralisme, les débats se portent surtout sur la part laissée à la langue des signes dans l’apprentissage de l’oralisme. Selon Florence Encrevé14, le choix de cette méthode fut un bon compromis pour les intervenants français qui, même s’ils étaient majoritairement favorables à l’oralisme, n’étaient aucunement d’accord sur la méthode à utiliser. Choisir la méthode de Tarra évitait ainsi de longs dialogues infructueux et la prise de parti pour une méthode français plutôt qu’une autre. Il est nécessaire de replacer ce congrès dans son contexte français afin d’être éclairé sur les positions françaises lors du congrès. La France subit en 1870 une défaite contre l’Allemagne. Cette défaite est un choc pour la France qui y voit la conséquence d’un manque de patriotisme français. Il devient donc nécessaire d’unifier le pays, notamment linguistiquement. Or, l’utilisation des langues minoritaires, langue des signes comprise, est contraire à ce principe. Tous doivent pouvoir avoir accès aux textes politiques et pour cela, la maitrise du français écrit est essentielle. De plus, cette méthode est une solution de facilité parce que beaucoup de professeurs ne connaissent pas la langue des signes et ne peuvent donc l’enseigner. En plus de la prohibition de la langue des signes, le congrès prévoit la publication d’œuvre sur l’instruction de l’oralisme, une scolarité de 7 à 8 ans, la séparation des sourds oralisants et des sourds signants. Après le congrès de Milan, les parents, sous le choc d’avoir un enfant sourd, font confiance aux spécialistes qui leur conseillent l’oralisme en promettant l’insertion sociale de leur progéniture. La langue des signes est bannie de l’enseignement des jeunes Sourds et l’usage de l’écrit n’est plus considéré comme une priorité. Cela entraine la prise en charge d’une minorité d’élèves : ceux capables d’oraliser c’est à dire possédant des restes auditifs ou ayant déjà entendu. En raison d’une mauvaise connaissance des degrés de surdité, les Sourds plus profonds, considérés comme moins intelligents, sont envoyés dans des hospices ou établissements spécialisés où aucune méthode d’enseignement n’est conseillée : la langue des signes peut être utilisée. Malgré des résultats plus que décevants (la parole des Sourds n’est pas compréhensible), l’oralisme reste la seule méthode en vigueur jusqu’aux années 1960 grâce à un accord entre les écoles des congrégations, qui souhaitent garder leur indépendance vis-à-vis du ministère de l’Education, et l’Etat, qui ne veut pas avoir ces institutions à charge. Après la Première Guerre Mondiale, la prise en charge des Sourds est davantage portée sur une rééducation, facilitée par l’utilisation de méthodes plus ludiques et l’alliance du médical et de l’éducatif.
Dans l’ouest15, lorsque l’Etat délaisse l’éducation des Sourds-Muets, des œuvres catholiques voient le jour. Ainsi, en 1810, à la Chartreuse, près d’Auray (Morbihan), Gabriel Deshayes fonde un établissement renommé grâce à des enseignants formés à Paris. L’enseignement y est dispensé par les Sœurs de la sagesse puis par les Frères de Saint-Gabriel. De même, en 1816, près de Caen l’abbé de Jamet crée l’école du Bon-sauveur pour les sourds-muets où il dispense lui-même l’enseignement. Il commence par utiliser la méthode de l’abbé de l’Epée mais très vite, en voyant les limites, il crée sa propre méthode de langue des signes. Par la suite, en 1856, la Persagotière devient un haut lieu de l’instruction des Sourds-Muets sous l’égide des Frères de Saint-Gabriel. A cela s’ajoute l’Institut d’Angers créé par Charlotte Blouin en 1777 et d’autres petites structures (le Mans).
Historique des méthodes d’éducation des Sourds-Muets en France.
Privés de parole, les Sourds se sont naturellement tournés vers les gestes afin de pouvoir communiquer entre eux et avec autrui. La langue des signes promue par de nombreux auteurs tels que Christian Cuxac16 a une histoire pleine de rebondissements. La langue des signes a été mise en lumière par l’abbé de l’Epée dès la fin du XVIIIème siècle dans le but d’une éducation de masse donnant accès à la religion et donc au Salut. Ce dernier, malgré ce que l’on pense traditionnellement, n’a pas créé la langue des signes. Il s’est inspiré des gestes élaborés et utilisés par les Sourds, qu’il a améliorés, pour inventer la langue des signes. A l’origine les signes l’abbé de l’Epée étaient proches des signes naturels des élèves mais leur structure étant trop éloignée du français écrit, il introduisit des éléments grammaticaux. Ainsi, ses signes méthodiques sont une version grammaticale de la langue des signes naturels : chaque signe est associé à un autre signe nous renseignant sur la nature grammaticale du premier signe. La langue des signes de l’abbé de l’Epée a pour but de rapprocher le langage gestuel de la structure du français écrit. Cette méthode fut reprise et complexifiée par Sicard, plus grammairien que pédagogue, qui visait l’éducation d’une élite. Cependant, face au caractère trop rigide des signes de Sicard, Bébian revient aux signes naturels des Sourds (sans association grammaticale) qui facilitent la communication et la transmission de savoir, tout comme Berthier qui prône lui aussi un retour au langage naturel des Sourds-Muets. Contrairement à ces derniers, Pereire vante les mérites de l’oralisme c’est-à-dire de la démutisation. Itard, médecin, cherche lui aussi à redonner la parole aux Sourds notamment par le biais d’expériences médicales douloureuses devant guérir la surdité. Ainsi, à Paris de nombreuses méthodes se confrontent.
