Le XVIIe siècle français paraît littérairement un siècle féminin. En effet, la présence des femmes sur la scène littéraire est une chose nouvellement conçue. La poésie courtoise de l’époque, par exemple, offrait une large place à la gent féminine. Rappelons-le, ce Grand Siècle se singularise par la présence massive des femmes dans la Cour d’où se tiennent des salons mondains, des cercles et échanges de la haute société aristocratique. Madame de Lafayette, une princesse de la Cour, Marguerite de Navarre, Madame de Sévigné, La duchesse de Rambouillet, Mademoiselle de Scudéry, entre autres, se lancent dans le monde des lettres. La Cour du roi Henri II devient le lieu de fréquentation, d’épanouissement et d’échanges de nouvelles et de poèmes.
La Renaissance, qui au début, se signale par un goût démesuré d’enthousiasme, se réduit par une modération à la fin. Ainsi, pour canaliser l’ardeur des humanistes de la Renaissance, qui a plongé l’Europe dans les affres des guerres, les classiques mettent en place une nouvelle école en rupture avec l’idéologie en place. Souvent considéré comme le Grand Siècle en littérature, le XVIIe siècle n’a pas déçu aux attentes. En effet, les classiques se forgent un nouvel idéal de vie bâti autour de l’honnêteté. L’édiction des règles de conduite, soutenue par le respect de la bienséance, redéfinit une nouvelle façon de penser et de concevoir la littérature. Dès lors, l’idéal de l’art classique, peint sous les couleurs de « l’honnête homme », rayonne sur les œuvres d’alors. Il met en valeur les marques du raffinement sur les plans physique et moral.
Nourri par des données socio-historiques de l’époque, le roman du siècle classique traduit une certaine vision du monde. Sous ce rapport, la vie de Cour avec ses jeux et ses intrigues, offre d’extraordinaires possibilités de création littéraire. Le roman rompt dès lors avec ce préjugé qui le place dans la catégorie du frivole puisque considéré comme une activité qui n’aurait quasiment aucun rapport avec le monde. Manifestement avec Madame de Lafayette surnommée dans les salons « le brouillard », le genre romanesque retrouve un nouveau souffle. Cette dernière confirme son talent de romancière en dressant une fresque de la société aristocratique. Fort de ce constat, le choix du sujet dont l’intitulé est : « Histoire et Littérature dans La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette » semble pertinent. En effet, c’est au cœur d’une Cour que l’intrigue romanesque est modelée. Alain Niderst partage ce choix en ces termes :
Au milieu d’une cour qui nous est longuement présentée, à travers des événements célèbres qui nous sont complaisamment narrés, se déroule une histoire d’amour qui demeure toujours au centre de l’ouvrage : et la conclusion loin de Louvre, les guerres et les fêtes, contredit et étouffe la flatteuse chronique des premières pages. L’histoire est donc avant tout le cadre d’une intrigue sentimentale.
Si l’histoire, répétons-le, n’est qu’ « un décor » , l’interaction entre l’histoire et la fiction relève d’une pure opération langagière dont la transformation des matières brutes en éléments raffinés s’est achevée par la production d’un chef-d’œuvre littéraire. Rappelons-nous le jugement de Jean Fabre stipulant « un roman historique qui refuse l’histoire », un tel jugement place le roman au cœur de l’analyse. Le Grand Siècle constitue une étape importante dans l’histoire de la littérature française. C’est avec une vision innovatrice que les classiques traitent avec une diversité thématique et les effets d’un style esthétiquement raffiné. Les valeurs humaines, au rang desquelles on retrouve « l’honnête homme », participent à mettre en exergue l’élégance et le raffinement de l’esthétique classique.
Si notre choix est porté sur l’œuvre de Madame de Lafayette, ce choix n’est pas arbitraire par plusieurs considérations. En effet, elle fait partie des romanciers les plus féconds, les plus influents de la littérature française du XXVIIIème siècle. Il en va de même avec ses rapports novateurs du roman d’analyse, qu’elle initia avec La Princesse de Clèves. Ainsi, Madame de Lafayette, admiratrice des salons de l’époque, livre une foule d’informations sur la vie de Cour. Patrick Garnier confirme : « La théorie de la vraisemblance sur laquelle tout le siècle s’appuie a été élaborée par la première génération classique ». L’art de plaire ainsi que le respect des règles de la bienséance constitue le crédo des classiques. Ainsi, Madame de Lafayette, fixe-t-elle son choix sur la mise en scène du désordre causé par la passion amoureuse dans cette Cour.
