Histoire et liberté naturelle
« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. »J. J. ROUSSEAU Contrat social, Livre I, p.31 .
La question de l’origine et du fondement de l’autorité politique a été, depuis Platon, l’une des préoccupations majeures de la philosophie. Ainsi, aux XVIIe et XVIIIe siècles le recours à l’hypothèse de l’état de nature, pour mieux poser l’acte de fondation et la finalité du Contrat, était le lieu commun à tous les théoriciens du contrat. Les fondateurs de ce courant en particulier Hobbes, Locke et Pufendorf sont des auteurs qui accordaient la priorité à la raison au détriment de l’histoire. Il s’agit pour eux de prendre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être en instaurant progressivement la souveraineté de l’État.
D’après Léo Strauss, ce fut Machiavel, plus grand que Christophe Colomb, qui découvrit le continent sur lequel Hobbes a édifié sa doctrine. Car, Hobbes conjugue une conception individualiste du l ien social, laquelle a pour but de satisfaire de manière rationnelle les intérêts, et une théorie de l’ordre fondée sur l’aliénation des libertés individuelles. Cette doctrine de Hobbes sera reformulée par Pufendorf mais aussi par John Locke dans sa théorie du gouvernement civil. Jean Jacques ROUSSEAU se trouve en aval de cette tradition de philosophes marquée par une formidable quête de la meilleure forme d’organisation sociale.
Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il s’efforce de rendre compte du passage de l’homme de l’état de nature à l’institution du gouvernement civil, tout en dressant le procès des sociétés existantes considérées comme injustes et illégitimes. Il faut, avant tout, comprendre que sa méthode tout comme celle de son prédécesseur Hobbes n’est pas historique mais hypothétique. Il ne s’agit pas pour lui de retracer le passage de l’état de nature à la société civile dont finalement nul ne peut rien savoir, mais de procéder de façon hypothétique en laissant de côté les faits. Rousseau en proposant sa méthode déclare : « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses, qu’à montrer la véritable origine etc. » .
Rousseau rejette l’histoire au nom de la nature, parce qu’elle est la source de tous nos malheurs. Il ne se contente pas d’un récit historique, il essaie d’examiner les faits par le droit. L’histoire serait, pour lui, un processus de dégradation et de dénaturation de l’humain. Dans la préface, il montre que pour saisir les fondements de la société humaine, il faut avant tout atteindre les profondeurs de la véritable nature de l’homme, nature qui est rendue aujourd’hui méconnaissable. C’est à cause de ce désir d’une société juste où tout acte sera justifié par la raison, qu’il veut tout fonder sur le jugement moral dans le seul but d’atteindre l’universel.
C’est compte tenu de cette méthode que Rousseau, en observateur des sociétés établies, cherche d’abord à saisir la racine du mal et c’est lors de cette analyse qu’il se rend compte que c’est parce ce que l’histoire a échoué que l’humain s’est retrouvé dans un état de crise. De là découle la critique des conceptions antérieures qui, en partant de l’état de nature, n’ont pas creusé jusqu’au fond. Le mal est bien pour lui l’œuvre de l’homme, plus précisément de l’homme social et non de l’individu isolé. La raison pour laquelle Rousseau n’est pas d’accord avec ses p rédécesseurs est d’ordre méthodologique. La méthode joue chez Rousseau un rôle capital parce que c’est elle qui lui permet de distinguer l’erreur de la vérité. Toute la conception de la nature chez ce dernier en dépend. De ce fait, pour ne pas citer tous les théoriciens du droit naturel, nous allons nous référer aux auteurs auxquels Rousseau a le plus adressé des critiques en particulier Grotius, Hobbes, Locke et Pufendorf qui sont ses prédécesseurs les plus proches. De telles critiques nous permettrons de saisir le rôle déterminant que l’histoire a joué dans cette transformation de l’humain. Si Jean Jacques Rousseau critique autant ses devanciers, c’est pour nous proposer à son tour, une nouvelle conception de la liberté naturelle. Car, si l’homme a perdu sa liberté naturelle, c’est parce que l’histoire a échoué. Et s’il réduit l’être originel de l’homme à l’instinct de conservation et à la pitié, c’est pour montrer à quel point les bases sur lesquelles sont fondées les sociétés diffèrent de l’assemblement naturel.