Afin d’unifier les méthodes, en 1859, l’Etat entame une réforme pédagogique pour les établissements impériaux. Cette réforme a pour but d’être étendue ensuite à toutes les institutions du pays. L’éducation des Sourds-Muets passe de 6 à 7 ans et introduit, de manière facultative, l’articulation et la lecture labiale. Seuls les élèves les plus doués ont le privilège d’assister à des cours d’histoire, de géographie, de géométrie, de mécanique ou autre. Pour la démutisation, cette réforme préconise l’utilisation de la méthode intuitive de Valade Gabel dont le but est l’apprentissage du français écrit. La Langue des signes n’y est utilisée qu’en tant qu’aide, afin d’expliciter une notion ou un mot qui n’est pas compris intuitivement par l’élève.
Dès les années 1850, de vives critiques apparaissent contre la langue des signes. Celle-ci ne permettrait pas une insertion des Sourds dans la société en raison d’une incapacité de communication avec les Entendants. Cependant, l’usage de la langue des signes permet une ouverture sociale pour les sourds adultes qui peuvent notamment devenir instituteurs comme c’est le cas à l’institut national de Paris17 (Laurent Clerc, Ferdinand Berthier). Les oralistes vantent les résultats de leur méthode en se basant sur les séances publiques pendant lesquelles des Sourds parlent, répondent aux questions devant une foule ébahie par leurs progrès. Cependant, ces élèves sont, pour beaucoup, des Sourds légers, moyens ou devenus sourds qui ont appris par cœur leur leçon et la récitent publiquement. Des classes d’articulation, de lecture labiale, de méthode mixte ou encore de démutisation ouvrent dans toute la France dans le but d’expérimenter ces nouveaux procédés rendant possible une insertion sociale. Très rapidement, certains critiquent le caractère fastidieux de l’apprentissage de la lecture labiale et les limites d’expression imposées par l’oralisme pour les Sourds (la parole est saccadée et peu compréhensible). Grâce à ses nombreuses relations et aux démonstrations publiques de démutisations citées ci dessus, Pereire a tenté d’accroitre le prestige de la méthode oraliste. Il décide de mettre en place tous les 3 ans des congrès internationaux afin d’influencer les décisions de l’Etat. Ainsi le congrès universel de Paris en 1878 promeut la séparation des sexes dans les institutions, l’intégration des jeunes Sourds-Muets dans les écoles ordinaires jusqu’à leur prise en charge dans des institutions spécialisées et enfin l’enseignement grâce à démutisation c’est-à-dire l’articulation et la lecture labiale. La langue des signes ne doit être qu’une aide afin d’expliciter une notion ou d’instruire les élèves les moins capables. En 1879, le congrès national de Lyon met en avant les divergences au sein des défenseurs de l’oralisme (place de la langue des signes, effectif par classe, insertion dans les classes ordinaires). Ce congrès semble plus favorable à la langue des signes que le précédent. Et pourtant, en 1880, le congrès de Milan promeut l’usage exclusif de la méthode oraliste dans les écoles de Sourds-Muets. La langue des signes est totalement bannie parce que, en l’autorisant, les participants craignent que les élèves ne préfèrent utiliser cette langue, plus naturelle à leurs yeux, et soient ainsi moins concentrés sur l’apprentissage de la parole. L’oralisme doit permettre aux sourds de s’intégrer dans la société mais également d’améliorer leur santé (les poumons sont plus aérés grâce au mouvement et à l’ouverture de la bouche), d’avoir une expression plus posée et de développer leur intelligence en accédant aux idées abstraites et notamment à Dieu. Dans son rapport à Monsieur le ministre de l’intérieur et des cultes18, Oscar Claveau précise que, grâce à la connaissance de la parole et de l’écrit, le jeune sourd peut « apprendre à apprendre » et ainsi perfectionner ses savoirs une fois sa scolarité terminée, activité impossible avec la langue des signes. De plus, ses observations dans les pays étrangers ne lui ont pas permis de se rendre compte de la douleur des élèves lors des séances d’articulation, contrairement à ce qui est souvent reproché à cette méthode. Pour lui, seul l’élève étant devenus sourds après avoir appris à parler peut oraliser de manière fluide et mélodique. Mais là n’est pas le but. Les élèves ne doivent apprendre à parler que pour être compris par autrui afin de favoriser la communication. Cette méthode serait très vite assimilée par les élèves intelligents ou du moins semblant intelligents mais la question de l’enseignement se pose pour tous les autres élèves.
Les résultats de la méthode oraliste ne sont pas à la hauteur des espérances placées sur cette dernière. En effet, une enquête de Binet et Simon de 1907 réalisée sur les élèves de l’institution de Paris a pour but de mettre en avant les impacts de l’oralisme sur les sourds en ayant bénéficié. Or, il semblerait que si ces élèves sont capables d’échanger verbalement avec leur famille, ils sont difficilement compréhensibles des personnes extérieures à l’environnement familial et préfèrent utiliser la langue des signes entre eux.
Dans les années 1980, la langue des signes réapparait en partie grâce aux parents qui se mobilisent pour que l’on accepte enfin leur enfant avec leur handicap et qu’on ne cherche pas à en faire des Entendants. La richesse de la langue des signes est mise en avant et des cours sont même dispensés à des Entendants. Le système éducatif a cependant peiné à se moderniser et à offrir aux Sourds une éducation adaptée. Selon les textes, la méthode orale pure est maintenue jusqu’en 1991, date à laquelle les parents peuvent ensuite choisir la méthode qu’ils souhaitent pour leur enfant.