Par ailleurs, dans l’œuvre de Marie- Madeleine Pioche de la Vergne, le sort des personnages fictifs sonne comme un écho du drame des personnages historiques réellement victimes de la passion destructrice. La Cour, lieu d’éclosion des sentiments, où les personnages se dévoilent par leurs interactions, offre un cadre au récit. De cette foule de personnages, Madame de Lafayette montre son talent de créatrice. Fidèle aux réalités de l’époque, elle place l’intrigue romanesque au cœur de la Cour royale. La « misère humaine » fonde l’intrigue du roman suivant une avalanche de personnages historiques : «Le cardinal de Lorraine, Le Connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André voguaient pour le roi ; Le duc d’Albe et le Prince d’orange, Philippe II ; Le Duc et La Duchesse de Lorraine furent les médiateurs ». La romancière, à la manière des historiens, considère les événements et faits historiques comme toile de fond sur laquelle un travail d’alchimie s’opère pour aboutir à un produit littéraire.
De prime abord, l’étude du sujet nécessite la formulation d’une problématique pertinente et précise qui passe par la réponse à l’interrogation suivante : Comment l’histoire est-elle prise en charge par l’écriture dans La Princesse de Clèves ? En d’autres termes, comment s’opère cette interconnexion entre l’histoire et la fiction et comment, à travers l’écriture, Madame de Lafayette s’affirme-t-elle ? C’est la problématique de la mise en scène de l’esthétique dans La Princesse de Clèves qui est posée. Manifestement, il s’agit de mettre en exergue les moyens et techniques utilisés par Madame de Lafayette, dans son laboratoire, pour transformer les éléments historiques en faits romanesques.
Ainsi, la formulation d’un éventail d’hypothèses s’impose pour donner une suite à notre réflexion. En effet, Madame de Lafayette, dans sa volonté de rendre compte de sa capacité de mettre son imagination au service de l’histoire, crée son monde. De même, pour visualiser un peu le rapport qui existerait entre l’effet de cette réécriture de l’histoire, Madame de Lafayette s’appuierait sur un ensemble de procédés. En outre, enthousiasmée par la singularité dans le domaine de la création, la romancière semblerait faire une opération sur le langage. L’utilisation d’une abondante matière historique serait l’une des étapes les plus décisives dans cette dynamique de transformation. Madame de Lafayette s’inspirait d’une dose d’histoire comme matière première pour révéler des aspects techniques de sa production romanesque. L’œuvre, elle-même, poserait la question du mariage, de la condition féminine et du jeu entre les différents personnages et reflète par ricochet l’image de la société du XVIIe siècle. La romancière, comme pour montrer sa conception, mettrait en exergue, à travers sa création, sa propre vision du monde. Elle userait d’une démarche narratologique pour peindre la Cour sous ses différents aspects.
Par ailleurs, alternant narration et description par le biais d’une réelle mise en scène d’un art littéraire, Madame de Lafayette mettrait son écriture au service des règles prônées par les classiques. En effet, c’est avec le raffinement du style ainsi que les règles de la bienséance comme le dit Mme de Clèves au Duc de Nemours : « je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourrait être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous.» La dimension narratologique du roman classique fournirait un cadre expressif à travers le détail accordé à la peinture des passions. Lafayette exposerait ici les pires horreurs que peuvent entraîner la passion humaine et sa faiblesse. La Princesse de Clèves, sorte de talisman , raconte les effets désastreux de la passion. Ainsi, son univers nous plonge dans la société aristocratique sous Henri II. Avec, la critique traditionnelle, le texte reflète l’image de la France d’alors. Cette forme de critique renvoie au hors texte. Ainsi, elle pose la question de la condition féminine dans la vie de Cour de cette société aristocratique.