La critique de la méthode des philosophes
Creuser jusqu’à la racine pour trouver la véritable nature demeure la préoccupation première de Rousseau. Il est d’accord avec ses prédécesseurs sur les principes de départ et non sur les faits. C’est dans le souci de ne pas commettre les mêmes erreurs que ses prédécesseurs qu’il cherche à se d épartir de cette tradition de penseurs qui confondent le naturel et le social. Sa méthode symbolise sa rupture avec ces derniers. C’est dans ce sens qu’il écrit dans la première partie du Second Discours : « Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer dans le tableau du véritable état de nature combien l’inégalité même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains. » .
C’est dans le but de mieux éclairer sa pensée qu’il se plonge dans la lecture des œuvres de ses p rédécesseurs. Une telle lecture lui permettra d’en saisir les insuffisances et de faire le point. Dans la plupart de ses textes, il ne fait que proposer des solutions par rapport aux erreurs qu’il perçoit chez ses devanciers. Dans le Second Discours, il réfute successivement les théories de Hobbes, Grotius et Pufendorf. Dans le Contrat social, c’est en toute évidence que Rousseau attaque Grotius et Filmer. C’est pourquoi, nous allons étudier ces auteurs en fonction de la place que leur accorde Rousseau.
L’auteur que Rousseau a le plus lu et critiqué est le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679). Il faut noter que, pendant plus d’un siècle et demi, la forte personnalité de Hobbes a dominé l’histoire des idées politiques et religieuses. Rousseau lui même reconnaît à ce dernier le mérite d’avoir posé la philosophie au nom de la rationalité héritée du XVIe siècle en particulier celle de Machiavel qui n’a pas hésité à mettre les fins au service des moyens non pour un pouvoir personnel mais pour le bien de l’humanité toute entière. Hobbes et Rousseau partagent la même rigueur mathématique. Leur méthode n’est pas historique. Rousseau n’a pas du tout caché son admiration pour ce penseur qu’il considère comme l’un des plus beaux génies qui aient existé. Hobbes lui-même précise sa méthode en ces termes : « Quant à ce qui regarde la méthode, j’ai cru qu’il ne me suffisait pas de bien ranger mes paroles, et de rendre mon discours le plus clair qu’il me serait possible : mais qu’il me fallait commencer par la matière des sociétés civiles, puis traiter leur forme et de la façon dont elles se sont engendrées, et venir ensuite à la première origine de la justice. » .
Il faut noter que Hobbes s’est très tôt intéressé aux études classiques et à la science expérimentale de son temps et il était très à l’aise parmi les élites contrairement à Rousseau toujours à l’écart de la société plus particulièrement des grands hommes. La thèse centrale de la théorie hobbienne c’est sa conception de l’état de nature comme un état de guerre de chacun contre tous, un état de misère. Il pense que l’état de nature consiste en la liberté totale qu’a chaque individu de faire ce qu’il veut pour la préservation de sa propre vie. Les hommes étant par nature égaux, la survivance du plus apte demeure la seule et unique préoccupation. Du coup, chacun envisage l’autre comme un e nnemi potentiel d’où un état de crainte permanente vis à-vis de son semblable que l’on cherche à éliminer mais que l’on craint en même temps parce qu’il a le même pouvoir sur nous. L’avidité entraîne les hommes dans une concurrence totale. Dans un tel état, seule règne la loi du plus fort. La vie de l’homme étant constamment en danger, la crainte et la guerre restent les deux principes de l’état de nature. La seule règle de vie est la loi du plus fort qui semble être la meilleure. Selon Hobbes il n’y a aucune sociabilité inscrite en notre essence. Ce qui est premier c’est l’état de nature. L’homme dans cet état, n’étant ni sociable ni raisonnable, est gouverné par ses passions en particulier par l’avidité et l’orgueil. Le droit de nature chez lui réside dans « la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut lui même pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie… » L’homme naturel est obsédé par la protection de sa propre vie. Car l’absence d’autorité supérieure, toute injuste qu’elle puisse être conduite à la crainte constante qui génère une soumission et une violence réciproque, sans mettre un terme à l’insécurité permanente des hommes.
La jalousie de l’homme le pousse à i mposer son pouvoir aux autres. L’homme a toujours besoin d’être le plus attirant, le plus puissant ; cet amour propre sert de guide dans cet état de guerre hobbien. Hobbes pense que cet état est le plus malheureux de tous. L’homme y e st dominé par la vanité et par l’esprit de compétition en vue de posséder la gloire. C’est donc pour échapper à l’état de nature où chacun a les mêmes droits que n’importe quel autre, que les hommes devraient accepter d’abandonner toutes leurs libertés pour former un seul peuple.