Un centre local : l’institut d’Angers
L’institut de sourds-muets d’Angers est créé par Charlotte Blouin en 1777. C’est l’abbé de Frémond, instituteur pour les sourds-muets à Angers dès 1772, qui donne à Charlotte Blouin l’envie d’enseigner à cette population particulière. Elle devient répétitrice dans l’école de cet abbé dont elle s’approprie la méthode. Elle se perfectionne jusqu’en 1777, date à laquelle elle passe son examen dans le but d’ouvrir sa propre école. Elle continue de se former notamment par le biais d’un voyage à Paris où elle rencontre et devient l’élève de l’abbé de l’Epée, créateur de la langue des signes. En 1791, l’école est à la charge du département mais Charlotte Blouin, royaliste, refuse de prêter serment à la Constitution. Elle fuit à Nantes pendant la Terreur, son école est fermée et les petits sourds sont envoyés dans des hôpitaux. Le centre ne rouvre ses portes qu’en 1800, après le retour de sa directrice à Angers. Désormais, l’établissement accueille des élèves venus d’Angers et de ses environs et son fonctionnement est autonome. Durant toute son existence, l’école accueille des pensionnaires libres, dont les parents paient intégralement la scolarité, mais également un grand nombre d’élèves boursiers. Malgré les relations étroites entretenues avec les autorités, notamment en raison des demandes boursières, la situation financière de l’établissement est très difficile, comme le montre les demandes récurrentes d’aides financières à l’Etat. A la mort de Charlotte Blouin en 1829, ses deux nièces semblent les plus aptes à prendre la relève. Cependant, toutes deux souhaitent entrer en religion. Victoire Blouin, enseignante dans l’établissement, accepte de prendre la direction de l’Institut de Sourds-Muets à condition que celui-ci se constitue en congrégation. Avant sa mort, Charlotte Blouin décide de proclamer elle-même l’institution et son personnel « congrégation » mais aucun gouvernement n’a légalisé ce statut par la suite. A la mort de Victoire
Blouin en 1842, les dettes se sont accumulées en raison de l’absence d’élèves venus des départements voisins. L’Etat refuse de prendre un autre établissement à sa charge, le conseil général décide donc de fermer l’établissement et de confier les Sourds-Muets aux sœurs de la congrégation de la Charité Sainte-Marie en 1843. Ces religieuses n’étant pas formées à l’instruction des Sourds-Muets, deux sœurs enseignantes de l’ancien institut sont accueillies afin de leur transmettre leurs méthodes d’apprentissage.
L’institut de Sourds-Muets d’Angers est un établissement mixte. Les deux sexes sont séparés lors des cours : il y a donc des classes de jeunes filles et des classes de jeunes garçons. Ces classes reçoivent la même éducation, seuls les enseignements professionnels sont différents.
Depuis Victoire Blouin, l’apprentissage de la langue française par les signes est centré sur la communication et non la grammaire. On apprend donc en priorité l’alphabet puis du vocabulaire utile comme celui du corps humain, de l’habillement, de la maison… La priorité est donnée à la langue des signes et surtout à la méthode de Sicard. Durant 2 ans, on apprend la langue des signes, puis, pendant un an, l’écriture et la formation des phrases, pendant encore un an, la grammaire et l’arithmétique et enfin deux autres années étaient accessibles pour les plus compétents (histoire, géographie, démutisation). On apprenait également aux sourds-muets les règles de vie en société. Leur vie était très réglée notamment en raison de l’emploi du temps très précis. Pendant longtemps, le but de l’instruction des Sourds-Muets était le Salut de l’âme. Pour ces individus privés de parole, l’objectif principal était l’apprentissage de la lecture et de l’écriture afin d’avoir accès aux Ecritures saintes. Au cours du XIXème siècle, cette vision de l’éducation a quelque peu changé. On désirait rendre les Sourds autonomes, qu’ils ne soient plus une charge pour la société et pour cela, il était primordial de leur apprendre un métier. Ainsi, l’enseignement professionnel se développe à Angers mais celui-ci est différent selon le sexe de l’élève. Les garçons sont formés aux métiers de cordonnier, tisserand, tailleur ou encore jardinier alors que les filles se voient proposer des formations de couturière ou de lingère.
Avec le congrès de Milan, les modes de communication enseignés sont modifiés, donc la formation des professeurs est bouleversée. On passe de la langue des signes de l’abbé de l’Epée modifiée (un signe renvoie à une situation) à l’utilisation permanente de la parole. L’éducation se concentre donc sur la démutisation et la lecture labiale. Les enseignements généraux offraient des savoirs de base en ce qui concerne en priorité la lecture, l’écriture, les mathématiques puis l’histoire et la géographie, dans le but d’accéder rapidement à la religion.
La mise en pratique du congrès de Milan dans l’institut de Sourds-Muets d’Angers.
La politique nationale de la France a bien évidemment un impact sur les institutions locales. L’institut d’Angers est, depuis toujours, un fervent défenseur de la langue des signes, l’introduction de l’oralisme a donc été un grand bouleversement.
Depuis la fondation de l’établissement, l’éducation se fait exclusivement grâce à la langue des signes
Un grand nombre d’enseignants s’est approprié la méthode de l’Abbé de l’Epée afin de la transformer pour qu’elle réponde au mieux à leurs attentes. L’institut d’Angers a vu la direction passée des mains de Charlotte Blouin à celle de Victoire Blouin. Ce changement administratif s’accompagne également d’un changement éducatif puisque toutes deux n’ont pas les mêmes influences pédagogiques. Ainsi, Charlotte Blouin se conforme à la méthode de l’Abbé de l’Epée alors que Victoire Blouin a été formée par l’abbé de Sicard, dont elle a amélioré la méthode. Ainsi, pour Charlotte Blouin l’élève doit commencer par comprendre des phrases simples (sujet, verbe, complément) alors que pour Victoire Blouin les jeunes sourds commencent par apprendre à nommer et écrire les objets de la vie quotidienne. Charlotte Blouin s’attache donc à mettre en avant l’organisation grammaticale de la langue française alors que Victoire Blouin est plus dans une approche intuitive de la langue. Ce changement s’explique par le fait que la langue des signes méthodique était trop complexe : chaque mot avait son propre signe alors que désormais un groupe de signes renvoie à une idée plus générale, à une situation. Durant la période qui nous intéresse, l’objectif principal de l’enseignement porte sur la maîtrise de la langue française sous ses diverses formes (lecture, grammaire, écriture) afin que l’élève devienne autonome par la suite dans les apprentissages. Les différentes disciplines sont ensuite hiérarchisées : les mathématiques puis pour les plus doués l’histoire et la géographie et enfin la démutisation.