Parallèlement le recours à la critique moderne demeure un point essentiel. Il serait important d’évaluer les outils mobilisés dans cette esthétique de la représentation. Il s’agira de montrer que le texte de Madame de Lafayette entretient une sorte de connexion avec d’autres textes. Ce travail exclut le hors-texte et s’appuie fondamentalement sur la dimension exclusive du langage.
En somme, l’objectif assigné à ce travail est de montrer la densité et la complexité de l’esthétique qui se veut comme terreau fertile, les survivances des faits et événements historiques qui ont marqué la vie de Cour. En outre, le choix porté sur cette étude demeure les rapports entre l’histoire et la littérature. En d’autres termes, c’est pour mettre en évidence les effets désastreux auxquels la passion peut nous conduire. Ajoutons pour terminer que l’étude d’un tel sujet permet de mettre en lumière l’image de la Cour d’Henri II ainsi que les marques révélatrices d’un véritable chef-d’œuvre du roman classique. En somme, on a jeté notre dévolu sur cette œuvre en vertu des propos de Michel Butor : «Voici un véritable roman dans la tradition de Madame de Lafayette ». L’intérêt que manifeste ce roman repose également sur la publication incommensurable d’articles et de critiques, d’où les aspects d’une œuvre phare.
La Princesse de Clèves, l’esthétique et l’art (théorie) du roman
La Princesse de Clèves peut se définir esthétiquement mais aussi historiquement, puisqu’en France l’« époque classique » est la période de création littéraire et artistique correspondant à ce que Voltaire appelait « le siècle de Louis XIV »; il s’agit essentiellement des années 1660-1680, mais en réalité la période classique s’étend jusqu’au siècle suivant. Le classicisme en France est un cas singulier: cette période a été appelée classique parce qu’elle se donnait comme idéal l’imitation des anciens et la valorisation de la culture nationale. De 1610 à 1660, le roman-fleuve est en vogue dans le monde littéraire et pratiquement on y trouvait toujours presque les mêmes ingrédients. Comme exemple parmi tant d’autres on peut citer L’Atrée, d’Honoré D’Urfé en douze volumes de 1610 à 1629, Madeleine de Scudéry de son côté avec ses deux romans majeurs le Grand Cyrus, 15000 pages et Clélie, 10.000 pages contenant la carte de tendre. Au début du XVIIe siècle, Honoré d’Urfé prend une voie nouvelle qui se veut une pure littérature « roman qui n’est qu’un roman », une voie nouvelle charriant un « sentiment » et une « forme d’existence » donc un roman d’analyse qui ose se proclamer pur artifice contrairement à la réalité. Ces romans portaient toujours comme mission de reprendre les conversations de l’amour dans les salons sans trop se fier de l’histoire.
Le roman dans son esthétique, est révélateur d’un genre hybride, complexe, hétéroclite. L’absence des règles formelles et d’une définition univoque prouvent différentes voies toujours discutables dans le champ de la littérature. Albert Thibaudet explique que « le roman comme son nom l’indique signifie un écrit en langue vulgaire par opposition à l’écrit normal proprement dit qui au temps des clercs se rédigeait en latin. » .
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Table des matières
Introduction
1Première Partie: Recomposition d’une époque et aspect romanesque
Chapitre 1 : un roman historique
1-1 La présentation de la cour d’Henri II
1-2 Le jeu des apparences
1-3 La peinture de l’époque
Chapitre 2 : L’aspect romanesque
2-1Le jeu des personnages
2-2 La structure d’une intrigue
-La lettre perdue
– Le portrait dérobé
– L’aveu
Deuxième Partie : Un roman d’apprentissage et troubles psychologiques
Chapitre 3: La peinture des passions
3-1 Une vision pessimiste
3-2 Le poids de la souffrance
3-3 Déchirement du personnage
Chapitre 4 : La psychologie des personnages
4-1 Le refus d’un amour reconnu
4-2 Une figure féminine positive
4-3 Le renoncement au monde
Troisième Partie : La Princesse de Clèves, l’esthétique classique et l’art du roman
Chapitre 5 : Une écriture classique
5-1 Le souci de la bienséance
5-2 Un style raffiné
5-3 Un langage épuré
5-4 Ecriture et réécriture
Chapitre 6: La dimension narratologique
6-1 Un récit hétérogène
6-2 Le rôle du dialogue
6-3 La valeur du monologue intérieur
Conclusion