C’est donc un transfert mutuel de droit entre les hommes et non un engagement. Ce qui fait que, pour lui, l’institution d’un Contrat social devait se réaliser obligatoirement dans le but de garantir la paix et la sécurité des citoyens. Les citoyens transfèrent donc leur droit à un L éviathan. Ce Léviathan (monstre marin de la bible, symbole du paganisme) édicte lui-même les lois, sans y être lui même soumis. Il veille sur notre vie en bon père de famille. Tout en cherchant à satisfaire tous les citoyens, il inspire une crainte qui pousse les autres à lui obéir pour qu’à son tour, il veille sur leur paix et leur sécurité. Il aspire au bien de toute la communauté. C’est en ce sens que la loi naturelle est la limite du droit de nature. Et pour obtenir la paix, il faut donc renoncer au droit absolu qu’on a sur toute chose, tout en conservant celui de protéger sa vie. Autrement dit, les citoyens lèguent une partie de leur liberté au Léviathan.
Il faut noter que le droit naturel de protéger sa propre vie est au dessus de la loi. On tient à sa vie de façon absolue, y compris dans la désobéissance. Du coup, le citoyen peut se rebeller contre le souverain si celui-ci ne parvient plus à protéger sa propre vie. De là découle la loi de nature qui consiste à faire tout ce qui contribue à protéger notre propre existence. La res publica (chose publique) hobbesienne prend congé de Dieu ce qui ne pouvait pas être admis en son temps, au moment où l’autorité divine battait son plein. Du coup, on le considère comme étant le précurseur de la séparation de l’Eglise et de l’État. En somme, pour Hobbes, la paix civile est essentielle et ne peut être obtenue que par le transfert de la liberté à un tiers. Hobbes est contemporain du renforcement des États absolus.
Rousseau conteste donc cette manière de voir de Hobbes qui consiste à sacrifier la liberté naturelle au prix de la paix et de la sécurité. Il lui reproche de confondre l’état de nature avec le stade social de l’évolution. Hobbes a commis une erreur en se référant aux guerres qu’il a vécues et qui, étant le résultat de l’évolution de la civilisation, n’avaient rien n’à voir avec la nature originelle. Pour Rousseau, l’homme naturel de Hobbes n’est que le produit dégénéré de la civilisation, il parle du dernier stade de l’état de nature qui est l’état de guerre.
La théorie de Rousseau s’oppose à celle de Hobbes car si ce dernier pose la guerre permanente de tous contre tous, Rousseau ne cesse de défendre la bonté naturelle, cet état de paix et que les lois de la formation de la société ont dépravé. Hobbes a découvert la méthode à utiliser mais n’est pas allé jusqu’au bout de son examen. Du coup, il n’a pas atteint son but, n’étant pas allé jusqu’à la racine des choses. Il n’a fait que transposer l’image de l’homme social à l’homme naturel. En partant des conséquences aux causes, ce dernier s’est enlisé dans de faux principes. Sur ce, Rousseau lui fait cette remarque : « En fin de compte au lieu de procéder des principes (état naturel) aux conséquences (état civil), on commence par poser une conséquence qui plait et lui invente, après coup, les principes destinés à en assurer la rationalité et l’historicité » . Rousseau, tout en exposant les défauts de méthode de la théorie hobbienne, montre combien elle lui a servi de lampe dans la quête de sa doctrine. C’est une critique d’ordre méthodique que Rousseau adresse à Hobbes et aux autres théoriciens du droit naturel.
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Table des matières
Introduction générale
Première partie : Histoire et liberté naturelle
Chapitre I : La critique de la méthode des philosophes
Chapitre II : La liberté naturelle chez Rousseau
Chapitre III : L’échec de l’histoire
Deuxième partie : Le fondement de la Souveraineté
Chapitre I : Le pari sur l’homme
Chapitre II : Fondement de l’autorité légitime
Chapitre III : La souveraineté et la volonté générale
Troisième partie : Rousseau, une quête passionnée de la liberté
Chapitre I : La loi, condition de la liberté
Chapitre II : La liberté morale
Chapitre III : Le Moi Rousseauiste
Conclusion générale