Victoire Blouin a laissé un cours d’instruction à l’usage des sourds-muets d’Angers19 qui explique les méthodes utilisées par cette dernière et qui ont fortement inspiré les sœurs lui ayant succédé. Pour Victoire Blouin, le but de l’instruction c’est la maîtrise de l’écrit devant permettre aux sourds d’accéder aux textes religieux. Dans ce livre, elle donne l’ordre dans lequel l’enseignante doit aborder les notions. La première leçon porte sur la maitrise de l’alphabet. L’enseignante écrit plusieurs lettres puis en trace la forme sur la main de l’élève. Ce dernier doit ensuite la recopier à partir d’un model puis de mémoire. Une fois les lettres maitrisées, on apprend à l’élève à les lier afin de former des mots.
Par la suite, on apprend aux élèves le vocabulaire de thèmes particuliers que les enfants rencontrent quotidiennement. L’important est donc de les familiariser avec des mots utiles. Ainsi, les élèves s’approprient tour à tour le vocabulaire du corps humain, de la maison, des meubles, du matériel de la cuisine, des vêtements, des objets d’Eglise, des végétaux et enfin des différents êtres vivants. Pour apprendre des nouveaux mots, l’enseignante écrit le mot désignant l’objet sous ce dernier en y associant le signe. L’élève copie le mot grâce au model puis il le mémorise afin d’être capable de l’écrire sans modèle. Pour ce faire, le professeur fait épeler le mot par les signes grâce aux lettres de l’alphabet mimique. Selon Victoire Blouin, il est très important d’être très précis dans les explications que l’on donne aux élèves afin qu’aucune méprise ne soit possible. Les élèves sont ensuite confrontés aux termes génériques, puis à la structuration du temps et aux différents éléments.
Puis viennent des notions un peu plus grammaticales. Ainsi, les élèves étudient les verbes, les pronoms personnels singuliers (Je/moi, Tu/toi, Il/lui) puis pluriels (nous, vous, ils), le pluriel des noms, les articles définis et indéfinis, les adjectifs, les accords des adjectifs et des noms, les comparatifs (d’égalité, de supériorité et d’infériorité) et les superlatifs et enfin les adjectifs possessifs (intégrés ensuite dans des phrases). Concernant les adjectifs, selon une lettre de la directrice à la Commission20, la sœur écrit le nom d’une personne ou d’un objet au tableau puis grâce à la langue des signes, elle demande à l’élève de donner un caractère à celui-ci. Cet adjectif est écrit au tableau à côté du nom qu’il qualifie. Il faut enfin « faire comprendre que tous ces mots ne sont pas le substantif mais qu’ils le qualifient seulement ». Des exercices d’application sont proposés en grand nombre. Pour faciliter l’analyse grammaticale, les sœurs ont mis au point une méthode par chiffre, « le numéro 1 représente le nominatif ou sujet, 2 le verbe ou signe d’affirmation, 3 le régime du verbe, 4 la préposition, 5 le régime de la préposition, 6 l’adverbe. »
Il est ensuite temps d’aborder les noms et les adjectifs qui renvoient à des idées abstraites telles que la bonté, le mensonge ou encore l’adjectif « beau ». Il est plus difficile de faire comprendre des idées abstraites aux sourds. Toujours selon la lettre de la directrice à Monseigneur et Monsieur21, l’enseignant commence par faire la distinction entre l’âme et le corps à partir d’exemples appartenant à chacune des deux catégories (haïr et manger). Lorsque l’élève a bien saisi ces deux notions, on lui explique le concept de Dieu afin de débuter l’instruction religieuse. Une fois ces bases maitrisées, toutes les autres disciplines peuvent être abordées : « l’histoire, le calcul, la grammaire ». Des exercices de vérification de compréhension sont proposés. L’enseignante met ensemble un adjectif et un mot abstrait qui ne vont pas de pair et l’élève doit relier le mot à l’adjectif qui convient.
Les sourds-muets apprennent le verbe « être » dans le but d’aborder ensuite la conjugaison : on passe de la phrase « je suis aimant » à la conjugaison « j’aime ». On présente aux enfants des verbes appartenant aux trois groupes de conjugaison puis on les utilise dans des phrases. Ensuite, les élèves étudient les pronoms. L’enseignante fait le lien entre « Je coiffe moi », « Je coiffe me » et
« Je me coiffe ». Les différents types de pronoms sont ainsi travaillés : les pronoms possessifs, les pronoms relatifs, les pronoms démonstratifs, les pronoms interrogatifs et enfin les pronoms indéfinis. L’enseignante aborde ensuite la conjugaison de verbes aux différents temps existants. Dans une lettre de la directrice de l’établissement destinée à Monseigneur et Messieurs22, cette dernière explique leur manière d’aborder le verbe. Ce dernier est écrit au tableau à l’infinitif et mimer à l’élève. Puis, on associe à un verbe un pronom. Pour cela, « Je fais donc venir une personne près de moi, mais sans la regarder, je fais entendre à mon élève que c’est à lui que je m’adresse … j’écris mon nom, le sien et celui de la tierce personne que j’ai fait venir. Je lui demande à chacun de ces noms…, a qui se rapporte cela ?… Faisant une action je l’inscris près de mon nom devant lequel je mets le pronom je. Je dis à mon élève de m’imiter…j’écris l’action qu’il vient de faire près de son nom que je barre en y substituant le pronom tu. Enfin faisant faire la même chose à l’autre personne, je trouve il ou elle à substituer au nom. Pour le pluriel, je suis la même route… ». C’est donc un procédé complexe qui est mis en place par les sœurs afin de faire comprendre certaines notions aux petits sourds. En lisant ces lignes, je trouve que cette manière de procéder est plutôt duelle. En effet, il semble que l’enseignante transmette cette notion à un seul élève, les autres observant. Or, l’un des arguments avancés pour le maintien de la langue des signes est la possibilité d’instruire un grand nombre d’élève. Reproduit-elle ce scénario pour chaque élève ou se contente-t-elle d’une seule mis en situation pour tout le groupe ?
Selon Victoire Blouin23, les différents temps des verbes sont ensuite abordés ainsi que les auxiliaires. Les élèves voient le participe, la préposition, l’adverbe puis la conjonction. Lorsque les notions ne sont pas encore étudiées, des tirets sont placés dans les phrases pour que les élèves comprennent qu’il y a bien quelque chose à cet emplacement mais que cette notion ne sera étudiée que plus tard.
Lorsque les élèves maitrisent toutes ces notions, des cours de grammaire sont dispensés aux élèves les plus doués : on leur explique précisément les notions grammaticales (leur définition, leur utilité, leur fonctionnement…). Quand ils sont capables de s’exprimer et de relater leur pensée, l’enseignante leur fait lire les Evangiles, le catéchisme et la Bible. Ces lectures sont toujours accompagnées de questions sur ces textes afin de vérifier leur bonne compréhension.
De manière générale, les deux premières années, les élèves apprennent des classes de mots et la confection de phrases simples. Durant les 3ème et 4ème années, les élèves sont capables de poser des questions, de faire des phrases et d’expliquer leur pensée. La religion leur est enseignée pendant la 5ème année. Pour les plus doués, la grammaire est approchée durant la 4ème année.
Comment instruire les jeunes sourds grâce à l’oralisme après le congrès de Milan ?
Il existe peu de documents expliquant les procédés utilisés par les sœurs de la congrégation de la Charité Sainte-Marie pour enseigner avec la méthode oraliste. La méthode oraliste est mise en place dans l’Institut d’Angers dès 1880 comme le mentionne le rapport de la commission de surveillance du 19 juillet 188024.
Avec le congrès de Milan, les jeunes sourds sont admis entre 8 et 10 ans pour une période de 7 à 8 ans. La durée des études augmente d’un an minimum pour une bonne raison : l’interdiction de l’utilisation de la langue des signes entraine la nécessité de savoir parler avant d’entrer dans les apprentissages disciplinaires. Or, un an d’étude est nécessaire pour apprendre à parler et à lire sur les lèvres. C’est l’essence même de l’éducation des sourds qui est modifiée par cette nouvelle méthode. Avant, les connaissances savantes étaient une priorité et menaient, pour les élèves les plus doués à la démutisation. Désormais, l’objectif premier de l’instruction des petits sourds est la démutisation, le développement de l’intelligence n’étant plus qu’un enseignement secondaire.
Le congrès prévoit un enseignant pour 10 élèves ce qui accroit fortement l’effectif du personnel enseignant. C’est ce que l’on peut lire dans une lettre de la directrice de l’institut de Sourds-Muets adressée à Monsieur le secrétaire général en 188625. En effet, cette dernière demande une augmentation des subventions données à l’établissement en raison de l’augmentation considérable des dépenses dû à l’introduction de l’oralisme. Alors que seulement 4 ou 5 institutrices étaient prévues c’est à ce jour 10 enseignantes qui sont engagées par la congrégation. La directrice précise également que l’oralisme demande beaucoup plus d’efforts aux sœurs qui en sont exténuées. Le professeur doit être présent pour chaque enfant afin de corriger la prononciation. Les nouveaux élèves oralisant sont totalement isolés des autres élèves ayant débuté leur éducation par la langue des signes afin que la connaissance de ce langage de mette pas en péril l’apprentissage de la parole.
On peut supposer que les sœurs ont appliqué les décisions du congrès de Milan de 1880 qui préconise l’usage exclusif de la méthode orale pure. Ainsi, la quatrième décision du Congrès stipule
« que le moyen le plus naturel et le plus efficace par lequel le sourd-parlant acquera la connaissance de la langue est la méthode objective (intuitive), celle qui consiste à désigner d’abord par la parole puis par l’écriture les objets et les faits mis sous les yeux de l’élève ». On peut donc penser que les
sœurs de la congrégation utilisaient cette même méthode. Selon Delphine Bataille26, les sœurs de la congrégation de la Charité Sainte-Marie ont suivi la méthode préconisée dans le rapport de M. Claveau27, inspecteur général des établissements de bienfaisance, adressé à Monsieur le ministre de l’intérieur et des cultes. Oscar Claveau, explique la méthode oraliste qu’il préconise dans les établissements français après observation des centres pour Sourds-Muets d’Allemagne, de Suisse ou encore d’Italie. Selon lui, l’oralisme a deux buts : l’émission de sons et la lecture sur les lèvres. Selon lui, il est nécessaire de commencer par des exercices de respiration : apprendre aux élèves à inspirer et à expirer correctement dans l’objectif d’émettre des sons par la suite. Il faut ensuite étudier les « sons et [les] articulations les plus simples ». Ainsi, les élèves doivent regarder attentivement la bouche de l’enseignante voire toucher les organes en jeu afin de reproduire le son au mieux. Parallèlement, on associe l’écrit de la lettre à sa prononciation. Une fois le son des lettres maîtrisé on peut les associer pour former des syllabes puis on assemble des syllabes pour faire des mots. Les mots maîtrisés peuvent ensuite être joint à l’image correspondante. Rapidement, on met les élèves face à des phrases simples mais surtout utiles. La langue des signes n’est autorisée qu’au tout début de l’instruction sous la forme de signes naturels mais les résultats sont bien meilleurs lorsque les signes sont totalement interdits. Oscar Claveau met en avant le fait que beaucoup de syllabes sont muettes comme dans les fins de phrase (« Paul marche ») ce qui les rend difficiles à appréhender. Pour y remédier, il faudrait « mettre d’un seul coup sous leurs yeux toutes les variantes de l’écriture qui se rapporte au même son (o=au,eau,etc.), de fixer dans leur mémoire les lettres qui restent muettes dans la prononciation, de leur faire tourner ces milles écueils que rencontre aussi, il est vrai, l’enfant entendant lorsqu’il apprend la langue écrite ». Il a observé qu’à l’étranger, à l’inverse de la France, il n’y a aucun apprentissage manuel dans le but de trouver un travail et devenir autonome. Ces heures consacrées aux travaux manuels pourraient être une cause de progression moins importante. Dans son rapport au ministre de l’Intérieur et des Cultes du 8 décembre 1880, M. Franck28 explicite la méthode préconisée durant le congrès de Milan : la méthode intuitive de Valade Gabel.
« Elle ne consiste pas seulement […] à mettre sous les yeux du sourd-muet les objets et les faits qu’on lui apprend à désigner par la langue articulée ou écrite, elle a aussi pour but de lui donner l’usage familier de cette langue, comme on le fait pour les enfants doués de l’ouïe, avant d’essayer, à la façon des anciens maitres, de lui en expliquer les éléments et les règles grammaticales ». Ainsi, l’objectif est d’acquérir du vocabulaire quotidien et donc utile aux sourds-muets et de ne pas se focaliser sur la syntaxe des phrases mais sur la communication dans des situations familières. Pour appréhender la grammaire, il faut partir d’un grand nombre d’exemples de phrases afin d’habituer le sourd aux structures communes et de le mener à construire des règles à partir de l’observation de récurrences syntaxiques. Il nous fait part de ses observations dans les écoles italiennes (Sienne et Milan). On y apprend conjointement « à parler, à écrire, à lire la parole sur les lèvres et à comprendre le sens des mots qu’il prononce, qu’il trace sur le tableau ou qu’il déchiffre sur la bouche de ses maitres ». L’écriture n’est introduite qu’après quelques séances parce que ce n’est pas le but premier. On commence par mettre l’objet face à l’élève afin de lui associer un nom. Les actions sont exécutées devant le sourd, puis par le sourd et enfin sur ordre du sourd et là encore associés aux vocabulaires correspondant. On doit, bien évidemment, commencer par exprimer des actions palpables, montrables. Mais, il n’est pas si difficile, selon l’auteur de s’attaquer ensuite aux idées abstraites. A la fin de la 3ème année d’étude, l’élève est capable « d’articuler distinctement et de lire sur les lèvres des phrases courtes et familières ». A la fin de la 5ème année, le jeune sourd est apte à faire un discours sur un sujet précis ou encore de lire un texte. Par la suite, il est assez expérimenté pour tenir « de véritables conversations, des récitations suivies, des descriptions et des définitions, des compositions épistolaires. » Les disciplines étudiées ne s’en trouvent pas modifiées ; on retrouve l’histoire, la religion, la grammaire, les mathématiques et la géographie. Cette liste de disciplines est confirmée par un prospectus non daté de l’Institution des Sourds – Muets29 destiné au public et vantant les résultats fantastiques de la méthode orale mise en place en 1880. Ce document, bien que totalement subjectif, présente les disciplines étudiées : articulation, lecture sur les lèvres, religion, français, calcul, géographie, histoire et dessin. Ce prospectus précise également les enseignements manuels dispensés. Ainsi, les garçons peuvent être formés à la pyrogravure ou au jardinage et les filles peuvent s’exercer au tricot, à la couture ou encore à la broderie. Pour Franck, tout comme pour Claveau, le but n’est pas d’obtenir une diction parfaite, fluide mais bien un langage compréhensible de tous.
L’avis du personnel et de la commission de surveillance sur les résultats des méthodes utilisée
L’avis de la directrice de l’établissement a été demandé en ce qui concerne l’introduction de la méthode oraliste dans les classes. La directrice exprime sa volonté de continuer à enseigner la langue des signes, modifiée avec la pratique, comme elle l’a toujours fait30. Selon elle, les signes sont la « langue maternelle » de l’enfant sourd. Les signes permettent à l’enfant de s’exprimer sur tout ce qui l’entoure et ils sont le moyen utilisé pour les instruire facilement. Ces signes sont tellement représentatifs des idées auxquelles ils renvoient qu’ils peuvent être compris par des individus étrangers à la langue des signes, ce qui n’est pas le cas avec la parole des sourds, peu compréhensible des Entendants. L’apprentissage de la parole est douloureux pour l’enfant sourd et ne se limite qu’aux « mots qu’il peut pour ainsi dire voir et toucher » ce qui pose un problème pour cette congrégation qui met un point d’honneur sur l’enseignement de la religion. Selon la directrice, l’articulation doit être abordée une fois que l’élève connait la langue des signes afin de faire correspondre le sens et la parole.
Dans une lettre de la directrice de l’établissement31, celle-ci précise que des exercices d’articulation ont déjà été inséré dans l’enseignement des Sourds mais sans grande réussite. Lors de ces essais, les sœurs se sont appuyées sur le traité de prononciation de l’abbé de l’Epée mais elles se sont rapidement rendues compte que cette méthode n’était pas efficace sur tous les sourds-muets. Elle note qu’il n’y a aucun problème tant que les élèves ne doivent prononcer que des syllabes « qui ne nécessite qu’un mouvement des organes extérieurs que l’œil aperçoit facilement ». Les difficultés se font ressentir lorsque la prononciation est moins évidente, les gestes buccaux moins prononcés ou du moins visibles à l’œil. Pour palier cela, les sœurs ont expérimenté sur elles mêmes « les rapports existants entre les articulations, les sons et les organes qui les produisent » et ont « examiné avec soin les éléments matériels de la langue parlée, tels que l’haleine, le souffle et la voix ». Ainsi, face à leur manque de formation, les sœurs se sont entrainées sur elles mêmes afin de comprendre au mieux le fonctionnement de la parole. En analysant les mécanismes de la parole, elles pensent pouvoir les comprendre et ainsi mieux les expliquer aux élèves. Malgré leurs efforts, certains sons restent imprononçables pour les jeunes sourds et nécessitent des répétitions laborieuses qui ne conduisent qu’à des « résultats à demi satisfaisants ». Cette lettre offre un point de vue totalement nouveau sur le changement de méthode : l’avis de jeunes sourds. La directrice relate les dires de certains enfants. Seule une minorité d’élèves veut apprendre à parler mais les autres refusent. En effet, ils pensent ne jamais pouvoir parler aussi bien que les Entendants et subir ainsi leurs railleries. De plus, en se concentrant sur l’apprentissage de la parole, ils délaissent la langue des signes qu’ils ne maitrisent plus. Ainsi, ils n’appartiennent à aucune des deux communautés, entendante ou sourde, et se retrouvent exclus.
Une commission de surveillance est chargée de se rendre dans l’établissement de Sourds-Muets d’Angers afin d’en observer le fonctionnement et les résultats. Ces rapports n’ont pas pour but de sanctionner l’Institut mais de porter un regard bienveillant en encourageant la direction. Cette commission est l’intermédiaire ente la direction de l’institut et les préfets ou le conseil général. La commission de surveillance rend régulièrement visite à l’institut de Sourds-Muets d’Angers afin de vérifier le bon état des lieux et les progrès des élèves. Ainsi, la commission observe les petits sourds répondre à des questions sur les différentes matières étudiées : le catéchisme, la géographie, la grammaire, l’arithmétique… Avant 1880, la commission semble ravie des exercices qui lui sont montrés, autant pour les garçons que pour les filles. On peut noter dès 1873, que certains élèves, malgré l’utilisation de la langue des signes dans l’institut, commencent à oraliser. En effet, dans la lettre de la commission de surveillance du 10 aout 187332 on peut lire « un sourd-muet pu même débiter quelques phrases de remerciement aux membres de la Commission ; d’autres prononcèrent quelques mots ». Ainsi, on peut supposer que des exercices d’oralisation sont proposés pour les élèves les plus avancés comme le suppose la lettre de 187833 dans laquelle il est mentionné que « Quelques élèves se font remarquer par leur intelligence et chez certains, la parole, […] est assez distincte […] ». En 187534 on peut lire que « Quelques compliments furent écrits et récités par des élèves des deux sections pour remercier M. le Préfet de sa bienveillante sympathie ».
Il semble que chaque année, un discours de remerciement est récité par l’un des élèves de l’institution mais celui-ci reflète-t-il une maitrise de la langue française parlée ? Peut être est-ce juste un discours appris par cœur et récité ensuite sans spontanéité ou compréhension de ce qui est dit. En 187835, les résultats de la parole chez les élèves oralisant semblent conformes à ce qui est dit à l’échelle nationale puisque « bien que l’articulation soit irrégulière et le son saccadé, [la parole] est assez distinct pour qu’il soit facile de les comprendre. » Ainsi, l’émission de son n’est pas naturelle et fluide mais compréhensible.
Dans le rapport de la commission de surveillance du 19 juillet 188036, on peut voir que l’établissement essaie une « méthode nouvelle qui apprend à parler aux sourds-muets ». La commission est totalement conquise à la cause de l’oralisme. Elle est convaincue par les démonstrations orales qui lui ont été proposées et le résultat vaut l’augmentation budgétaire allouée à l’éducation de ces petits sourds. En 188137, les résultats des élèves aux questions relevant des différentes disciplines sont parfaits (réponses écrites). Cependant, en 188238, les résultats de la méthode oraliste sont décevants puisque l’articulation n’est pas probante et il est impossible de les comprendre s’ils ne sont pas aidés d’une personne extérieure. De même, dans le rapport de la commission de surveillance de 188339 on peut lire « Quelques sons articulés dont on devine le sens à l’aide d’efforts, un bruit rauque, saccadé souvent inintelligible, nous ont paru demander beaucoup de peine pour arriver à un résultat pratique ».
Ce que l’on peut lire dans le rapport de la commission de surveillance de 188440 est surprenant au regard des lettres précédentes. En effet, elle observe les résultats obtenus par l’oralisme sur 2 jeunes sourdes qui ont été isolées des autres élèves. Les exercices de lecture labiale sont une réussite tout comme ceux de prononciation fine (mots avec des sons proches). Malgré l’enthousiasme de la commission, les sœurs sont plus réservées puisqu’elles notent que cette nouvelle méthode demande plus de temps (8 ans d’instruction au lieu de 6) et un nombre de professeurs plus important. Cela induirait une augmentation des subventions données par le conseil général. En 188541, la commission est impressionnée par les résultats des élèves mais reconnait qu’une augmentation du personnel sera nécessaire en cas d’augmentation de nombre d’élève puisqu’ils doivent observer les gestes buccaux de l’enseignante afin de les reproduire. En 188742, la commission est toujours conquise par la méthode orale. Elle note que les résultats des sourdes ne sont pas représentatifs de la réalité puisqu’elles ont toutes des déficiences autres que la surdité. En ce qui concerne les garçons, ils semblent que trois soient particulièrement doués avec l’oralisme. En 188843, on note que dès la première année les résultats sont concluants, en particulier la lecture labiale qui semblent totalement maitrisée. « La voix a pris à la longue des intonations presque naturelles », ce qui est étonnant parce que contraire aux observations nationales. Ici, la parole n’est pas seulement le but de l’enseignement puisque les élèves ont également des connaissances dans les diverses disciplines ordinairement évaluées. Cependant, ces connaissances sont elles acquises grâce à la seule méthode oraliste ? On peut expliquer ce changement d’opinion envers la nouvelle méthode par une meilleure formation, de meilleures techniques des sœurs dues à la pratique. Il est évident que les premiers essais n’étaient pas concluants parce que les sœurs n’avaient pas été formées pour l’oralisme. Après quelques années, on peut supposer qu’elles se sont appropriées cette nouvelle méthode, qu’elles ont réussi à mettre en place des techniques, des progressions pour faciliter l’apprentissage des élèves.
Il y a cependant des limites à ces lettres puisque l’établissement de Sourds-Muets a connaissance et prépare la venue de la commission. Ainsi, la commission a une vision tronquée des résultats des élèves puisque les exercices écrits proposés ont été travaillés auparavant, tout comme les démonstrations orales. De plus, il est possible que les élèves observés n’étaient pas des sourds complets mais des sourds ayant déjà entendu ou avec des restes auditifs.
Etude comparative des progrès des élèves de l’institut.
Nous avons donc explicité les méthodes d’enseignement utilisées à l’institut de Sourds-Muets d’Angers avant et après le congrès de Milan. Ces deux méthodes ont le même objectif : apporter aux élèves les connaissances nécessaires à la vie en société, l’une par le biais de la Langue des Signes, l’autre, grâce à la démutisation. Cependant, on est en droit de se demander si cet objectif est atteint dans les mêmes proportions avec les deux méthodes. Pour tenter de répondre à cela, je vais m’appuyer sur les appréciations du personnel de l’institut d’Angers concernant les progrès des élèves.
Le recueil des données
J’ai décidé d’analyser les Etats nominatifs des élèves à la charge du département du Maine et Loire consignés dans un même registre aux archives de la congrégation de la Charité Sainte-Marie d’Angers44. Comme nous avons pu le voir précédemment, l’institut accueille des élèves boursiers et des pensionnaires libres. L’étude qui suit ne prendra donc en compte qu’une partie des élèves. Ce choix est motivé par la volonté de pouvoir compléter, si besoin, mes sources avec les documents présents aux archives départementales du Maine-et-Loire (dossiers d’admission). Les états nominatifs présentent pour chaque année scolaire la liste des élèves ainsi que des appréciations par trimestre. En effet, chaque trimestre la directrice assigne à chaque élève une appréciation de progrès, de conduite et de santé. Je me suis ici concentrée sur les progrès des élèves. J’ai évalué les progressions des enfants sur 10 années avant 1880 alors que la langue des signes primait : leurs progrès étaient-ils satisfaisants ? J’ai comparé mes conclusions avec la progression des élèves après l’introduction des méthodes oralistes (10 ans) afin de connaitre les conséquences du congrès de Milan sur la réussite des Sourds-Muets.
Une étude quantitative est possible pour confronter le pourcentage d’élèves ayant beaucoup progressé et ceux ayant peu évolué avant et après l’introduction de l’oralisme. Il est possible d’évaluer et de comparer les réussites des élèves avec chacune des méthodes grâce aux appréciations du personnel. Cependant, il est important de s’interroger sur la part de subjectif contenue dans les jugements des enseignantes de la congrégation. Dans quelles mesures ces appréciations sont-elles conformes à la réalité ?
J’ai consigné toutes les appréciations des enseignants concernant les progrès réalisés pour chaque élève et chaque trimestre. J’ai dressé la liste des appréciations utilisées afin de calculer leur fréquence d’utilisation avant et après l’introduction de l’oralisme dans l’institut. Il existe au total 54 appréciations différentes. Une étude des 54 appréciations n’aurait pas été significative, j’ai donc décidé de regrouper les appréciations de progrès en fonction de leur degré de réussite semblable. Des problèmes se posent face à ces appréciations. Alors que certaines concernent les progrès des élèves (« satisfaisants », « médiocres », « sensibles »…) d’autres semblent concerner plutôt l’élève en lui-même (« appliqués », « peu de moyens », « peu intelligent »…).
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Table des matières
NTRODUCTION
1. L’histoire de l’éducation des Sourds-muets en France.
1.1. Historique de la prise en charge des Sourds-Muets en France
1.2. Historique des méthodes d’éducation des Sourds-Muets en France.
1.3. Un centre local : l’institut d’Angers
2. La mise en pratique du congrès de Milan dans l’institut de Sourds-Muets d’Angers.
2.1. Depuis la fondation de l’établissement, l’éducation se fait exclusivement grâce à la langue des signes.
2.2. Comment instruire les jeunes sourds grâce à l’oralisme après le congrès de Milan ?
2.3. L’avis du personnel et de la commission de surveillance sur les résultats des méthodes utilisée
3. Etude comparative des progrès des élèves de l’institut.
3.1. Le recueil des données
3.2. Résultats
3.3. Interprétations et limites de cette étude
CONCLUSION
ETAT DES SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
1. LES SOURCES MANUSCRITES
2. LES SOURCES IMPRIMEES
3. BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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